5) Les premiers essais lectoraux sur une scène certificative

Du fait de la rareté des lectures et activités autour des textes réalisées en dehors de la classe, et d’une dépendance à l’endroit de l’institution scolaire quant à la familiarisation avec la lecture ou la littérature, certains enquêtés ont des souvenirs vifs des activités scolaires traditionnelles en français effectuées durant leur enfance : leurs premiers essais de lectures (déchiffrage ou compréhension) ont été faits sur une scène certificative. Qu’ils soient validés ou non par les enseignants, ces essais prennent l’allure d’une évaluation. Parfois, le caractère hésitant des premiers pas dans la lecture que d’autres enquêtés appréhendent comme normal, au point parfois de le gommer, parce qu’il a aussi été perçu comme tel ou parce qu’il n’a pas eu lieu au sein de l’institution scolaire, est identifié comme difficulté lectorale. La recommandation scolaire d’accompagnement des lectures, parfois prononcée, masque le caractère nécessaire de l’entraînement de la lecture-déchiffrage. L’accompagnement et l’entraînement de cette lecture sont alors perçus et/ou présentés comme des traitements spécifiques visant à surmonter ce qui a été identifié comme difficultés lectorales.

Pour certains enquêtés de ce groupe, la familiarisation avec la lecture et les imprimés a été initiée au sein du contexte scolaire par le biais des activités scolaires traditionnelles – récitation, grammaire, lecture-déchiffrage. C’est sur ces activités et dans un cadre d’évaluation scolaire des compétences qu’ils ont eu à faire leurs premiers essais et erreurs en matière de lecture. Contrairement à la plupart des enquêtés du premier groupe, l’institution scolaire ne systématise donc pas des compétences préparées antérieurement et ailleurs par différentes activités : la manipulation fréquente d’imprimés, l’apprentissage par cœur des histoires lues sous tutelle adulte, la supposition d’un lien entre le texte écrit et celui entendu, etc. La primauté du contexte scolaire dans la familiarisation avec la lecture marque les premiers pas de l’activité lectorale et la perception que les enquêtés en ont eue. Réalisées au sein de l’institution qui certifie l’acquisition des compétences lectorales, les surveillances et corrections des premiers apprentissages ont un statut d’évaluation officielle de compétences. Que l’évaluation soit positive ou négative, elle se distingue des simples encouragements ou commentaires démasquant les faux-semblants enfantins des enquêtés du premier groupe (faisant comme s’ils lisaient devant leurs parents). Les erreurs, les feintes et les insoumissions aux demandes d’activités autour des textes peuvent être perçues et désignées comme des difficultés scolaires. A l’inverse, les réussites entraînent une reconnaissance scolaire et une définition de soi comme bon élève. Dans les propos des enquêtés, la comparaison aux autres élèves et le décalage possible avec le rythme collectif de la classe accompagnent souvent les souvenirs d’évaluation professorale. Certains élèves peuvent effectivement se familiariser avec la lecture et l’écrit en classe, quand d’autres camarades y consolident et transforment des familiarités en compétences lectorales. Les enquêtés n’appréhendent pas seulement les réactions professorales et situations scolaires comme évaluations de compétences lectorales. Souvent, ils les relient également à des expériences sociales qu’ils jugent essentielles dans la constitution de caractéristiques personnelles influant sur la maîtrise de ces compétences 375 .

Les évaluations comme difficultés ou aisances scolaires des premières lectures et productions écrites sont ainsi évoquées en entretien.

