b. une forme dominante de sollicitations lectorales entre pairs : la communion

Les lectures à plusieurs constituent une première déclinaison des sociabilités lectorales entre pairs. Différentes activités et différentes catégories de textes y sont propices. Ainsi, la fréquentation à plusieurs de la bibliothèque municipale ou du CDI favorise la lecture de bandes dessinées. La plupart des enquêtés concernés prolongent ainsi des situations de lectures inaugurées durant l’enfance. Pour la période collégienne, ce sont le plus souvent des garçons qui déclarent se retrouver autour de bandes dessinées. Emmanuel continue par exemple de se rendre à la bibliothèque municipale avec ses copains. Ensemble, ils lisent et rient de bandes dessinées :

‘« [avec mes copains] on lit... un peu plus des BD quoi sur place parce que des romans, on va pas commencer à (ouais), c’est trop long... (et quand vous lisez des BD sur place tu... tu racontes aux autres...) ben ouais parce que quand c’est marrant, on... fait ‘‘Ah tiens regarde lis ça’’. On se partage comme ça » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; ont tous les deux suivi une scolarité primaire au Portugal)’

Pour sa part, Sébastien découvre au collège ces sociabilités lectorales. Il fréquente alors une bibliothèque proche de son établissement sur l’impulsion de ses pairs et avec eux. Il y lit également des bandes dessinées :

‘« j’allais souvent à la bibliothèque quand j’étais au collège des trucs comme ça mais... je lisais des trucs sur place ou... mais enfin... c’étaient surtout des BD quand j’étais au collège (t’y allais tout seul ou euh...) euh... ouais j’y allais après les cours [...] avec des copains » (Sébastien ; père : agent SNCF – sans précision – ; mère : femme au foyer ; tous les deux détenteurs du certificat d’études)’

Quelques enquêtés, comme Emmanuel, Ahmed, Nicolas et d’autres, se retrouvent dans les bibliothèques autour d’encyclopédies, de Quid, etc. Ils trouvent ensemble des « informations » et prennent plaisir à visionner ensemble les « animations » des encyclopédies numériques, etc.

Ce sont essentiellement les magazines que les filles déclarent lire à plusieurs. Nombreuses sont celles qui, comme Marie, Julie, Sophie, Malika, Valérie, Véronique, Nadine, etc., déclarent avoir réalisé avec des copines les tests psychologiques proposés dans les magazines de jeunes filles, avoir lu ensemble les conseils esthétiques et sentimentaux publiés ainsi que des témoignages. Ces lectures confortent les amitiés en orchestrant des réactions semblables à telle ou telle réalité évoquée. Le courrier des lecteurs est une occasion de rire et de se moquer ensemble d’autrui ou de le plaindre ; la réalisation en commun des tests psychologiques permet des retours réflexifs sur soi, etc. :

