Les textes ne sont pas identiques et les habitudes lectorales constituées par les enquêtés diffèrent selon qu’elles se réalisent sur tels ou tels textes. Lire des bandes dessinées n’est pas lire des romans ni consulter des ouvrages de référence, etc. : d’une part, les gestes mêmes de la pratique changent et d’autre part, ils ne préparent pas également à l’enseignement lectoral dispensé en seconde.
Pour donner prises à la diversité des habitudes lectorales constituées par les enquêtés, il a fallu caractériser la variété des textes lus et évoqués en entretien de manières hétérogènes. Les titres des livres, les noms d’auteurs, ceux de collections ou de maisons d’édition, les types d’imprimés, les contenus des textes, des caractéristiques de l’objet comme le nombre de pages ou plus souvent leur « épaisseur », etc. servent en effet à identifier les lectures réalisées par le passé. Des identifications communes recouvrent elles-mêmes des réalités diverses selon les enquêtés 383 . Malika nomme ainsi « catalogue » le magazine « Biba » qu’elle déclare lire. Par ailleurs, certains enquêtés évoquent un auteur pour un autre, etc. Si ces diverses manières de désigner les textes lus constituent des indicateurs parmi d’autres de façons de lire 384 , il n’en est pas moins nécessaire d’opérer des regroupements et distinctions, de constituer des catégories de textes à partir desquelles comparer les habitudes lectorales des enquêtés. « Engage[ant] à la fois la construction de l’objet sociologique et la définition des instruments de recherche » 385 , les catégories construites dans une recherche sont liées à ses enjeux propres et ne valent donc pas pour d’autres objets. Elles ne prétendent pas non plus valoir hors de la recherche en question. Ici, c’est donc l’étude de la construction d’habitudes de lecture passées pour comprendre les réactions des enquêtés à des contraintes lectorales contextuelles présentes qui a guidé l’élaboration des catégories de textes. L’enjeu de la constitution de ces catégories n’est pas d’entrer en lutte pour la proposition 386 et pour l’imposition d’une classification particulière des textes qui vaudrait dans toutes recherches, ou qui voudrait rendre compte de l’état actuel de la production textuelle. En revanche, la construction de catégories s’articule nécessairement avec des catégories déjà existantes qui, elles, peuvent être inscrites dans des rapports de domination et y occuper des positions différentes 387 .
Au final, les catégories de textes élaborées articulent trois sources de classification. La première est l’institution scolaire qui explicite une classification des textes dans les programmes de français du collège et les Documents d’accompagnement en vigueur au moment de la scolarité collégienne des enquêtés 388 . Cette classification de la production textuelle apparaît dans les propositions d’activités pédagogiques différenciées selon des catégories de textes. Elle constitue une classification légitime 389 . Sans déterminer mécaniquement le suivi des recommandations scolaires par les lecteurs, sa maîtrise le rend possible et le facilite.
Plusieurs considérations m’ont amenée à retenir les classifications selon les types d’imprimés et selon les secteurs de production qui sont opérantes pour la distribution de la production textuelle. N. Robine a pointé l’inégale fréquentation des lieux d’approvisionnement par les jeunes travailleurs : ceux-ci préféraient les maisons de la presse aux bibliothèques 390 . Par ailleurs, du fait d’un marché et d’une distribution relativement sectorisés, il est plus ou moins probable de constituer des habitudes de lecture sur des magazines, des livres, ou des bandes dessinées, sur des imprimés de la grande production ou de la production restreinte selon que l’on fréquente des librairies spécialisées, des grandes surfaces, des maisons de la presse, etc., selon que l’on recourt à la vente par correspondance. La prise en compte de ces distinctions permet par exemple de ne pas passer à côté d’une différenciation majeure des lectures adolescentes : les lectures scolaires sont essentiellement livresques alors que les magazines sont « plébiscités » 391 pour les lectures extra-scolaires.
Enfin, si elles sont trop fluctuantes pour être l’unique étalon, les catégories à partir desquelles les enquêtés ont répondu aux questions de l’entretien interviennent dans la construction même des catégories d’analyse. C’est le cas par exemple à propos des textes religieux. Lorsque je demandais aux enquêtés « est-ce qu’il t’arrive de lire des textes religieux ? », les enquêtés évoquaient les textes qui correspondaient, pour eux, à cette qualification : ainsi Marie-Eve faisait se côtoyer la Bible, le magazine Notre Histoire auquel ses parents sont abonnés et le roman de l’écrivain polonais du XIXe siècle, prix Nobel, Sienkiewicz, chaudement accueilli par l’église catholique de son temps :
‘« [En plus de la Bible] des livres religieux je sais pas j’ai dû lire... Ben... y en a certains qui sont un peu... historico-religieux comme Quo vadis ? » (Marie-Eve ; père : ingénieur en fluides, bac+5 ; mère : statisticienne, bac+5, économie)’D’autres enquêtés citent à ce propos des livres de saints, des livres de prières, des livres prescriptifs en matière de conduites quotidiennes, des explications et résumés des livres sacrés, des magazines, des essais écrits par des personnalités religieuses, etc. Ils manifestent ainsi la variété des textes désignés par l’expression « textes religieux ».
