c. les sociabilités lectorales avec les camarades

Lorsqu’ils s’intéressent aux rapports aux savoirs et à la scolarité des élèves, les travaux mentionnent rarement les pairs. Ils privilégient généralement la relation pédagogique dans sa version de face-à-face : professeur-élève ou plutôt savoirs-élèves 431 . Les pairs sont évoqués lorsqu’ils « perturbent » l’ordre scolaire, ses activités ainsi que la relation et la situation pédagogiques 432 , lorsqu’ils empêchent la concentration sur les activités scolaires et la saisie de la logique scolaire 433 ou proposent d’autres sujets de préoccupations 434 . L’attention à la diversité des sollicitations lectorales émises en contexte scolaire permet de les envisager autrement.

Aux sollicitations lectorales dominantes au sein du contexte scolaire, émises par les enseignants et relevant d’une logique de la prescription, répondent des sollicitations lectorales s’inscrivant dans d’autres logiques – de l’incitation ou de la communion – et faisant intervenir un autre partenaire : les pairs particuliers que peuvent être les camarades de classe 435 . En classe, les sociabilités lectorales entre pairs sont parfois portées par un objectif pédagogique et réalisées sous tutelle enseignante. Elles peuvent parfois, au contraire, détourner l’attention et la concentration de ce qui est enseigné.

Les Programmes et Documents d’accompagnement demandent aux enseignants de favoriser les sociabilités lectorales entre élèves par le biais d’activités comme les exposés, les présentations à autrui de lectures, etc. Ils définissent ainsi des sociabilités lectorales légitimes 436 . Quelques enquêtés mentionnent ce type d’activités. Ils témoignent alors souvent de l’efficacité du chapeautage enseignant des sociabilités lectorales. Ainsi Adeline est heureuse d’avoir donné envie de lire Rendez-vous avec la mort d’Agatha Christie à ses camarades de classe à l’occasion d’un exposé. Déjà convaincue de devoir lire une œuvre de Maupassant et recevant l’aval de son père, Esther a arrêté son choix sur Une Vie présenté par l’une de ses camarades de classe :

‘« [A la bibliothèque] j’ai pris un livre... ben Agatha Christie [...] Rendez-vous avec la mort. Le titre i m’avait plu [...] Après j’en ai parlé à toute la classe et i z’ont bien aimé, puis i sont allés le prendre eux aussi... » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’ ‘« Une Vie je l’avais lu... parce que y avait... une fille qui avait fait un exposé en classe en... quatrième [...] ç a avait l’air de me plaire : un petit roman à l’eau de rose... Et puis finalement, c’était pas si... idiot que ça [...] Le nom de Maupassant, aussi... J’en avais pas lu ! [...] L’exposé était bien fait aussi. C’était bien, ça avait l’air... Elle avait pas raconté la fin, c’était vraiment juste un aperçu, comme ça : hop ! Vite ! Elle nous avait dit le... le thème plus ou moins... vite quoi et ça m’avait bien... ça avait l’air bien quoi. Et puis après, à mon avis, j’ai été en parler à mon père... qui m’avait dit ‘‘Ah ben oui, ça tu pourrais le lire, i faudrait qu’on l’achète’’. Mais j’ai dû le lire peu de temps après pendant les... pendant les grandes vacances, alors là, ça m’avait vraiment ravie ! » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’

Mais les récits d’enquêtés mettant l’accent sur les sociabilités lectorales permises par ces activités scolaires sont exceptionnels dans la population. Que ce soit à l’écrit ou à l’oral et devant les camarades de classe, un compte rendu de lecture est d’abord réalisé en direction des enseignants. Il exige la mobilisation de compétences scolaires et s’inscrit moins dans des enjeux de sociabilités que dans des enjeux scolaires : il s’agit de réaliser la présentation d’une œuvre qui corresponde aux attendus professoraux. Ainsi Nils a préparé son exposé sur L’écume des jours à l’aide de documents pour répondre aux attentes professorales, reléguant au second plan l’idée des sociabilités lectorales. Son évocation des consignes d’une telle présentation contient en creux l’inscription de l’exposé dans des sociabilités particulières puisqu’il s’agit de ne pas « tout dévoiler » :