‘« [avant je lisais] des magazines [...] les conneries : Jeune et jolie et des machins comme ça quoi... (ouais ?) ouais des témoignages... de filles machin... ‘‘Je vis ça... conseillez-moi, écrivez-moi’’. Des trucs comme ça, mais... ouais les magazines c’est que ça [...] (et comment t’avais connu ? Tu te souviens ?) ouais c’est... en fait c’est un truc de copines aussi [...] i parlent de mode, ensuite t’as des témoignages... avec une photo ‘‘Ouais, voilà, je m’appelle comme ça... Euh... mon mec i m’a dit ‘machin machin’, je sais pas... ‘machin machin machin’. Alors j’ui dis ‘ouais machin’ ’’. Elle raconte sa vie quoi ça t’intéresse, t’sais c’est... une simple curiosité [...] T’as des réponses en dessous [...] (Et tu disais que, ouais, c’était avec des copines que t’avais connu...) [...] ouais c’était style... t’es assise dans la cour... y en a une qui a un magazine, elles sont toutes autour... elle lit... tu sais elle lit ‘‘Voilà regardez. T’sais écoutez... ‘je m’appelle machin, machin’ ’’. T’sais euh... elle se fout de la gueule de la personne qui a écrit ça ! Ouais des machins comme ça » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’ ‘« Avec mes copines on lit... des magazines de mode... des magazines où y avait des stars ... ça nous arrive ! On se lisait ça... quand on était au collège, mais on n’a pas changé d’habitude, ou des magazines où y a des tests ! Des choses comme ça on aime bien [...] y a Miss, y a... Girl [...] (les tests et tout ça, vous les faites euh... toutes ensemble et tout) ouais on aime bien... on les fait tous et... on dit nos différentes idées et... Si c’est bien [...] on aime surtout bien répondre aux questions. En fait, une fois qu’on a lu les résultats... ça change pas de notre idée du départ. C’est... je trouve que les commentaires qu’i mettent à la fin i... i servent pas trop à grand chose, i servent souvent à rien même ; et que... ce qui me fait le plus plaisir c’est de répondre aux questions ensemble... et de voir si on est différente ou pas. Le problème c’est que c’est... pas bien quand on répond aux questions ensemble, c’est que l’autre elle me dit ‘‘Mais nan, mais t’es bête, mais réfléchis, écoute...’’ t’sais, nanin. Après je fais ‘‘Ah oui, t’as raison’’, et je change. En fait ça fait que... si je regarde bien je réponds pas par moi-même. J’ai fait souvent comme ça. Mais... c’est bien on... on rigole bien et... » (Lamia ; père : ouvrier en usine puis patron de café avec l’un de ses fils, décédé lorsqu’elle était en 6ème, scolarité en Algérie, savait lire et écrire en arabe ; mère : sans profession, scolarité non évoquée)’

Les lectures à voix haute réalisées pour les pairs constituent une autre forme de sociabilité lectorale avec les pairs autour des textes. Ainsi Karine se souvient avoir lu à sa petite sœur « les meilleurs passages » de romans de S. King., « parce que... elle elle aime pas lire, mais elle aime bien que je lui raconte l’histoire... donc... quand y a des passages que je trouve vraiment bien écrits et que j’arrive pas à expliquer... comme ça, ben... je lui lis quoi ».

Mais les lectures à plusieurs ne sont pas les seules sociabilités lectorales entre pairs. Des lectures solitaires nourrissent parfois les sociabilités en constituant des références communes et des implicites entre pairs. C’est parce que les pairs ont lu les mêmes albums de Titeuf ou Astérix qu’ils peuvent se remémorer ensemble les blagues et les répliques. Partageant avec Jean 544 son goût pour les sketchs de Desproges, Colin évoque de telles situations : « on se le citait... mutuellement souvent. Et... ouais ou même... à chaque fois... on les ressort ». Les références communes permettent l’entretien d’une sociabilité quotidienne autour de préoccupations communes 545 . Il en va ainsi des réactions à l’actualité sportive, musicale, ou à celle des jeux vidéo suite aux lectures de journaux ou de magazines spécialisés. Les livres tiennent cette place au sein de certains groupes de pairs. Ainsi Gaëlle s’est emparée de Junk et des romans de la collection Chair de poule que « tout le monde » lisait dans son collège. Ne pas connaître ce qui constitue le sujet de conversation du groupe de pairs empêche dans une certaine mesure d’y participer ou d’être en connivence avec ceux qui le constituent 546 . La logique d’affiliation est parfois redoublée d’une logique compétitive visant à connaître plus, mieux, plus vite que les pairs certains domaines 547 . Ainsi Marie-Eve tire une satisfaction d’autant plus grande de sa lecture intégrale du Seigneur des anneaux qu’elle se distingue par celle-ci de ses pairs amateurs de Tolkien qui ne sont pas parvenus jusqu’au bout du roman. En s’emparant de magazines spécialisés, Philippe cherche à être incollable sur l’actualité internationale de basket et rivalise avec ses camarades de jeu.