Appréhendées comme des difficultés scolaires, les hésitations et la maîtrise fragile des compétences lectorales et linguistiques, liées à la familiarisation avec la lecture, peuvent parfois être rapportées à des raisons psychologiques 376 . Ainsi, Adeline impute-t-elle à un « blocage » lié au « divorce de ses parents » ses lectures à voix haute hachées :

‘« Toute petite j’ai eu un blocage, et ben par rapport au... au divorce de mes parents [...] J’avais eu un blocage à l’école. J’apprenais rien du tout. Je lisais pas. Et pis j’avais du mal à lire, je bégayais ou... ou j’arrivais pas à lire, et ça fait que ben... J’ai eu, j’ai mis super longtemps avant de lire comme enfin... comme i faut, sans... sans coupures... [...] J’aimais pas lire. Ça fait que... Pff’, tu pouvais me donner n’importe quoi à lire je lisais pas [...] Y en a qui commençaient je sais pas j’étais au... en CE1, en CE2, c’étaient... des romans. Moi je restais aux... aux petites histoires, les petits livres comme ça là [elle montre une fine épaisseur entre deux doigts] Super durs. Euh... : super faciles à lire. Puis après j’ai commencé petit à petit mais ç’a été... à... A redéclencher ça ç’a été... ç’a été super dur. Mais petit à petit j’y suis arrivée. Mais j’avais un blocage. Lire, hou là là, c’était pas la peine » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’

Outre la réalisation des activités de lecture-déchiffrage, les enquêtés peuvent avoir été en décalage par rapport au reste de la classe sur des activités mettant en jeu l’acquisition et l’adoption d’un rapport analytique à la langue et au texte 377 . Myriam se souvient ainsi d’avoir été convoquée chez le directeur pour ses mauvais résultats en français. Franck explique avoir rencontré des difficultés à la réalisation de ces exercices au cours de sa scolarité primaire ; difficultés que la plupart de ses camarades n’avaient pas. Pour ces enquêtés, comme pour Malika, la « nature », le goûtou la « nullité » caractérisent en même temps qu’ils éclairent leurs compétences scolaires :

‘« Je déteste le français [...] C’est de nature (Ouais ?) J’ai jamais aimé le français, je sais pas... Même en primaire, mon directeur, plusieurs fois i m’avait convoquée, mais... ‘‘Pourquoi t’aimes pas le/ Pourquoi t’as une mauvaise note en français ?’’ ‘‘Ben... j’aime pas le français, m’sieur, tout simplement j’aime pas’’ [petit rire] Je cherche pas à... je cherche pas midi à quatorze heures, j’aime pas donc... Quand j’aime bien, moi, je me donne à fond (Ouais) Mais quand j’aime pas... je cherche même pas [petit rire des deux] Je vais pas me casser la tête. Je préfère encore plus bosser sur d’autres matières où je suis sûre d’avoir la moyenne, où je suis forte, que... rester sur une matière qui m’énerve et... (Qui t’énerve ouais) Je comprends pas pff’... ça j’aime pas le français c’est sûr [petit rire] C’est clair dans ma tête » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée) 378 ’ ‘« J’aimais pas lire avant déjà ! Nan... Ben je lisais à l’école mais... on achetait les livres, c’était normal (Ouais ?) C’est pour ça... (Quand c’était obligé en fait) » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’ ‘« Je m’en rappelle ce qu’on faisait aussi en primaire c’était... Je crois que j’étais le seul de la classe à pas savoir faire ça ! [petit silence] On prenait/ Y avait... on avait des cases, on avait, je sais pas, neuf cases ! Avec des... des paroles dedans ! T’sais des textes ! Et fallait les mettre/ 'Fin c’était, elles étaient dans le désordre... et fallait les mettre dans l’ordre... ç a je serais même pas capable de le faire aujourd’hui ! Remettre dans l’ordre... le texte ! Tellement mais j’étais... à côté... de la plaque... ! T’sais moi y avait... ‘‘ABCDEFG’’ Et je disais ‘‘Ouais, mettre la première celle-ci...’’. Alors ça, mais j’étais nul à ça mais... han ! P’t-être que j’arrive... je réussirais encore, maintenant mais... j’étais mais vraiment nul ! Je m’en rappelle. Mais alors ça c’est, ça m’a toujours marqué ce truc ! Je crois qu’on en avait fait en... jusqu’en... cinquième je crois on faisait ça. Même des phrases, des petites phrases... i fallait les mettre dans l’ordre comme ça j’ai... Impossible de le faire ! Je devais être le seul je crois. Tout le monde avait dix sur dix et moi j’avais zéro. Nul... ! Nul à ce truc-là.Pourtant c’est logique quoi mais alors vraiment... pp’ ! Je veux dire : je sais vraiment pas faire [...] Normalement [petit rire] au départ c’est un jeu ! [petit rire des deux] C’est vraiment un jeu, et j’étais vraiment nul à ce jeu ! [petit rire des deux] Au début c’était pour remonter les notes mais alors moi... ! ç a me servait à rien ! ça me servait à rien. J’y arrivais pas quoi » (Franck ; père : « directeur commercial, ingénieur en bâtiment », arrêt des études en 4ème ; mère : programmeur, arrêt des études en 3ème)’

