II. Les contextes extra-scolaires : la diversité des sollicitations

En demandant systématiquement aux enquêtés de préciser « comment ils avaient eu entre les mains » les textes qu’ils disaient avoir lu, « s’ils avaient échangé à leur propos », etc., j’ai pu reconstruire d’autres sollicitations lectorales que les seules sollicitations scolaires : certaines réponses désignaient des personnes (tel parent, tel proche, tel enseignant, tel professionnel du livre), d’autres mentionnaient des lieux (bibliothèque, école, librairie ou magasin), d’autres encore évoquaient des circuits promotionnels (télévision, tracts, etc.). Face aux sollicitations scolaires, la diversité des réponses obtenues invitait à établir des distinctions et regroupements entre sollicitations extra-scolaires.

Suite au constat fait par F. de Singly du possible relais parental par les membres de la fratrie en matière d’incitations à la lecture lorsque les parents ne possèdent pas le baccalauréat 441 , on a pensé ensemble les sollicitations lectorales des différents membres de la famille dans un premier mouvement d’analyse du matériau. Mais, par souci de comparaison avec de récentes recherches sur les pratiques culturelles des jeunes, on a opéré, dans un second mouvement, d’autres regroupements en distinguant les membres de la famille selon leur génération 442 . En effet, en s’interrogeant sur les déterminants des pratiques culturelles des jeunes, B. Lahire évoque le régime de « vie sous triple contrainte » des jeunes en matière culturelle entre les pairs, l’école et les parents. Le sociologue regroupe les pairs et les membres de la fratrie 443 . Etudiant quant à elle la transmission culturelle, D. Pasquier distingue une « transmission verticale » d’une « transmission horizontale » des pratiques culturelles, la première étant prise en charge par l’institution scolaire et les adultes, essentiellement les parents, la seconde s’opérant entre pairs 444 .

Reprenant cette logique de distinction entre adultes et enfants, on a associé aux parents, tout adulte proche évoqué comme ayant sollicité telle ou telle lecture qu’il soit membre de la famille – grands-parents, oncles et tantes, etc. – ou membre du voisinage 445 . On a regroupé ensuite, sous l’expression « lieux, activités ou personnes relais », les sollicitations lectorales portées par d’autres adultes, généralement côtoyés au sein d’activités pratiquées avec l’assentiment parental, pour des motifs divers, et pas nécessairement celui d’incitations à la lecture : professionnels de la lecture, animateurs de cours de théâtre, enseignants de religion, etc. Les pairs, enfin, comprennent les individus décrits comme amis, camarades de classe, mais aussi les frères, sœurs et cousins.

Ces « recodages » ne sont pas sans incidence sur la description des réalités lectorales – et donc aussi sans doute culturelles. Ainsi, la lecture des différentes catégories de textes (particulièrement les magazines et les bandes dessinées mais aussi la littérature jeunesse recommandée) paraissait sollicitée par la famille pour un plus grand nombre d’enquêtés lorsque les sollicitations familiales comprenaient celles des frères et sœurs. Ce n’est plus le cas lorsque les membres de la fratrie sont affiliés aux pairs. L’importance de ces derniers croît de manière significative parmi l’ensemble des sollicitateurs lectoraux avec le second recodage 446 . L’explicitation des opérations de construction de l’analyse rappelle que les conclusions dépendent en partie de choix qui peuvent passer inaperçus 447 .

Avant d’étudier les types de sollicitations lectorales que chacun des sollicitateurs extra-scolaires dispense, il convient de présenter rapidement leur poids respectif pour la population d’enquête selon les différentes catégories de textes.

Notes
441.

F. de Singly, « Savoir hériter », op. cit., p. 71 n. 24.

442.

Acception démographique de la notion de « génération », C. Attias-Donfus, Générations et âges de la vie, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1991, p. 57-58.

443.

B. Lahire, La Culture des individus, op. cit, « La jeunesse n’est pas qu’un mot : la vie sous triple contrainte », p. 497-556 ; notamment p. 499-500.

444.

D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit.

445.

D. Thin mentionne le rôle du voisinage en matière de surveillance, D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 108. On a vu que certains enquêtés comme Aïcha ou Leïla (cf. supra, chapitre 2) puisent aussi dans le voisinage des ressources en matière de lecture. A cet égard, le misérabilisme de D. Pasquier à l’endroit des sociabilités de voisinage (comme relevant d’un « pôle solidarité/contrainte » face à un « pôle électif/expression de soi », D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit., p. 164) paraît hors de propos sociologiques. En effet, du point de vue de la détermination sociale des sociabilités et de leur relatif cloisonnement (homophilie), il y a peu de différences entre les sociabilités découvertes sur internet avec des pairs ayant des pratiques culturelles similaires et les sociabilités nouées au bas des immeubles. En revanche, ces sociabilités se distinguent par le fait de rassembler des individus d’origines ou de positions sociales différentes, ayant des activités culturelles elles aussi différentes.

446.

Pour que ce recodage ne soit pas lié à des partis pris théoriques ou idéologiques (sur l’influence des pairs, la diminution de la transmission familiale, etc.) et rende compte des pratiques éducatives réelles et des délégations parentales consenties, voire organisées, il faudrait pousser plus avant des enquêtes sur ce thème.

447.

D. Merllié, « La Construction statistique », op. cit.