b. les conditions de l’efficacité des sollicitations lectorales scolaires et leurs limites

La forme scolaire 412 de l’enseignement collectif de la lecture contribue indéniablement à l’efficacité des sollicitations lectorales scolaires. En effet, d’une part l’institution scolaire offre un encadrement matériel, temporel et relationnel orienté vers la réalisation des activités scolaires (dont la lecture d’œuvres intégrales). D’autre part, s’adressant à des élèves regroupés par niveau selon une progression prévue des savoirs et savoir-faire enseignés, elle propose à tous des activités qu’ils sont censés pouvoir réaliser en mobilisant des savoirs et savoir-faire préalablement constitués 413 . Enfin, l’efficacité des sollicitations lectorales scolaires tient aussi à la place qu’occupe le Français dans la hiérarchie des disciplines au collège : malgré la baisse relative de la légitimité littéraire au sein de l’institution scolaire comme à l’extérieur 414 , le français bénéficie des horaires les plus importants et les évaluations des élèves dans cette matière restent fondamentales dans les décisions d’orientation 415 . Voyons donc comment ces différents éléments contribuent à l’efficacité des sollicitations lectorales scolaires.

Depuis les années 1980, la lecture d’œuvres intégrales, par opposition à celle d’extraits de textes, d’abrégés ou de morceaux choisis 416 , est devenue une des priorités pédagogiques de l’enseignement de la lecture au collège 417 . Pour parvenir à cette fin, les enseignants sont invités non seulement à en encourager la pratique domestique, mais aussi à l’encadrer par la mise en place de lectures suivies ou d’études d’œuvres intégrales, offrant la possibilité de mettre les enfants « en situation de véritable lecture » disent les Instructions officielles. La plupart des enquêtés mentionnent ce type d’activités. Les lectures d’œuvres intégrales se réalisent alors essentiellement, ou pour partie, dans la salle de classe et sous la surveillance directe de l’enseignant :

‘« I nous demandait pas de lire... des textes, i nous disait plutôt de... Non, on les étudiait en classe en fait (Ouais) On n’avait pas besoin de les lire chez nous » (Véronique ; père : cadre commercial au chômage, équivalent baccalauréat ; mère : hôtesse d’accueil, études d’hôtesse de l’air)’

Ces activités bénéficient parfois même de dispositifs pédagogiques spécifiques mobilisant un personnel supplémentaire :

‘« [Au collège] on avait deux cours de français... Un cours de français normal avec une prof et un autre cours, deux heures par semaine je crois, avec une autre prof de français [...] Elle nous donnait des livres à lire, on en a lu beaucoup... » (Lamia ; père : ouvrier en usine puis patron de café avec l’un de ses fils, décédé lorsqu’elle était en 6ème, scolarité en Algérie, savait lire et écrire en arabe ; mère : sans profession, scolarité non évoquée)’

D’après les entretiens, la salle de classe et les heures de cours de français constituent des espaces-temps en partie consacrés à la lecture, auxquels les élèves se soustraient exceptionnelle­ment 418  : déchiffrage, compréhension et retour réflexif sur les textes sont alors effectués sous tutelle enseignante. Les interventions professorales participent à l’encadrement des pratiques : elles jouent le rôle de marqueurs d’action 419 et constituent de réels soutiens à la lecture en désignant les éléments textuels à discuter, à observer et à comprendre, en proposant des pistes de réflexion et de recherche, en recentrant une attention qui se perd, en relançant un intérêt aux textes, etc. Sous formes de consignes de lecture pour la réalisation d’activités autour d’œuvres lues (exposé, QCM, devoir, fiche de lecture, etc.), les interventions professorales rendent possible un prolongement de l’encadrement hors de la salle de classe et fixent un rythme minimal de lecture par l’établissement d’un échéancier des activités, etc. Ainsi Nadine se souvient avoir lu progressivement Le vieil homme et la mer : « on lisait... fur et à mesure [...] on devait lire... ‘‘Pour tel lundi jusqu’à la page untel... pour tel autre lundi et voilà !’’ ». L’évaluation d’activités plus ou moins obligatoires, critiquée dans les Programmes, renforce encore cet encadrement scolaire hors les murs en donnant aux élèves des motifs « instrumentaux » 420 pour le suivi des sollicitations lectorales scolaires :