Peu assorties d’autres expériences lectorales, ces difficultés prennent une importance qu’elles n’auraient pas en d’autres circonstances. Ainsi des enquêtés du premier groupe ont également rencontré des difficultés dans l’adoption d’un rapport analytique à la langue, mais ces activités scolaires traditionnelles ne constituaient pas le tout de leur relation à l’écrit (lecture individuelle en contexte extra-scolaire). Elles marquaient de fait moins leur familiarisation avec la lecture et l’écrit et leur apportaient, de surcroît, des satisfactions en d’autres occasions.

Les distinctions scolaires marquantes peuvent aussi être positives. Ainsi, en comparant les performances langagières de Tasmina, d’origine pakistanaise, arrivée en France autour de l’âge de 5 ans, et celles d’autres élèves, nés en France, les enseignants de cette enquêtée l’ont distinguée positivement des autres élèves :

‘« En un an on savait d’jà parler [français] Tous les profs je me rappelle i disaient ‘‘Ouais, vous parlez bien et tout... comment ça se fait ?’’ Je m’en rappelle même un jour j’avais eu une meilleure note que... qu’une petite... qu’une élève qui était dans ma classe, le prof il a fait... ‘‘Comment ça se fait elle vient d’arriver en France et elle parle, elle se débrouille mieux que toi à l’école et tout ?’’ » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, a été professeur d’histoire au Pakistan ; en France depuis 11 ans) ’

Du fait de sa trajectoire migratoire, Tasmina est, comme Olivia, dépendante de l’institution scolaire dans son acquisition du français ; du fait de sa trajectoire sociale et du niveau de diplôme de ses parents, elle l’est moins que Franck, Adeline quant à l’acquisition des compétences lectorales, scripturales et langagières. On peut en conséquence comprendre d’une part l’importance de ces évaluations scolaires (différentes de celles qu’elle connaît lorsque nous faisons l’entretien, alors qu’elle redouble sa seconde d’enseignement général) et d’autre part la rapidité avec laquelle elle a acquis le français et son maniement.

L’apprentissage et la récitation de poésies n’échappent pas à l’évaluation scolaire. Franck se souvient de la sanction évaluative d’un non-respect d’une consigne professorale : apprendre plusieurs poèmes et non un seul. Partageant avec Olivia l’importance du contexte scolaire dans la familiarisation avec la littérature et la pratique théâtrale ultérieure, il se souvient, comme elle, de vers appris en classe :

