b. les lectures mémorisées et déclarées

Le décompte des déclarations des lectures d’œuvres intégrales réalisées par les enquêtés au cours du collège par l’intermédiaire des cours de français et mémorisées témoigne de la quasi-exclusivité d’œuvres de la littérature recommandée. En effet 302 déclarations sur 317 concernent des auteurs ou œuvres figurant sur les listes de suggestion ou dans les programmes (collège ou lycée).

Les déclarations de lecture rejoignent le « palmarès des auteurs lus » au collège dressé par C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez 402 . Molière, Maupassant, Christie, Hugo, Balzac, Corneille et Mérimée sont les auteurs les plus cités et par un plus grand nombre d’enquêtés. Toutefois, Molière se distingue nettement des autres auteurs puisqu’il compte 57 déclarations de lecture d’œuvres. Maupassant qui arrive immédiatement ensuite n’obtient que 18 déclarations de lecture.

Si l’on distingue les déclarations concernant des œuvres ou auteurs désignés comme « textes porteurs de référence » de celles concernant les œuvres ou auteurs classés dans la « littérature jeunesse », on constate la suprématie des premières : 218 déclarations de lecture renvoient à des « textes porteurs de références culturelles » et 84 déclarations de lecture renvoient à des textes de littérature jeunesse.

La littérature classique garde une place privilégiée parmi les textes enseignés et donnés à lire à l’école, mais la « littérature jeunesse » a elle aussi fait sa place dans l’institution 403 . Néanmoins, on peut remarquer l’absence des bandes dessinées dans les déclarations des enquêtés. Certaines figurent pourtant sur les listes de suggestion au titre de littérature jeunesse et, avec les films, elles sont désignées dans les Programmes, comme des supports privilégiés pour appréhender « les spécificités du déroulement narratif dans les langages visuels » 404 . Livio pointe l’incongruité d’une telle lecture au collège et Sylvia, fervente lectrice de BD, raconte même comment son enseignante de sixième lui a déconseillé la lecture de cette catégorie de textes :

‘« (T’en as lu par exemple des BD déjà dans le cadre scolaire ?)Etudier des BD ? (Ouais !) Nan nan jamais !(Jamais ?) Nan nan... Enfin... ! Jamais, peut-être en maternelle, ou un truc comme ça, mais enfin... étudier ! » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues) ’ ‘« (Tu m’avais dit aussi que... t’aimais bien les BD et tout ça... ?) Mouais... Ben j’aimais bien puis après quand je suis rentrée en sixième on m’avait dit... qu’i fallait pas trop que je lise de BD... (Qui c’est qui t’avait dit ça ?) La prof de français elle avait dit ça à mes parents : ‘‘Faut pas que Sylvia elle lise trop de BD’’ Puis ça je... j’ai toujours su pas [sic.] pourquoi... » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’

Nouvellement inscrites sur les listes de suggestion, les bandes dessinées n’ont pas pénétré les cours de français des enquêtés. Cependant, certains d’entre eux ont eu l’occasion d’en lire au CDI. De la sorte, bien que non lues au sein des cours de français, les bandes dessinées ne sont pas entièrement exclues de l’institution scolaire.

Quinze déclarations seulement, faites par des enquêtés distincts, mentionnent des œuvres ne figurant pas sur les listes de suggestion. Il s’agit d’œuvres contemporaines ou plus anciennes ayant reçu un prix littéraire (E. Carrère, La Classe de neige – prix fémina 1995 –), de succès éditoriaux plus ou moins datés (La clé sur la porte,M. Cardinal, L’Attrape-cœurs, Salinger)dont certains sont produits par des écrivains relevant de la grande production (J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir, C. Arnothy – épouse d’un directeur du Parisien Libéré –, ou Le Scaphandre et le papillon, J.-D. Baudy – rédacteur en chef de Elle –), d’œuvres étrangères de genre, reconnues par des publics amateurs (les romans de S. King, ou Le Moine, M. G. Lewis), etc. Le petit nombre de ces déclarations manifeste encore la priorité accordée à la littérature classique et à la littérature jeunesse au sein de l’institution scolaire et ce, dès le collège.