‘« [Le professeur de troisième] nous avait donné une liste de livres, et i fallait en choisir... un. 'Fin on n’était pas tous obligé de faire ça mais moi ça m’amusait et puis vu que je lis pas beaucoup donc... comme là... c’était l’occasion. J’avais choisi un livre c’était Black boy ! Donc j’avais jamais lu un livre aussi long, parce qu’i faisait... je sais plus 350 [...] Et après je l’avais présenté en classe. Et i m’avait dit ‘‘Très bien...’’ » (Benjamin ; père : ingénieur en télécommunication, bac C, maîtrise de physique et diplôme d’ingénieur ; mère : assistante sociale, bac SMS et « fac »)’

L’analyse du non suivi des demandes professorales de lecture confirme l’importance de l’encadrement comme condition de possibilité. En effet, indépendamment de l’instauration d’un ordre scolaire collectif, les lectures se réalisent difficilement 421 . L’absence de concentration collective autour des mêmes livres par exemple empêche la réalisation des lectures suivies en classe. Nordine évoque des heures de classe où les élèves se succédaient au tableau pour lire à haute voix un passage d’une œuvre : la concentration des élèves sur les textes, et leur lecture des œuvres cessaient dès lors qu’ils retournaient à leur place. Par ailleurs, tout se passe comme si les demandes professorales de lectures hors de la salle de classe étaient inférieures aux lectures faites au sein des murs de l’institution scolaire : pour 222 déclarations de lectures suivies ou d’études d’œuvres intégrales, il n’y a que 80 déclarations de lectures réalisées hors de la salle de classe et vérifiées par l’enseignant 422 . Parallèlement à l’injonction faite aux enseignants d’initier 36 lectures d’œuvres au cours du premier cycle du secondaire 423 , les Documents officiels légitiment un certain réalisme pédagogique en invitant les enseignants à adapter leurs exigences de lecture en fonction des classes et des élèves auxquels ils ont affaire :

‘« Dans la mesure où c’est en lisant régulièrement que l’élève améliore ses performances de lecteur, on s’efforce de mener chacune de ces trois approches 424 pour trois ouvrages. Ce nombre n’est cependant pas impératif et il appartient au professeur d’estimer jusqu’où il peut aller dans ses classes » 425

La légitimation de ce réalisme pédagogique peut expliquer en partie une diminution du nombre d’œuvres données à lire par rapport aux objectifs officiels initiaux. Elle peut donc induire des disparités de l’enseignement qui est alors discriminant. Dans la population d’enquête, l’écart négatif entre les déclarations du nombre d’œuvres intégrales lues et les objectifs officiels tient beaucoup aux déclarations des enquêtées, filles de non bacheliers : celles-ci mentionnent peu de lectures d’œuvres intégrales.

Enfin, la faiblesse de l’encadrement matériel et pédagogique a permis à certains élèves de se soustraire aux sollicitations lectorales. Des enquêtés se souviennent de n’avoir lu aucun livre dont la lecture n’était pas vérifiée. D’autres ont pris l’habitude de collecter auprès de leurs camarades, dans des résumés ou des adaptations, les informations permettant de faire face à une vérification de lecture sans être pris en faute :

‘« [Au collège] j’avais toujours de... très bonnes copines qui me faisaient les résumés impeccables (Ouais ? [petit rire]) C’est parfait. Donc j’ai jamais vraiment lu vraiment des livres quoi (Ouais) Puis j’aime pas ça, donc je trouvais toujours des résumés quèque part... Je me débrouillais quoi » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée)’ ‘« (Les profs i s’en rendaient compte ou pas [que tu ne lisais pas les œuvres mais prenais des résumés] ?) Euh... au collège ? (Ouais)Nan, même pas [petit rire] I z’en avaient rien à foutre eux je crois. Au collège i z’en avaient rien à foutre, je sais pas (Ouais, i t’ont jamais rien dit quoi) Tout le monde. Moi tant que je faisais mon travail, je crois i se prenaient même pas la tête » (Farid ; père : gardien de nuit, ne connaît pas ses études ; mère : femme au foyer, école primaire)’

Comme l’indiquent les propos de Farid, les décalages entre attendus professoraux et production écolière découlent parfois de malentendus ou d’une appropriation particulière de ce que « faire son travail » signifie en matière de gestes intellectuels 426 .