‘« Y en avait un autre aussi de Victor Hugo aussi c’était... c’est sur sa fille je crois, je sais plus... C’était... ‘‘Je pars vers... Harfleur’’ Nanin ... je me rappelle plus ! Je me rappelle plus trop de... quoi ça parlait ! Enfin si, c’était sur sa fille mais... les mots exacts je m’en rappelle plus. Çui-là aussi i m’avait marqué ! [...] ça c’était en... primaire je me rappelle ! [...] On avait écrit une douzaine de... poèmes, c’est le seul que je savais à la fin [...] I fallait tous les apprendre ! (Ouais !) Et puis à la fin on passait [...] Y avait dix bouts de papier comme ça et i... i nous disait i fallait en prendre un ! [petit rire] Et... i fallait réciter... la poésie. J’en avais appris qu’un seul et... pas de pot je suis tombé sur n’importe quoi [...]Donc j’ai eu zéro [...] Je lui ai dit ‘‘J’en connais qu’une’’. Et elle m’a fait réciter mais bon elle m’a... mis zéro [...] Les autres je m’en rappelle plus ce que c’était ! Si y en avait une de... La Fontaine ! ‘‘Elle portait sur son machin un pot au lait...’’ et machin (Mouais ?) Y avait le pot au lait... je crois avec un coussinet, je me rappelle plus, de... La Fontaine. On avait ouais fait aussi... Ben y avait le Mai d’Apollinaire aussi [...] ‘‘Ô ! Joli’’ machin... Enfin je me rappelle plus en fait ! [petit rire des deux] Mais c’était un truc ! Je m’en rappelle plus ! On en avait fait une douzaine aussi ! Si on avait fait aussi... ‘‘Paris dans la rue... un appartement dans la rue...’’ 'Fin c’est en fait ça fait tout se... ‘‘Dans cette chambre y avait une table, sur cette table, y avait un tapis, sur ce tapis y avait une cage, dans cette cage y avait un oiseau... sous cet oiseau y avait un nid...’’ Et y avait t’sais ça... et ça partait comme ça [...] Et après ça revenait jusqu’à... je me rappelle plus comment c’était [...] Le titre c’était Paris, mais je me rappelle plus qui c’était [...] Mais je dois l’avoir p’t-être... à la maison je pense mais dans des cartons de primaire ! [je ris] De CM2 p’t-être qu’y a dedans... (Tu l’aimais bien le... poème ?) Ben nan c’est qu’en fait le... elle était tellement facile à apprendre en fait ! Celle-ci je l’avais même pas appris mais je m’en rappelle qu’on la connaissait tous... parce que c’était vraiment du... (Même dix ans plus tard tu t’en souviens ! [petit rire]) Même dix plus tard, ouais je m’en souviens quoi ! ‘‘Dans cette rue y avait un appartement / Dans cet appartement y avait un escalier / Dans cet escalier y avait une chambre / Dans cette chambre y avait...’’. Et ça partait comme ça et après ça revenait. C’était sympa... ! » (Franck ; père : « directeur commercial, ingénieur en bâtiment », arrêt des études en 4ème ; mère : programmeur, arrêt des études en 3ème)’

La récitation est l’une des seules activités scolaires réalisées en primaire qu’évoquent Anne-Cécile, Cédric et Malika. L’enjeu des évaluations apparaît en creux dans leurs propos :

‘« Quand on était en primaire tout ça, c’était pas... I fallait juste apprendre [les poèmes] I fallait pas analyser comme ça [...] On s’amusait. Franchement ouais c’était bien [petit rire] (Tu te souviens de... de ceux que t’avais appris ?) Hou là là... ça remonte à longtemps [...] C’étaient des trucs... comme on apprenait avant quoi. Des machins... super faciles. Y avait tout le temps des rimes... plus faciles quoi » (Anne-Cécile ; père : mécanicien, réparateur photocopieuse en pré-retraite, CEP ; mère : sans profession, a gardé des enfants chez elle pendant longtemps ; pense que sa mère n’a pas fait d’études ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec son père)’ ‘« (Les Fables de La Fontaine que t’avais lues c’était... t’étais plus petit ou... ?) Ouais, plus petit, ouais ben... quand on est en... CP, CE1, on en apprend alors c’est pour ça... (Hum ! Ouais t’en avais déjà appris en fait ?) Ouais... La Cigale et la fourmi, tout le monde l’a appris ça, La Cigale et la fourmi, Le Corbeau et le renard alors là... [petit rire des deux] dès la maternelle on te l’apprend [petit rire] (Et t’aimais bien ?) C’était dur à apprendre. Franchement, c’était dur à apprendre... Nan nan c’était trop long, tout ça... C’était dur à apprendre... Mais non, ça va... A lire ouais... c’est mieux ! A apprendre c’est plus dur... Déjà j’aime pas apprendre la poésie. C’est mieux de la lire je trouve. Mais apprendre... t’écorches les mots et tu te trompes c’est... La lire c’est mieux ! » (Cédric ; père : routier ; belle-mère : coiffeuse ; mère : préparatrice de commande ; études inconnues de l’enquêté ; il vit avec sa mère)’ ‘« On devait en apprendre par cœur et les réciter [petit silence] (Et ça ?) Ouais, ça, j’y arrive... (T’aimais bien ? Ou... t’as... pas !) Sans plus ! » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’