‘« J’ai fait l’exposé dessus... (Et vous deviez présenter quoi dans cet exposé ?) Ben dans l’exposé pff’… Alors déjà on devait présenter l’auteur… ! Euh ben après on avait présenté le roman en fait on avait fait déjà un court résumépour… pas tout dévoiler quand même. Et puis un peu à… énoncer les thèmes qui sont abordés dedans, euh… de quelle façon i sont abordés. Pff’… Je sais pas tout ça ! Voilà… Et puis conclure... si on avait aimé... pourquoi et... Ben c’est tout ! » (Nils ; père : ophtalmologue, doctorat de médecine ; mère : psychologue, nombre d’années d’études après le bac inconnu)’

Outre l’encadrement professoral des sociabilités lectorales entre pairs, la précision de cette évocation des consignes – et sa correspondance avec des consignes formelles – manifeste aussi l’intériorisation par Nils des exigences scolaires collégiennes en matière de lecture 437 . Soucieux de répondre aux attentes scolaires et disposant des conditions matérielles et culturelles propices, cet enquêté met en œuvre des gestes réalisés à l’occasion des lectures prescrites – et pas seulement incitées – (ces gestes sont au cœur de l’analyse du chapitre suivant). En effet, pour préparer son exposé, Nils déclare avoir « relu » le récit, l’avoir « décortiqué », avoir effectué une recherche biographique sur Vian :

‘« (Et pour le faire t’avais utilisé des documents ou tu t’étais fixé sur le texte ? [petit silence] Je sais pas par exemple des dictionnaires... ou des trucs comme ça ?) Ben... déjà, pour les informations sur Boris Vian j’avais dû chercher... un petit peu parce que je connaissais pas bien l’auteur. Après ben... pff’ après j’ai essayé... je l’ai relu deux fois je crois ce livre ! Pour... ’fin je l’ai relu. D’abord, je l’ai lu d’abord une fois après je l’ai relu... passage par passage pour décortiquer un peu, pour trouver les éléments... enfin les thèmes abordés et tout ça ! » (Nils ; père : ophtalmologue, doctorat de médecine ; mère : psychologue, nombre d’années d’études après le bac inconnu)’

Déjà familier des manuels maternels de Lagarde et Michard, Nils assure ses arrières en construisant son exposé à l’aide d’une autre publication qui lui fait percevoir le caractère « métaphorique » de l’œuvre. En même temps qu’il apprend à analyser une œuvre, Nils intériorise en outre des principes légitimes d’appréciation des œuvres. Il déclare en effet comme premier motif d’appréciation de l’œuvre, son côté « métaphorique » :

‘« L’année dernière j’avais lu aussi L’Ecume des jours [...] C’est un de mes romans préférés [...] (Qu’est-ce que t’avais aimé dedans ?) Pff’… ! Je sais pas c’est un peu un ensemble… J’ai tout aimé en fait… C’est une métaphore tout le long… ! Enfin c’est une allégorie ce roman, donc c’est ça que j’ai aimé [...] (Une métaphore de quoi ?) Ben… ! Parce que… en fait ce roman il est très compliqué… Enfin il est compliqué parce que… tout le long du livre y a des allégories et des références alors… C’est un peu compliqué donc… je me souviens plus exactement ! [sourire] Je me souviens… que j’avais bien aimé en tous cas » (Nils)’

Entouré familialement lors de sa familiarisation avec la littérature et « bon élève » de collège, Nils apprécie, sans nécessairement le chercher 438 , les traits stylistiques repérés pour l’exposé.

Ainsi si certaines activités pédagogiques, exceptionnelles, autorisent et encadrent des sociabilités lectorales entre camarades de classe, elles ne mettent pas de côté les exigences scolaires en matière de lecture. Cependant, les élèves sont inégalement préparés à y répondre adéquatement.