Enfin, l’encadrement pédagogique trouve ses limites dans les décalages entre les attentes professorales (la réalisation des lectures est indépendante des goûts puisqu’elle est d’abord soumise à des objectifs pédagogiques), et les savoirs et savoir-faire lectoraux, les rapport aux savoirs des élèves nécessaires à l’appropriation d’œuvres longues. Ainsi, Radia et Valérie sont mises en échec par la demande de lecture de Germinal ou de La Fille du capitaine :

‘« Juste à voir l’épaisseur ça te démotive hein ! Même si elle t’inté resse l’histoire, moi je peux pas... je pourrais pas » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’ ‘« En quatrième on a lu... La Fille du capitaine de Pouchkine et... j’ai vraiment détesté(Ouais ?) [petit rire des deux] Je me rappelle plus pourquoi, mais j’ai détesté et... Voilà, et... (Du coup tu l’avais quand même lu... en entier ou...) Euh nan. Ah nan ça je peux pas. » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau)’

Quelques enquêtés ont donc parfois été privés des conditions nécessaires à l’efficacité des sollicitations lectorales scolaires. Néanmoins, la majorité d’entre eux a bénéficié d’un tel encadrement et a pu constituer, dans ce contexte, des habitudes de lecture sur des œuvres littéraires figurant sur les listes de suggestion.

Notes
412.

G. Vincent, B. Lahire, D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit., p. 11-48.

413.

Les décalages importants entre les activités proposées et les compétences des élèves témoignent d’un dysfonctionnement de l’organisation scolaire même. Celui-ci favorise en retour les perturbations de l’ordre scolaire par les élèves. D. Thin souligne ce décalage comme une des raisons des chahuts scolaires « anomiques », D. Thin, « Comprendre le ‘‘désordre’’ scolaire dans les collèges de quartiers populaires », X.Y.ZEP n° 15, 2002, p. 4.

414.

B. Lahire analyse notamment la variété des effets de cette baisse de légitimité sur les pratiques culturelles dans, La Culture des individus, op. cit., « Dévaluation du capital littéraire et mélange des genres », p. 559-668. Dans « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans ? », C. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot formulaient l’hypothèse de la responsabilité de cette baisse de légitimité littéraire sur la baisse des pratiques culturelles légitimes, p. 75, cf. aussi G. Mauger, « La Lecture en baisse, quatre hypothèses », Sociétés contemporaines, n° 11-12, 1992, p. 221-226.

415.

P. Blanc, Les Rapports de domination entre les disciplines scolaires, mémoire de DEA sous la direction de B. Lahire, Université Lumière Lyon 2, 1996, 87 p.

416.

A partir de l’étude des éditions parascolaires de Candide, A.-.M. de Beaudrap montre le caractère récent de l’introduction des œuvres intégrales dans la « didactique de l’œuvre intégrale » pour la conduite même des études d’œuvres dans les programmes du secondaire, cf. A.-.M. de Beaudrap, « La scolarisation de Candide de Voltaire dans les éditions parascolaires », in P. Demougin et J.-F. Massol (coord.), Lecture privée et lecture scolaireop. cit., p.45-59.

417.

P. Demougin, « L’espace de la lecture privée dans les instructions officielles », in P. Demougin et J.-F. Massol (coord.), ibidem, p. 61-70. L’auteur retrace l’évolution récente des Instructions officielles (depuis la fin des années 1970) à l’endroit de la lecture privée : d’abord conçue comme un supplément à la lecture scolaire puis comme devant être enseignée et encouragée par l’école, puis enfin comme devant être prise en charge par l’institution scolaire, et réalisée notamment en son sein.

418.

Ce type d’exceptions se retrouve pour les élèves en ruptures scolaires, M. Millet et D. Thin étudient précisément ce type d’exceptions : par la non fréquentation des cours et, avant cela, par l’absence de travail en cours, Ruptures scolaires, p. 165-182. Cf. aussi D. Glasman, « Qu’est-ce que la ‘‘déscolarisation’’ ? », in D. Glasman et F. œuvrard (dir.), La Déscolarisation, p. 13-69.

