Conclusion

Ainsi, l’évocation de la période enfantine par les enquêtés, élèves de seconde d’enseignement général, permet de reconstruire, à partir de leurs souvenirs sollicités, la familiarisation avec la lecture qu’ils ont connue : celle-ci va des premières histoires entendues à la réalisation de lectures individuelles de livres, en passant par la manipulation des imprimés avant la maîtrise de la lecture-déchiffrage et par d’autres activités autour des textes réalisées en classe ou en dehors de l’institution scolaire.

Cette familiarisation avec la lecture se caractérise par plusieurs éléments : par ses modalités de réalisation (individuelles ou collectives) ; par sa temporalité et son déroulement ; par les relations au sein desquelles elle s’effectue, appréhendées d’une part par les institutions (famille, école, équipement culturel, pairs), et d’autre part par les types même de relations (relations de type pédagogique ou de connivence) ; par les imprimés appropriés. Quelles que soient les modalités de réalisation, la temporalité, les imprimés appropriés, les relations qui la portent, etc., il y a eu familiarisation avec la lecture durant l’enfance. Les enquêtés ont eu l’occasion de construire au cours de celle-ci leurs premières habitudes lectorales.

L’analyse comparative permet de constater qu’une population homogène du point de vue du niveau d’enseignement atteint se différencie selon différents aspects : par la familiarisation avec la lecture qu’elle a connue ; par la correspondance de cette familiarisation avec celle envisagée dans les textes officiels de l’institution scolaire ; par la correspondance ou non des premières habitudes lectorales constituées avec celles attendues et supposées au sein de l’institution scolaire : la maîtrise de la lecture-déchiffrage et de la lecture-compréhension pour la réalisation de lectures individuelles de livres.

La récurrence et la précocité des sollicitations lectorales, le caractère incessant et sur plusieurs fronts de l’encadrement des lectures – au niveau de l’approvisionnement, du déchiffrage, de la compréhension, de la réalisation, etc. – caractérisent la constitution précoce des habitudes lectorales individuelles de livres et de récits. Une constitution précoce et initiée familialement des habitudes lectorales infléchit la place occupée par l’institution scolaire dans la familiarisation avec la lecture. Elle atténue en effet la dépendance des enfants vis-à-vis de l’école pour la maîtrise des compétences lectorales. Elle réduit aussi le sentiment de dépendance des enfants en matière de certification des compétences lectorales. L’origine sociale, approchée par le niveau de diplôme des parents (et leur profession), est fortement discriminante en la matière. Ainsi, globalement, les enfants de parents détenteurs du baccalauréat ont connu une familiarisation avec la lecture différente de celle d’enfants de parents moins diplômés : elle est plus précoce, plus encadrée – non seulement pour le déchiffrage mais aussi pour la compréhension – ; elle passe par l’appropriation d’imprimés divers mais, dès l’enfance, par la lecture de romans ; elle encourage une modalité individuelle de réalisation de la lecture 382 au sein d’un contexte extra-scolaire (parfois aussi scolaire).

En outre, globalement aussi, les institutions au sein desquelles s’effectue la familiarisation avec la lecture sont porteuses de sollicitations différentes. Ainsi, pour la population enquêtée, la lecture individuelle ou collective de livres ou d’autres imprimés est massivement réalisée et associée au contexte extra-scolaire de lecture et de familiarisation avec cette activité (qu’il s’agisse de la famille ou des bibliothèques). L’institution scolaire à l’inverse encadre d’abord les activités scolaires traditionnelles autour des textes et de la langue pour un plus grand nombre d’enquêtés.

Pour ces différents constats, malgré l’évolution du système scolaire et de la société depuis la fin du XIXe siècle, les différenciations sociales vis-à-vis de la familiarisation avec la lecture des enfants pointées par A.-M. Chartier se retrouvent à la fin du XXe siècle.

Plusieurs éléments nuancent un tant soit peu ce tableau :

D’une part, l’appréhension plus fine des conditions d’existence et de coexistence des enquêtés permet de comprendre que des enfants de parents ne possédant pas le baccalauréat aient connu une familiarisation avec la lecture proche de celle d’enfants de bacheliers du fait 1/ des rapports à l’écrit et à la lecture des parents et de leurs propres pratiques lectorales, 2/ de la plus ou moins grande orientation des activités enfantines vers les activités scolaires et vers des activités inscrites dans des relations de type pédagogique plutôt que de connivence, 3/ de la participation des autres membres de la famille – aînés, grands-parents, etc. – à cette familiarisation avec la lecture, 4/ du recours aux équipements culturels et des modalités particulières.

