Chapitre 4 : La constitution des façons de lire et de dire ses lectures

Introduction. Les conditions de constitution des façons de lire et de dire ses lectures

Proposant une réflexion sur les « outils pour l’analyse des écritures ordinaires », F. Weber soumet à relecture un article de M. Albert-Llorca qui étudie des écrits votifs 552 . Elle souligne l’intérêt de la comparaison entre ces « demandes aux Saints ou à la Vierge » et le modèle épistolaire « de la lettre de requête à un puissant intercesseur ». Cette comparaison permet en effet de montrer que malgré la perception par l’Eglise de ces demandes comme des « prières spontanées » « émouvantes dans leur banalité, supposées faire fi de tout formalisme », celles-ci sont au contraire fortement liées à la « maîtrise » de différents codes : code épistolaire, code liturgique, code de relations interpersonnelles dans des réseaux d’échanges de service. L’analyse d’écrits votifs éclaire l’entremêlement de plusieurs registres. Ainsi,

‘« L’auteur [un fidèle] de la première lettre prend successivement plusieurs tons différents. Il suit dans ses grandes lignes le code épistolaire (un terme d’adresse pour commencer, ‘‘Madame la Vierge Noire’’, un paraphe pour finir). Il utilise d’abord les formules qui sont de mise dans les rapports avec une autorité (‘‘je vous serais reconnaissant de bien vouloir nous donner la santé, la fortune’’ ; ‘‘avec mes remerciements... je vous prie d’agréer’’). Puis il change de ton, dans un post-scriptum placé avant la signature (et non après) qui dénote des rapports plus familiers (‘‘Merci pour votre sens de l’humain, je ne vous oublierai pas’’). Et, entre la lettre administrative incomplète et le post-scriptum familier, il insère un mot liturgique qui détonne (‘‘je vous prie d’agréer... Amen’’). Le mélange des genres manifeste un flottement entre différents codes. » ’

F. Weber s’appuie sur indications diverses données sur les fidèles (tenues vestimentaires, photos, hésitations à écrire sur le cahier, etc.) et sur les productions analysées (écrits votifs) ainsi que sur les analyses réalisées par M. Albert-Llorca (« allusion à la dévotion populaire », etc.) pour pallier l’absence des caractéristiques sociales des scripteurs. Elle suppose qu’il s’agit de « membres de classes populaires, de professions non intellectuelles » et formule des hypothèses sur la forme des écrits votifs et son lien avec le probable niveau scolaire des enquêtés peu élevé :

‘« Et si l’absence des modèles liturgiques dans les écrits votifs était corrélée avec le faible niveau d’instruction de leurs rédacteurs ? Et s’il fallait mettre sur le compte de leur soumission aux modèles liturgiques le fait que ces dévots n’aient le choix qu’entre la répétition à l’identique, voire la photocopie, des prières (excès de ritualisation, certes, mais aussi hypercorrection par crainte de se tromper, incapacité à jouer avec un modèle trop contraignant) et la lettre qui instaure, sur un mode qui est le leur et qu’ils maîtrisent, une relation avec les puissants. Ne faudrait-il pas alors chercher du côté des modes de diffusion et d’appropriation des modèles ? On pourrait suggérer que les membres des classes populaires ne se sentent pas autorisés à jouer avec les modèles liturgiques et que c’est la raison pour laquelle ils récitent ou copient les prières mais utilisent, en accompagnement, un autre modèle à leur disposition, celui de la lettre, diffusé par l’école et par l’école primaire. »’

L’évocation d’écritures populaires extraordinaires et de leur hypothèse d’analyse introduit pleinement à ce chapitre. Celui-ci a en effet pour objet l’étude des façons de lire constituées et mises en œuvre durant la période collégienne par la population d’enquête à partir d’évocations de lectures particulières d’une part et l’analyse des conditions de production de ces façons de lire et de dire ses lectures qui rendent raison de la forme de ces évocations d’autre part. Deux différences majeures distinguent toutefois les perspectives et les démarches : le matériau analysé n’est pas un matériau trouvé mais un matériau produit en entretien en vue d’obtenir notamment des évocations de lectures passées par des enquêtés aux caractéristiques sociales connues ; les entretiens visaient également la production d’un matériau sur les conditions de constitution des façons de lire et de dire les lectures.

Notes
552.

F. Weber, « La lettre et les lettres : codes graphiques, compétences sociales. Des outils pour l’analyse des écritures ordinaires », Genèses 18, janv. 1995, p. 152-165. Les citations qui suivent en sont issues.