Suite à des premiers essais peu concluants et désignés comme difficultés scolaires, certaines enquêtées ont connu un accompagnement systématique des lectures-déchiffrages. Elles se distinguent donc des enquêtés du second groupe dont les lectures-déchiffrages sont peu encadrées hors école. Toutefois cet encadrement ne survient que sur recommandations et injonctions scolaires ; il est de fait intimement relié à l’institution scolaire. Il l’est d’autant plus que les parents ne sont parfois pas en mesure de le dispenser.

Relativement à la plupart des enquêtés du premier groupe, cet encadrement débute tardivement et après le constat professoral de difficultés en lecture. Il s’accompagne parfois d’un redoublement : Adeline, Leïla et Pierre-Jean ont redoublé le CP et Aïcha le CE1. Excepté Samia qui a redoublé le CM2, tous les enquêtés ayant redoublé en primaire ressortissent au second groupe. Les difficultés lectorales ou scripturales repérées scolairement peuvent donner lieu à des traitements spécifiques : suivi médicalisé des difficultés pour Julie qui se rend chez un orthophoniste pendant plusieurs années ; fréquentation des études après les journées de classe pour Adeline, accompagnement scolaire assuré par des voisines pour Leïla et Aïcha.

Ce prolongement hors-classe des activités scolaires traditionnelles autour des textes est moins perçu comme une étape nécessaire à l’acquisition de compétences lectorales et scripturales (entraînement) que comme une prise en charge institutionnelle d’une difficulté. Une telle perception est sans doute accentuée par les impossibilités parentales, tant culturelles que matérielles, à prodiguer un soutien scolaire 379 :

‘« J’ai eu beaucoup de problème à écrire moi donc... au début (Au primaire ?) Euh ouais ! J’allais chez l’orthophoniste parce que je confondais les ‘‘T’’ avec les ‘‘D’’. Mais des fois ça me le fait des fois je... Quand j’écris... ‘‘Vont’’ et ‘‘Font’’, des fois je confonds. Des fois je vais écrire... ‘‘Font’’ au lieu de ‘‘Vont’’ je vais me planter ! Et puis quand je vais me relire je vais le voir, je fais ‘‘Hou là là... !’’ [petit rire des deux]Mais ça m’arrive, des fois je me rends compte, je fais ‘‘Mais merde... je vais pas bien moi’’ [petit rire] Et... même en parlant des fois je fais pas gaffe quoi et... Des fois, on me dit ‘‘Mais t’as dit ‘‘vont’’ !’’ Ou... des trucs, ou d’autres mots quoi. Et je fais ‘‘Ah bon ?’’ [petit rire des deux] ‘‘Excusez-moi !’’ Mais j’ai été ouais pendant deux ans ou... trois ans chez l’orthophoniste pour justement... Nan mais... ça m’a bien servi quoi ! [petit rire] Maintenant je fais attention quand même [petit rire] Et puis... je veux dire même au collège en moyenne en orthographe... Zéro de moyenne » (Julie ; père : agent SNCF, BEPC ; mère : vendeuse à France-Loisirs, baccalauréat D ; beau-père : directeur d’une agence de France-Loisirs ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 6-7 ans)’ ‘« [Ma mère] nous a jamais trop... trop aidées à l’école, parce que bon elle rentrait après du travail, elle était fatiguée... Nous on restait à l’étude. Ça fait qu’à l’étude... on nous f’sait faire nos devoirs, on nous expliquait tout ça [...] Elle a pas été au collège, elle a fait... directement un CAP, puis bon elle a continué après dans ce qu’elle faisait, ça fait que... elle a pas appris ce que nous on apprenait maintenant. Elle l’a appris, mais d’une autre manière, ça fait qu’elle peut pas trop nous aider (Ouais) Ça fait que ben... elle essaye... elle nous achète les trucs pour pouvoir... pour pouvoir nous aider » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’