Au quotidien les cours de français offrent, sans nécessairement les présenter comme telles, des situations d’échanges autour des textes ayant des similitudes avec des sociabilités lectorales fondées sur une explicitation des lectures et des textes lus. Certains enquêtés comme Aïcha (dont la familiarisation avec la littérature s’est effectuée au sein de ce type de relations, cf. supra, chapitre 2) ou Jérôme mentionnent avec nostalgie ces séances où ils étaient invités à « donner leur avis » sur les œuvres et à échanger avec la classe. Sous la tutelle de l’enseignant toujours, les activités théâtrales donnent l’occasion aux élèves d’établir d’autres sociabilités lectorales entre pairs 439 . Dans ces deux cas, les appropriations des activités scolaires peuvent conduire les élèves à se concentrer sur d’autres enjeux que les seuls objectifs pédagogiques. Elles s’apparentent alors à des chahuts traditionnels 440 . Il en va ainsi d’Edith qui, dans les pièces de Molière, apprécie surtout les « vieilles injures » qu’elle « reprend » avec ses pairs ou de Bertrand qui perd les consignes de son enseignant dans le jeu théâtral :

‘« Molière et tout c’était pas mal [...] Mais bon, c’est la même chose, j’ai pas passé non plus... je veux dire c’est bien à lire une fois comme ça mais à étudier, c’est pas... Nan nan, j’ai pas aimé [...] En fait [au collège] on faisait ce qu’on fait au lycée mais en moins approfondi [...] Molière, ça me plaisait bien t’façons [...] on reprenait les expressions... ou les vieux mots, là, les vieilles injures et... [ petit rire] Nan mais... ben ça change quoi ! C’est pas comme tous les bouquins donc... nan c’est vrai que ça change, c’est pas mal... » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’ ‘« (Le Médecin malgré lui, par exemple, tu te souviens si ça t’avait fait rire, ou euh... pas du tout, ou... si c’était... /) [...] on avait des cours entiers à... consacrés en fait à jouer... et puis après c’est vrai qu’on lisait comme ça... (et ça t’as... ça te plaisait ou pas du tout ?) ouais ben ! ça c’est quand même bien parce que ça permet de rire... et de faire vivre un peu la pièce de théâtre... (hum, et le... l’enseignant i vous donnait des conseils ? sur la manière de jouer et tout ?) un petit peu, mais... i nous donnait tout le temps un peu des conseils et puis... quand tu passes, t’y penses plus trop parce que... ça fait rigoler les autres et c’est... Et c’est marrant parce qu’en fait y en a qui se bafflent... [sic] (ouais ! Tu te souviens toi tu... du passage que t’avais dû jouer ?) nous, c’était... Sganarelle... le passage en latin ! » (Bertrand ; père : officier de l’armée de l’air, bac C +2 ; mère : contrôleur des impôts, nombre d’années après bac C inconnu)’

Enfin, non interrogées systématiquement, les occasions du travail scolaire avec les camarades de classe autour des textes permettent aussi, sans doute, l’instauration de sociabilités lectorales.

Les cours de français au collège ont permis à l’ensemble de la population d’enquête de construire des habitudes de lecture plus ou moins fortes (en fonction de la récurrence des sollicitations) sur des catégories privilégiées de textes – littérature classique et jeunesse figurant sur les listes de suggestion. Par l’organisation même des cours, les sollicitations lectorales qui y sont dominantes relèvent d’une logique de prescription.

Parce qu’elle répond à une volonté d’éducation nationale fondée sur des programmes appliqués à l’ensemble du territoire, parce qu’elle donne à lire essentiellement certains textes (bien que diversifiés par rapport à des périodes antérieures de l’enseignement et par rapport à d’autres niveaux de l’enseignement de français), parce que, du fait de la nature même de son organisation, elle émet surtout des prescriptions lectorales, on peut dire que l’institution scolaire contribue – même si elle n’y parvient pas complètement – à homogénéiser les habitudes de lecture sous l’angle des catégories de textes fréquentées d’une part, et des conditions de leur mise en œuvre d’autre part. Les élèves apprennent en effet à lire en réponse à des prescriptions dont le suivi est fortement encadré.