419.

J. S. Bruner, Le Développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire, Paris, PUF, 1983, p. 72 ; B. Lahire, L’Homme pluriel, p. 191-199 : une pratique peut donner lieu à un retour réflexif lorsqu’elle est découpée, ponctuée et nommée par le langage. Avant même ce possible retour réflexif, les « marqueurs d’action » sont des aides et soutiens à la pratique débutante, cf. S. Faure, Apprendre par corps, op. cit., p. 149-155.

420.

On reprend ce terme pour distinguer les rapports instrumentaux à la scolarité, fondés sur l’attention portée aux notes et au passage dans la classe supérieure ou à l’insertion sur le marché du travail (la « logique du cheminement »), des rapports à la scolarité et aux savoirs que l’institution scolaire a pour objectif de transmettre : des rapports cognitifs à la scolarité et aux savoirs, fondés sur une saisie de la logique de connaissance et des savoirs et savoir-faire (une « logique d’apprentissage »), cf. E. Bautier, J.-Y. Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit., 39-44. Ces deux rapports aux savoirs et à la scolarité ne sont pas exclusifs, en outre ils peuvent être portés par des élèves d’origines sociales diverses ; en revanche, de manière idéale-typique, ils s’articulent souvent à des inégales réussites scolaires.

421.

D. Thin, « L’autorité pédagogique en question. Le cas des collèges de quartiers populaires », Revue française de pédagogie n° 139, avril-mai-juin 2002. L’auteur évoque les enjeux autour de l’instauration d’une autorité pédagogique lorsque la légitimité d’institution ne suffit pas à sa mise en place.

422.

Les œuvres que les enquêtés ont appris à lire en dehors d’une surveillance professorale directe relèvent autant de la littérature classique (39 déclarations) que de la littérature jeunesse (41 déclarations). On constate par contre l’exclusivité des récits dans les déclarations de lectures scolaires faites hors de la salle de classe. S’ils ont appris à lire seuls, tout en étant guidés et incités, des romans ou des nouvelles, les enquêtés n’ont pas eu l’occasion de s’exercer à lire de la sorte des pièces de théâtre ou de la poésie. Ce faisant, l’institution scolaire contribue à définir la lecture individuelle comme une lecture essentiellement romanesque et à cantonner le théâtre à la salle de classe ou à la salle de spectacle.

423.

« Tous les jeunes aujourd’hui accédant au collège, les disparités et les inégalités socio-culturelles y sont accrues. Afin de les prendre en compte et d’en diminuer les effets, le programme vise à augmenter le nombre des textes et des œuvres lues par tous. L’objectif concret est qu’en combinant les lectures cursives, les lectures plus détaillées d’œuvres intégrales et les prises de contact plus rapides, un élève puisse, à la fin du collège, avoir fréquenté au moins trente-six ouvrages (sans compter les ouvrages documentaires). », Ministère de l’Education nationale, Accompagnement du programme de 6 ème (programme 1995, rééd. 1999), op. cit., p. 13.

424.

Les Documents officiels désignent auparavant ces trois approches : 1/ la lecture cursive – non encadrée – d’ouvrages de littérature jeunesse ; 2/ l’étude d’œuvres intégrales adaptées aux élèves de collège ; 3/ la découverte rapide, sous forme d’extraits resitués dans leur contexte, d’ouvrages particulièrement porteurs de références culturelles.

425.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement. Classes de 5 ème et 4 ème , op. cit., p. 67. Dans les documents officiels pour les classes élémentaires on lit des propos similaires. On peut se demander si ceux-ci n’orientent pas les enseignants vers une interprétation particulière de la « différenciation pédagogique » propre à entériner des différences scolaires plus qu’à les dépasser.

426.

Dans son travail sur les relations entre familles populaires urbaines et enseignants de primaire, D. Thin met en évidence de tels malentendus sur ce que sont les gestes du travail scolaire, D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 156-157. Cf. B. Charlot, Nouvelles revue de l’AIS n° 1/2, 2e trimestre, 1998.