Pour Leïla et Aïcha, l’encadrement des activités scolaires, qui fait suite à un redoublement, est moins inscrit institutionnellement. Le voisinage et la possible solidarité des habitants d’un quartier 380 peuvent apporter des ressources en la matière. Aïcha souligne sa gratitude à l’endroit d’une jeune voisine qui l’a accompagnée dans sa scolarité :

‘« La fille je t’ai dit qui m’a donné les livres(Ouais) Et ben c’est elle qui m’a appris depuis le CP quoi. Elle m’a appris à lire, à écrire, à... compter... à tout faire. Quand j’ai redoublé ma CE1 pendant les vacances d’été, elle m’avait acheté tu sais les livres... T’sais en fait c’est ma mère qui lui donnait, et... elle elle s’occupait de moi [...] [Elle] m’a fait découvrir la bibliothèque en fait [...] Elle me faisait des sorties et... elle me faisait voir un peu de tout, et... elle m’apprenait à lire et tout. Et je me rappelle quand j’ai redoublé en... ben ma CE1, elle m’a fait, t’as vu les petits carnets de... vacances là ? (Ouais) Elle m’avait fait plein d’exercices dessus (Ah ouais ?) Ouais je devais finir ma page si je voulais sortir et tout... Si elle m’a appris et après j’ai remonté grâce à elle hein [...] Si j’en suis là [en 2nde d’enseignement général] c’est... grâce à elle quoi. Je veux dire c’est elle qui m’a tout appris... qui m’a aidée » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire en Algérie)’

Leïla évoque longuement « l’histoire d’Helen Keller » qu’elle a lue sur les incitations d’une « vieille femme », voisine, avec qui elle faisait ses devoirs :