Néanmoins la légitimité institutionnelle de cette instance de socialisation lectorale et son caractère incontournable du fait de l’obligation scolaire ne lui donnent pas le monopole des sollicitations lectorales.

Par ailleurs les déclarations des enquêtés sur leurs lectures collégiennes permettent de constater qu’ils ne se limitent pas à la littérature figurant sur les listes de suggestion :

Tableau 7 Différentes catégories de textes lues en contextes scolaires ou extra-scolaires durant la période collégienne
  Littérature
classique
figurant sur les listes
Littérature
jeunesse figurant
sur les listes
Bandes
dessinées
Littérature ne figurant pas sur les listes Ouvrages de
référence
Textes religieux Journaux Magazines
Total
71/77 63/77
75/77
56/77 52/77 58/77 35/56 48/77 70/77

Lecture : 56 enquêtés ont lu des bandes dessinées en contextes scolaires ou extra-scolaires durant la période collégienne

Durant la période collégienne, les magazines ont eu quasiment autant de lecteurs que la littérature figurant sur les listes de suggestion au sein de la population d’enquête. Viennent ensuite les ouvrages de référence et les bandes dessinées, avant la littérature ne figurant pas sur les listes de suggestion et les journaux. Ayant lu essentiellement des textes de littérature classique et jeunesse figurant sur les listes de suggestion par le biais de l’institution scolaire, c’est ailleurs que les enquêtés ont découvert les autres catégories de textes.

Il convient d’examiner d’autres intermédiaires à la lecture que l’institution scolaire en s’attachant aux types de sollicitations auxquelles ils recourent – intentionnellement ou non – et les catégories de textes qu’ils amènent à lire.

Notes
431.

E. Bautier et J.-Y. Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit.

432.

M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 273-280.

433.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 118-120.

434.

F. Dubet, Les Lycéens, Paris, Seuil, 1991, 314 p., D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit., B. Lahire, La Culture des individus, op. cit.

435.

La recherche de Thin et Millet souligne que tous les camarades de classe ne sont pas des pairs. Ils ne sont, de ce fait, pas forcément à même de maintenir et de soutenir la présence en classe des élèves bénéficiant peu des gratifications scolaires, p. 246-255. De la même perspective, S. Beaud remarque que l’arrivée de certains élèves dans un lycée de centre ville signe la rupture avec les anciens camarades de classe, les anciens pairs, S. Beaud, 80% au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte & Syros, p. 55-63.

436.

C. Détrez fait état d’un manuel de 5ème qui compte, parmi les savoir-faire du « bien lire », les sociabilités lectorales comme échanges autour de lectures : « Un bon lecteur sait : / Choisir ses livres en bibliothèque et en librairie / Prendre du temps pour lire / Partager ses lectures avec des amis et en parler / Vivre intensément l’histoire mais être capable aussi de l’interpréter », manuel cité in C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 345-346.

437.

Tous les enquêtés ne poussent pas aussi loin la présentation d’une analyse des œuvres à l’occasion des exposés. En revanche, ils déclarent tous devoir répondre à des consignes stabilisées : résumé, présentation des personnages, informations biographiques et bibliographiques sur l’auteur, etc.

438.

P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 112.

439.

Tous les enquêtés n’ont pas réalisé de telles activités autour des pièces de théâtre, cf. infra, chapitre 4, « conversion pratique ».

440.

« Le chahut traditionnel, qui exprime l’intégration à l’univers scolaire, est nécessaire au bon fonctionnement du système pédagogique traditionnel, parce qu’il est à la fois recréation et récréation du groupe pédagogique. », J. Testanière, « Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement du second degré », Revue française de sociologie, VIII, n° spécial 1967, p. 23.