Huit catégories découlent du croisement de ces classifications. Trois catégories figurent sur les listes de suggestion au titre de littérature :
Les textes relevant des cinq autres catégories soit ne sont pas définis comme littérature dans les Programmes de français, soit ne figurent pas sur les listes de suggestion :
Toutes les lectures évoquées en entretien par les enquêtés ont été repérées et saisies à partir de cette classification. L’identification des catégories découvertes par la population d’enquête durant la période collégienne est un préalable nécessaire à l’étude de la construction des habitudes lectorales. Cette étude consiste à expliquer comment les enquêtés ont été amenés à découvrir et à lire telles ou telles catégories de textes.
Dans cette perspective, on ne peut faire comme si les lecteurs choisissaient leurs lectures au sein d’« une bibliothèque idéale, formée de tous les livres possibles » 395 , même au gré « d’intérêts appris, de curiosités éduquées, au cours de l’enfance et de l’adolescence ». En effet, les lecteurs ne choisissent jamais parmi l’ensemble de la production disponible en ayant en tête ou devant les yeux l’ensemble de la production textuelle. Ils s’approvisionnent dans des bibliothèques publiques ou privées déjà sélectives. En outre, ils peuvent être expressément invités à lire tels ou tels textes plutôt qu’à choisir leurs lectures.
Il s’agit de prendre en considération le traitement social différencié des différentes catégories de textes et leur inégale probabilité d’être mises à disposition d’adolescents socialement caractérisés, qui rendent en partie raison des habitudes de lecture différentes constituées par les enquêtés. L’élaboration des catégories de textes le permet puisque la découverte et la lecture de certains textes sont recommandées, voire encadrées scolairement, et que celles d’autres textes dépendent de sollicitations familiales, amicales ou publiques (équipements culturels et distribution commerciale).
Dans « La Construction statistique », D. Merllié montre notamment que les catégories et expressions proposées dans les questions d’enquête peuvent être comprises différemment par les enquêtés alors que le chercheur les pensent univoques et précises. Il revient notamment sur la conception des enquêtes statistiques. A propos d’une enquête réalisée par l’INED en 1978, il rappelle que les déclarations de pratiques contraceptives sont majorées lorsque le questionnaire intègre des questions supplémentaires et s’efforce de minorer l’illégitimité de ces pratiques. Le sociologue note, en outre, que cette réflexion sur les conditions de passation aurait pu s’accompagner d’une modification de la construction de l’enquête même qui « repose sur l’hypothèse implicite de l’universalité d’un rapport fondé sur le calcul et la calculabilité et « néglige de se demander ce que [la contraception] est pour les femmes interrogées. » D. Merllié, « La Construction statistique », in P. Champagne, R. Lenoir, D. Merllié et L. Pinto , Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod / Bordas, 1989,p. 145.
F. de Singly appréhende l’évocation du nom des auteurs et du titre comme indicateur d’un rapport cultivé à la littérature, F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 16-17.
C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 243.
Ce peut être un enjeu politique et pédagogique (pour l’enseignement de certaines catégories de textes aux dépens d’autres). Ce peut être un enjeu commercial, pour la mise en évidence d’une catégorie de textes nouvelle susceptible d’attirer un nouveau lectorat. Sur ce dernier point cf. par exemple, P. Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres : les conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », Genèses 47, 2002, p. 84-106.
P. Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, 56 p.
Cf. Annexes.
Dire de cette classification qu’elle est légitime ce n’est pas y adhérer mais faire preuve de ce que J.-C. Passeron nomme « réalisme scientifique », C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 79-82. On prête moins allégeance à la position dominante d’une définition (quelles que soient ses facilités ou difficultés d’imposition) qu’on en prend acte. Pour une étude des enjeux politiques et pédagogiques de l’imposition d’une définition des programmes scolaires en français fin XIXe-début XXe siècles, cf. M. Jey, La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Metz, CELTD, Recherches textuelles n° 3, Université de Metz, 1998, 344 p.
N. Robine, Les Jeunes travailleurs et la lecture, op. cit., p. 93 et 112.
C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 116. En 1993, F. de Singly constate déjà : « Le mouvement chez les jeunes qui s’est produit pendant les vingt dernières années par une baisse de la lecture de livres-loisirs et une hausse de la lecture des journaux, revues, magazines », F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 40.
Cf. infra, chapitre 4.
C’est un indicateur qu’utilise L. Boltanski pour décrire le processus de légitimation de la bande dessinée à partir des années 1960, L. Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, 1975, p. 37-59.
Les Programmesde français pour le cycle central (5ème-4ème) consécutifs aux décrets de 2002 recommandent une initiation à la lecture de la presse périodique par le biais des revues intéressant les élèves de cet âge. La comparaison d’articles traitant d’un même sujet est suggérée pour mettre en évidence les différents types de discours (plutôt que les points de vue idéologiques).
C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 276.