‘« Je me rappelle un livre que j’avais bien aimé aussi c’était... L’Histoire d’Helen Keller. Tu connais ? (Nan !) En fait c’est l’histoire d’une femme ! D’une fille. Hou là là d’une femme... d’une fille... Elle est sourde, muette et aveugle ! Elle a dû se/ [petit rire des deux] Tout ensemble. De tout, nan nan, mais franchement... ça fait rire d’un côté mais... franchement c’est compliqué (C’est triste) Ouais c’est triste, et... Et donc cette fille en fait elle a/ Mais c’est une histoire vraie hein ! A la fin... ‘‘A la mémoire’’. J’aime bien quand i disent ‘‘C’est à la mémoire de machin et tout...’’. ça fait un peu... côté euh... réel et tout (Hum !) Et donc... ouais, et c’est une fille... elle est... aveugle, sourde et muette et elle a vécu... comme ça pendant six ans. Et... et je me rappelle... au début, ça racontait l’histoire en fait... elle touchait, elle touchait quelqu’un mais elle savait pas, elle touchait des mains, elle touchait une tête, mais elle savait pas c’était qui (Hum hum) Euh... elle reconnaissait sa poussette... son landau ou je sais plus quoi ! Et elle reconnaissait, et elle sentait qu’i y avait quelqu’un qui avait pris sa place. En fait c’était sa petite sœur. Tu comprends ? (Hum hum, hum hum !) Et elle s’énervait, elle criait et tout, elle... elle voulait reprendre sa place ! (Hum hum) Et quand elle allait vers sa mère, elle sentait encore cette personne. Mais elle savait pas c’était qui. Et... à force, elle avait des crises comme ça parce qu’elle savait pas ! Elle savait pas pourquoi ça, ça arrivait ça et tout. Et un jour son père... il avait engagé une femme ! C’était une étudiante. Euh... en psychologie ou je sais plus quoi (Hum hum) et... et c’était, c’était devenu sa meilleure amie cette femme. Au début... Helen, elle l’a mal accueillie et puis petit à petit elle lui a appris à étudier, à... à parler avec ses mains ! (Ouais...) Et donc... au fur et à mesure, elle est même arrivée à... partir à l’université d’Harvard ! Et... à la fin, ben... et à/ T’sais i s’est passé plein de trucs tu vois i... i z’ont traversé toute la terre hein ! (Hum hum) I z’ont traversé, i z’ont parti voir... tout le monde avait pitié d’elle aussi. Et à la fin ben... la fille là... – comment elle s’appelle... ? – Elle s’est jamais mariée parce qu’elle était aveugle ! Sa... ouais c’est ? Euh... Comment elle s’appelle ? (Helen... ?) Euh... nan, euh... elle s’appelait comment ? Anne ! Elle s’appelait Anne l’étudiante (Hum hum) Elle est devenue aveugle. Au début elle portait des lunettes, mais elle est devenue aveugle, et... du coup elle s’est jamais mariée et même, je crois même qu’elle va mourir à un moment, et... Et après, Helen, elle aura vingt ans comme ça, et elle va écrire un livre... sur les aveugles et à la mémoire de... de Anne (Ah ouais...) Ah... ça m’a fait trop pitié oh ! [petit rire des deux] A la fin j’avais une petite larme... Mais j’aime bien les livres comme ça moi (Et comment tu l’avais euh... eu entre les mains ce livre ?) Ben en fait... c’était une femme que je connaissais, c’était ma voisine (Ouais) Une vieille femme. Et... et donc... elle m’aidait un peu pour faire mes devoirs [...] Elle avait ce livre et tout, elle l’avait sur... sa table (Ouais ?) Et donc... je l’ai regardé comme ça, je le feuilletais, elle m’a dit ‘‘Tu veux le lire ce livre ?’’ Et puis... [...] elle m’avait conseillé de le lire, elle me dit ‘‘Il est super bien ce livre !’’ Et puis on avait lu(Hum hum) et il y est encore chez moi là ! (Hum !) Il est... il est trop bien ce livre ! » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents)’

Ainsi, quelques enquêtés fortement dépendants de l’institution scolaire en matière de familiarisation avec la lecture ont été plus ou moins enjoints scolairement (par les redoublements, par les mauvaises notes) de prolonger un accompagnement extra-scolaire des lectures-déchiffrages. Ils ont alors eu recours à des aides conseillées ou mises à disposition par l’institution scolaire ou puisé dans les ressources du groupe local 381 . Ces accompagnements extra-scolaires sont alors effectués tardivement – relativement à ceux qu’ont connus les enquêtés du premier groupe. Ils n’annulent pas le caractère crucial des premiers essais et erreurs réalisés sur une scène certificative à l’occasion des activités scolaires traditionnelles réalisées autour des textes.

Fortement liées à un encadrement adulte dans des relations de type pédagogique, les lectures individuelles ont été rares pour les enquêtés du deuxième groupe lors de leur familiarisation avec la lecture. Les lectures romanesques sont encore plus occasionnelles : ces enquêtés ont essentiellement lu des albums, des BD et des magazines éducatifs ou pour enfants. Pour certains enquêtés, les sociabilités enfantines se substituent à un encadrement adulte : ces enquêtés ont alors appris à réaliser et à apprécier des lectures collectives à côté des lectures individuelles. Pour eux, la lecture est une activité qui n’isole pas nécessairement des autres.