D’autre part, les possibilités scolaires offertes à la réalisation de lectures individuelles de livres et de récits longs par l’usage des BCD ou d’autres bibliothèques ainsi que la mise en place d’activités permettant la réalisation de ces lectures au sein de la salle de classe (à côté des activités scolaires traditionnelles autour des textes et de la langue) contribuent à atténuer la répartition contextuelle des activités autour des textes (à l’école des activités traditionnelles ; hors école des lectures individuelles de récits). Toutefois, la souplesse de l’encadrement des lectures aux niveaux de l’approvisionnement, du déchiffrage et de la compréhension, qui caractérise souvent ces activités scolaires favorise un entraînement d’habitudes déjà constituées plus qu’une modification des habitudes. Quelques activités scolaires ont un encadrement plus serré : c’est le cas des jeux-concours et des fiches-lectures qui encadrent la lecture-compréhension, des lectures faites aux petits qui encadrent la lecture-déchiffrage, etc. L’encadrement vise alors un contrôle réciproque des activités entre pairs, et la constitution d’un rapport auto-contrôlé aux activités.

Enfin, le développement des équipements culturels et leur fréquentation par les enfants contribuent à atténuer des différences sociales quant aux imprimés appropriés dès l’enfance : les enfants s’y approvisionnent en bandes dessinées et en magazines éducatifs (plus qu’en romans). En revanche, selon les circonstances de leur fréquentation et notamment l’encadrement initial de celle-ci par une relation de type pédagogique ou de connivence, des habitudes lectorales différentes peuvent se constituer : les lectures individuelles sont plus ou moins délaissées au profit des lectures collectives. Un encadrement de la compréhension des textes permettant une familiarité avec la littérature enfantine, les schémas narratifs, etc. peut être privilégié aux dépens d’un encadrement de la lecture-déchiffrage dont la maîtrise peut rester fragile.

L’étude de la familiarisation avec la lecture de la population d’enquête n’est pas sans intérêt non plus pour la sociologie de la socialisation, et ici de la socialisation lectorale. Selon les réactions des enquêtés aux sollicitations lectorales dont ils font l’objet (suivi des sollicitations, détournement ou contestation), selon les modalités mêmes de sollicitations (incitations explicites, encadrement des pratiques, etc.) et leurs combinaisons, la familiarisation avec la lecture varie : les enquêtés construisent des habitudes lectorales différentes et n’intériorisent pas les mêmes conceptions de la lecture. Ainsi, la fréquentation d’adultes lecteurs et l’écoute d’incitations explicites à la lecture individuelles non assorties d’encadrement des pratiques conduisent certains enquêtés à avoir intériorisé une conception de la lecture comme pratique individuelle, tout en ne s’étant pas exercés à la mettre en œuvre pendant l’enfance.

Parce que la familiarisation avec la lecture et les habitudes lectorales constituées durant l’enfance ne déterminent pas une fois pour toutes les pratiques ultérieures, il convient de poursuivre l’analyse des processus de construction et de consolidation d’habitudes lectorales pour la période collégienne.

Notes
382.

On ne peut souscrire à la suggestion interprétative de S. Octobre quant à l’augmentation de la « fréquentation solitaire » de la bibliothèque avec l’entrée des enfants au collège. En effet, celle-ci est vraisemblablement moins liée à des « caractéristiques intrinsèques de la lecture » (comme le suggère l’auteur) qu’à la constitution d’habitudes de lecture particulières associées à une modalité individuelle de réalisation, et à la moindre tolérance des lectures à plusieurs lorsqu’elles sont réalisées par des adolescents au sein des bibliothèques, S. Octobre, « Les 6-14 ans et les équipements culturels : des pratiques encadrées à la construction des goûts », in O. Donnat et P. Tolila (dir.), Le(s) Public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, vol. II, Paris, Presses ScPo, 2003, p. 78.