Les sociabilités lectorales entre pairs se déclinent autrement encore que par des évocations mimétiques des textes ou par des références à des textes assimilés 548 . Elles passent par exemple par les conseils de lecture, par l’assurance d’un goût ou la simple mise à disposition de textes déjà lus et appréciés. Ce sont alors les satisfactions et expériences lectorales suscitées par tels ou tels textes qui sont évoquées. Ainsi, Lamia lit à la suite de son frère aîné et sur ses conseils Jérôme K. Jérôme parce que, comme lui, elle aime les « énigmes ». Livio change de magazine de jeux vidéo sur les conseils d’un pair averti qui lui a vanté les qualités de Joystick. Vanessa lit les Science et Vie de son frère et lui conseille les articles de Phosphore. Les sollicitations lectorales autour des livres de littérature jeunesse et de ceux ne figurant pas sur les listes de suggestion prennent souvent place au sein de cette forme de sociabilités lectorales. Assurée par sa sœur aînée de la qualité du Gone de Chaâba, Kamel a emprunté le roman d’A. Begag à la bibliothèque. Pour sa part, Edith a suivi les conseils de sa cousine et a lu L’Herbe bleue. Ayant vu sa sœur aînée captivée par le récit de Tolkien, Raoul a souhaité le moment venu s’emparer du Seigneur des anneaux. Peu attirés par les livres, mais ayant intériorisé l’injonction scolaire à la lecture, Bruno, Jérôme, Didier, etc. se sont laissés convaincre par des pairs de découvrir les Livres dont vous êtes le héros. Enfin lorsqu’elles sont accessibles, les bibliothèques des aînés contiennent toujours a minima les livres étudiés en classe. En allant y piocher, des enquêtés comme Eléonore, Samia, Thierry, Salah, etc., soucieux de répondre aux attentes scolaires, ont pu découvrir des œuvres de littérature classique ou jeunesse, ou des « magazi­nes éducatifs ».

Enfin, les lectures communes servent parfois moins de références communes auxquelles les pairs adhèrent, qu’elles ne sont constituées en moyen d’accéder aux références, aux goûts et intérêts potentiellement différents des autres. Ainsi c’est pour connaître les croyances de leurs pairs que quelques enquêtés, à l’instar de Rachid 549 ou de Maxime, ont lu des textes religieux d’autres confessions, que d’autres comme Peggy ont lu des ouvrages sur le surnaturel et les légendes populaires telles celles de « la dame blanche », etc. Si Esther n’est pas parvenue à la fin du Seigneur des anneaux,elle l’a tout de même entamé pour connaître les goûts lectoraux de Marie-Eve qui était déjà dans sa classe en troisième, etc.

Les sollicitations lectorales des pairs ne sont pas toutes de communion. Quelques enquêtés ont suivi ou négligé les incitations individualisées de pairs.

Notes
544.

Son père est directeur marketing d’une entreprise pharmaceutique (sur le questionnaire de prise de contact Jean a écrit « cadre très sup »), doctorat de biologie. Sa mère est conseillère en formation en arrêt maladie depuis longtemps, elle a fait des études de psychologie.

545.

D. Pasquier analyse le même type de sociabilités autour des feuilletons de télévision comme celui intitulé Hélène et les garçons. D. Pasquier, La Culture des sentiments, op. cit.

546.

P. Bourdieu décrit cette logique de consommation comme signe et manifestation (pas forcément intentionnels) d’appartenance au groupe ou à la classe, P. Bourdieu, La Distinction, op. cit. Si la consommation est signe d’appartenance c’est non seulement parce qu’elle permet de se distinguer des autres classes sociales mais aussi parce qu’elle permet de marquer l’affiliation à certaines. Mais, si l’appartenance de classes se manifeste parfois involontairement, la manifestation de l’appartenance au groupe de pairs constitue plus souvent un enjeu conscient et assumé. cf. D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit., p. 56.

547.

Cette logique compétitive n’est pas forcément tournée vers les autres. Elle peut s’appliquer à soi-même. Ainsi, même s’il ne connaît pas de lecteur de Tolkien, Gaspar a constitué la lecture du Seigneur des agneaux (ou d’autres romans de SF ou HF en plusieurs tomes empruntés en bibliothèque) comme un challenge personnel (cf. dans un autre domaine l’étude de cette disposition agonistique, M. Darmon, Approche sociologique de l’anorexie, op. cit., p. 348-351.

548.

La lecture assimilative trouve à se réaliser et à se construire dans d’autres contextes que les sociabilités amicales, comme par exemple un contexte d’études, cf. M. Millet, Les Etudiants de médecine et de sociologie à l’étude, op. cit., p. 545.

549.

Son père est maçon, sa mère est agent d’entretien. Il ne sait pas s’ils ont fait des études.