c. les incitations lectorales des pairs : des sociabilités lectorales non consenties

Connu pour être grand lecteur, Colin a reçu de ses copains, faibles lecteurs, Les Fourmis de Werber, à l’occasion d’un anniversaire. Moins pour son goût pour la lecture que pour son appréciation de Nirvana, Eléonore s’est fait offrir par une copine une biographie du chanteur. Toutefois ces incitations individualisées sont marginales dans la population d’enquête. Leur rareté indique le caractère peu central des lectures au sein des sociabilités amicales, déjà constaté.

Quelques enquêtés mentionnent des sollicitations lectorales de pairs qu’ils n’ont pas suivies. De ce fait, elles font figure d’incitations : les enquêtés n’ont finalement pas partagé les lectures conseillées. Les positionnements des enquêtés à l’endroit de ces incitations sont de deux ordres.

Dans le premier cas, les incitations mémorisées fixent un idéal et offrent l’occasion de projection de soi à-venir en tant que lecteur. Les incitateurs sont alors souvent des pairs plus âgés. Les catégories de textes qu’ils lisent et disent apprécier bénéficient d’un jugement favorable. Ainsi, par la fréquentation de pairs déjà bacheliers, Gaëlle, Marie-Eve, Jean ou d’autres encore ont eu l’occasion d’appréhender la littérature classique sous un jour favorable. Ils ont constitué sa lecture en idéal, leurs habitudes lectorales actuelles – goûts et compétence – ne leur permettant pas encore de le réaliser. Avec sa sœur aînée, étudiante en sciences de l’éducation, ce sont les ouvrages de sciences humaines que Lamia a constitués comme lectures enviables et encore inaccessibles. Quant à Bruno, il s’émerveille des compétences lectorales de son frère aîné qui lui permettent d’être au courant de l’actualité politique et économique et d’en avoir une appréhension avisée.

Dans le second cas, les incitations mémorisées servent au contraire de repoussoir. Parce qu’ils sont plus jeunes, faibles lecteurs, amis de moins longues dates, individus avec lesquels les sociabilités s’appuient sur d’autres activités que les lectures, etc., ils bénéficient d’une faible légitimité en matière d’incitation lectorale. Cette faible légitimité nuit à l’efficacité et au suivi de leurs suggestions. Ainsi Marie-Eve ou Philippe ne lisent pas les romans de S. King que leur conseillent respectivement une correspondante allemande ou des camarades de classe. Livio n’a pas lu le récit de M. Gray que lui a offert l’une de ses sœurs aînées.

Quelles qu’elles soient, ces sollicitations lectorales amicales non suivies témoignent du caractère non nécessaire de leur efficacité. Elles invitent à nuancer la question de la « transmission horizontale » 550 . Comme toutes sollicitations, elles procèdent de conditions de possibilité dont la caractéristique de l’émetteur – être pair – ne constitue qu’un aspect, à lui seul non déterminant.

Ainsi, par les catégories de textes qu’ils conseillent (les magazines, les bandes dessinées, les récits ne figurant pas sur les listes de suggestion) et par le type de sollicitations qu’ils dispensent (la communion), les pairs se distinguent de l’institution scolaire. Cependant, comme les sollicitations de cette dernière, les sollicitations lectorales amicales se caractérisent par le fait de se concentrer sur quelques catégories de textes et de privilégier un type de sollicitations lectorales. Par ailleurs, le suivi de leurs sollicitations dépend le plus souvent de compétences et de dispositions déjà constituées. Les sollicitations des pairs ne semblent en effet jamais si efficaces que lorsqu’elles font écho à d’autres sollicitations, parentales ou scolaires 551 .

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Durant la période collégienne, tous les enquêtés n’ont pas été soumis aux mêmes sollicitations lectorales tant du point de vue des catégories de textes lues que du point de vue des contextes et types de sollicitations. En outre, ces sollicitations lectorales n’ont pas nécessairement trouvé les conditions matérielles, culturelles, etc. de leur efficacité. De ce fait, tous les enquêtés n’ont construit ni les mêmes habitudes de lecture ni les mêmes perceptions des différents contextes de lecture.

Par l’intermédiaire des différentes sollicitations lectorales on a reconstruit les lectures passées des enquêtés sous l’angle des catégories de textes lues et aussi les contextes au sein desquels ils ont été amenés à lire, et à voir leurs lectures validées ou invalidées. On précisera les conditions de constitution des habitudes de lecture durant la période collégienne en revenant sur les expériences de ces sollicitations lectorales (chapitre 5 Expériences heureuses, ambivalentes ou malheureuses des sollicitations lectorales). Avant cela, il convient d’étudier l’autre aspect constitutif des habitudes de lecture que sont les façons de lire. Le chapitre suivant s’attache en effet à analyser la construction des façons de lire et de dire les lectures durant la période collégienne.

Notes
550.

D. Pasquier souligne le caractère relativement dominant de ces transmissions horizontales par rapport aux transmissions verticales. L’auteur effectue ce constat sur une population d’enquête, plus âgée que la nôtre pour la période collégienne ici présentée, puisqu’il s’agit de lycéens. Si D. Pasquier contextualise son propos dans l’introduction, elle s’en écarte au fil de l’ouvrage, D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit., p. 9-10.

551.

On rejoint ainsi le constat fait par M. Millet et D. Thin sur d’autres réalités sociales, M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 264.