Enfin, seules Elodie et Najia évoquent les lectures encadrées scolairement d’ouvrages de référence, comme les dictionnaires, encyclopédies ou manuels, dont les Programmes décrivent l’enseignement du maniement et des usages :

‘« En fin de 5ème, les élèves maîtrisent le maniement d’un dictionnaire usuel, distinguent définition et exemple. [...]
on poursuit également l’initiation aux ressources documentaires sur supports informatiques, audiovisuels et multimédias (CD rom). Dans ce domaine, la collaboration avec les documentalistes du CDI est essentielle. »’ ‘« Pratique du dictionnaire, suite : en fin de 4ème, les élèves doivent savoir utiliser les dictionnaires de langue, de synonymes, d’antonymes, en relation avec le travail sur le vocabulaire.
Dictionnaires et encyclopédies : en fin de cycle, les élèves doivent savoir distinguer, selon les usages adaptés les dictionnaires de langue, les dictionnaires encyclopédiques, les ouvrages encyclopédiques simples. » 405

La rareté des lectures déclarées ne signifie pas leur absence au sein du contexte scolaire. Le questionnement sur la lecture de cette catégorie de textes a sans doute favorisé la faiblesse des déclarations. En effet, il ne proposait pas explicitement les différents contextes de lecture : « est-ce que cela t’arrive de lire des dictionnaires, encyclopédies, livres pratiques, etc. ? Si oui, lesquels ? Depuis quand ? A quelle occasion ? Où peux-tu les lire ? » Najia et Elodie ont évoqué d’elles-mêmes cette lecture lorsqu’elles décrivaient l’enseignement du français au collège. Mais la rareté de ces déclarations n’est pas seulement révélatrice de l’enquête. Elle témoigne aussi de la non perception de cette lecture comme telle par les enquêtés notamment au sein d’un contexte scolaire 406 . Cette non perception résulte notamment de l’enseignement même dont elles font l’objet : c’est la littérature que les cours de français apprennent à définir comme lecture bien plus que les ouvrages de référence que l’on apprend à « manier », à « utiliser » 407 . En outre, comme le soulignent les Documents officiels, c’est « en collaboration » avec le documentaliste, si ce n’est sous sa tutelle, au sein du CDI, et moins dans la salle de classe que les élèves apprennent à « compulser » 408 ces ouvrages.

Notes
402.

C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 93. Les auteurs soulignent la proximité de leurs résultats avec des enquêtes menées au cours d’années antérieures comme celle de C. Etévé, J. Hassenforder, O. Lambert-Chenot, « Les lectures de loisir de l’enfance à l’adolescence », Inter CDI n°107, sept.-oct. 1990.

403.

Depuis la fin du XIXe siècle, les réformes n’ont de cesse d’ouvrir le répertoire scolaire et, pour ce qui est de la littérature de fiction : d’abord aux œuvres du XIXe siècle, ensuite aux romans en morceaux choisis, puis aux œuvres intégrales. Depuis une vingtaine d’années, c’est l’ouverture à la littérature jeunesse dite de qualité qui est promue. Cf. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), op. cit., p. 223-295.

404.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Accompagnement du programme de 3 ème , p. 181.

405.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme. Classes de 5 ème et 4 ème , op. cit., p. 69 et 71.

406.

B. Lahire, « Formes de la lecture étudiante et catégories scolaires de l’entendement lectorale », Sociétés contemporaines , n° 48, 2002, p. 87-107.

407.

Cf. infra, chapitre 4, « Conversion pratique des textes ».

408.

M. Millet reprend utilement la distinction ordinaire entre ces ouvrages que l’on lit et ceux que l’on compulse, M. Millet, Les Etudiants de médecine et de sociologie à l’étude, op. cit., p. 530-541.