b. les incitations professorales à la lecture

Dans une perspective de scolarisation de pratiques non scolaires 428 de lecture, il est demandé aux enseignants dans les Documents officiels de tenir un rôle de « conseiller en lecture » auprès de leurs élèves en leur proposant individuellement des œuvres dont la lecture ne fera pas l’objet d’évaluation. Si les enseignants ne se départissent pas de la position institutionnelle qu’ils occupent et si la lecture et son enseignement sont toujours en arrière-plan de leurs sollicitations (les listes de suggestion restent l’« outil pédagogique » recommandé), ces dernières se réalisent alors dans un dispositif différent puisque leur suivi n’est pas évalué. De plus, ces sollicitations vont à l’encontre du caractère collectif de l’enseignement fixé par une progression pédagogique d’ensemble. C’est moins à un élève identifié par son avancée dans le cursus scolaire que les enseignants sont censés s’adresser, qu’à un enfant caractérisé aussi par ses goûts lectoraux et ses centres d’intérêt extra-scolaires. De la sorte, les sollicitations lectorales s’inscrivent dans une logique d’incitation plus que de prescription.

Tous les élèves n’y sont pas sensibles. Les élèves entretenant un rapport personnalisée aux savoirs, à la scolarité et aux enseignants 429 , et ayant préalablement construit des habitudes, si ce ne sont des appétences, lectorales, sont plus enclins à percevoir comme incitations de telles sollicitations professorales. Ils sont rares. Il en va ainsi d’Elodie dont la mère est professeur de comptabilité en lycée et le père « responsable d’affaires ». Cette enquêtée a trouvé en son enseignante de français de quatrième et troisième l’incitateur lectoral idéal :

‘« C’est surtout ma prof de français de troisième qui m’a... fait lire(Ah ouais ?) Hum. Qui m’a fait... développer l’idée de lire ouais (Hum, parce que, comment...) Ben, en fait... c’était vraiment une prof très très passionnante qui parlait pas que de son français (Ouais), qui faisait un peu d’orientation, qui nous donnait des idées pour lire. Par exemple j’avais une copine qui était anorexique (Ouais), elle lui donnait des idées de films, de livres à lire pour essayer de la... de la décoincer et de la sortir de ça, et... Elle faisait beaucoup par rapport à chaque... élève, chaque personnalité. Et moi elle me donnait des livres qui me plaisaient tout à fait et... Avant je lisais pas parce que ça me plaisait pas (Ouais, et c’est quoi les livres qu’elle t’a donnés par exemple ?) Elle m’a donné... Le Parfum de Süskind, elle m’a donné Fahrenheit 451, euh... Elle m’a beaucoup fait développer le... le surréalisme, tout ça, le fantastique. Euh... qu’est-ce qu’on a lu aussi ? Le Horla (Ouais), j’ai bien aimé (ça c’étaient des choses que vous lisiez en cours ou euh...) En cours, ’fin... elle me le faisait lire, elle me demandait ce que j’en pensais, et elle me faisait ‘‘Est-ce que tu crois que c’est étudiable en troisième ?’’ » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)’

Les sollicitations personnalisées de son enseignante de français se distinguent des recommandations de ses parents. Décrits comme faibles lecteurs de littérature et anciens mauvais élèves de français, ceux-ci invitaient Elodie à lire les livres de son frère aîné comme « le Lancelot du lac, pff’... [rire des deux] vraiment les trucs de garçon ». Ces incitations professorales se distinguent aussi de celles des enseignants précédents d’Elodie qui initiaient des lectures collectives. Distinctes des sollicitations familiales, les sollicitations personnalisées « de sa prof de troisième » doivent cependant leur efficacité au passé lectoral et incitatif d’Elodie ainsi qu’à son rapport à la scolarité. Sans la constitution préalable d’habitudes lectorales avec ses grands-parents et son frère 430 , il est peu probable qu’elle ait pu les suivre et en tirer quelques satisfactions.

Auprès d’enquêtés aux caractéristiques sociales, scolaires et lectorales particulières, certaines propositions et perspectives pédagogiques introduisant une logique minoritaire de sollicita­tions professorales – l’incitation et non la prescription – trouvent donc les conditions de leur efficacité.

Notes
428.

P. Demougin, « L’Espace de la lecture privée dans les instructions officielles », op.cit.

429.

E. Bautier, B. Charlot, J.-Y. Rochex, Ecole et savoir, op. cit., p. 195. G. Felouzis, « Le ‘‘bon’’ prof », op. cit., p. 365-366 (ce rapport aux enseignants est massif dans les filières professionnelles).

430.

Cf. supra, chapitre 2.