Qu’elles soient individuelles ou collectives, les lectures extra-scolaires que les enquêtés se souviennent d’avoir réalisées durant leur enfance sont pour la plupart distinctes des activités menées en classe. L’école accueille alors des activités scolaires traditionnelles autour des textes. Enfants, ces enquêtés ont connu une répartition contextuelle des activités autour des textes.

De rares enquêtés ont eu des conditions de familiarisation différentes avec la lecture dans la mesure où le contexte scolaire a encadré l’approvisionnement en imprimés et des moments pour des lectures individuelles ou collectives non contrôlées scolairement. Cette familiarisation avec la lecture a évincé de leurs souvenirs les activités scolaires traditionnelles réalisées autour des textes en classe, ou tout au moins leur explicitation lors d’un entretien sur les pratiques de lecture.

Notes
375.

P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « Les Catégories de l’entendement professoral », op. cit., p. 68-93.

376.

Les pistes éducatives proposées en cas de difficultés scolaires (recours à des psychologues, etc.) participent sans doute à cette psychologisation des difficultés ou à la résistance à cette psychologisation, cf. D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., 265-275. Sur l’emprise de l’approche psychologique de l’enfance et des familles, M. Darmon, « Les ‘‘entreprises’’ de la morale familiale », French politics, culture and society, vol. 17, n° 3-4, 1999, p. 134-152.

377.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit.

378.

Dans cet extrait, on perçoit que la soumission à la demande et à l’ordre scolaires ne va pas de soi, cf. M. Millet et D. Thin, « Du cognitif, des dispositions et des comportements », in « Ruptures scolaires » et « déscolarisation » des collégiens de milieux populaires : parcours et configurations, p. 170-177. Une telle soumission suppose des savoirs et savoir-faire scolaires et des conditions matérielles de possibilités (fort encadrement de la pratique – explicitation des savoirs et savoir-faire exigés, encadrement temporel, entraînement des compétences par des exercices répétées, etc. –, neutralisation des intérêts non scolaires, etc.). Elle constitue cependant un savoir-faire indissociable des savoirs scolaires et indispensable à leur acquisition.

379.

Les enquêtés décrivent des situations familiales de « solitude scolaire » telle que B. Lahire l’analyse dans « La Réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse », Ville-Ecole-Intégration, n° 114, septembre 1998, p. 107 ou telle que M. Millet et D. Thin en constatent dans Ruptures scolaires, op. cit., p. 169. Nicolas et Tasmina disent par exemple : « Mes parents sont pas trop... placés parce que... vu que eux i sont Italiens, i sont nés en Italie, donc... la langue française bon i parlent... ça va, donc vu que ça fait beaucoup longtemps qu’i sont ici. Sinon à part ça, nan je peux pas aller leur demander parce que i sont... pas trop... comment dire... français un peu... au niveau... des devoirs » (Nicolas) ; « C’est ça qui est... c’est pas bien parce qu’on a... nos parents i peuvent pas nous aider. C’est ça le problème [...] parce que t’sais i parlent... pas français [...] I parlent français, mais pas... pour écrire des rédactions » (Tasmina).

380.

D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 108 et R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 65.

381.

Dans l’enquête, ce sont des aides de personnes de l’entourage qui sont mentionnées. Non interrogée systématiquement, la fréquentation de dispositifs d’accompagnement scolaire n’apparaît pas. Pour la fin des années 1990, « il n’est pas déraisonnable de penser que l’accompagnement scolaire sous ses diverses formes dans les structures non marchandes, accueille plus de 100 000 élèves. », D. Glasman, L’Accompagnement scolaire. Sociologie d’une marge de l’école, Paris, PUF, 2001, p. 4.