1) Les liens entre façons de lire et façons de dire les lectures

a. le lien scolaire

La lecture individuelle, non accompagnée de comptes rendus, est parfois présentée dans les Instructions officielles comme la lecture. Cependant, l’observation des pratiques scolaires conduit à remarquer qu’à l’école, la réalité objective de la lecture ne s’arrête pas aux « opérations de lecture [qui] restent mentales » 553 . Elle comprend aussi la réalisation rétrospective de comptes rendus à partir desquels les enseignants évaluent les compétences de leurs élèves en matière de compréhension et d’analyse des textes. En effet, les compétences lectorales des élèves sont inférées de leurs productions écrites ou orales sur des textes, de leurs réponses apportées aux questions plus ou moins nombreuses et plus ou moins précises qui leur sont posées.

Parce qu’une lecture peut et doit pouvoir se lire sur papier ou s’entendre relatée, le travail de l’enseignant consiste notamment à permettre aux élèves de répondre de manière attendue aux questions posées. Il consiste aussi à pointer, à rectifier et à sanctionner les réponses inadéquates ou non conformes par leur contenu, par leur forme, etc. En effet, dans ses comptes rendus scolaires des lectures, l’élève doit plus décrire les textes que ses expériences lectorales. S’il évoque ces dernières, c’est pour souligner ce qu’elles doivent à des caractéristiques textuelles identifiées et analysées. L’élève doit analyser les personnages plus que les juger et les apprécier. Il doit respecter des règles de convenance et s’attacher à ce qui, d’un point de vue de l’analyse scolaire, est digne d’intérêt : le style et les procédés stylistiques, les options philosophiques des textes, les relations entre les personnages, etc. Le rapport au langage exigé/réclamé dans ces comptes rendus est également particulier : l’élève doit pouvoir produire intentionnellement des discours hors situation d’interactions. Il doit recourir à l’explicitation verbale et non à d’autres langages – corporels, etc. – et bannir les implicites et les allusions permises par des références communes – ou supposées – avec l’interlocuteur 554 .

Le chercheur en sciences sociales qui s’intéresse à ce que font les lecteurs avec les textes et à la compréhension-appropriation qu’ils en ont, n’a ni à enseigner la lecture, ni à évaluer les compétences lectorales de ses enquêtés. Il parie, en revanche, comme l’enseignant, sur le fait que la lecture est appréhendable dans des évocations ultérieures et rétrospectives, orales ou écrites, et non pas seulement dans la saisie d’opérations mentales 555 .

Quelle que soit l’aisance scolaire des enquêtés, leur présence en classe de seconde d’enseignement général offre l’assurance d’une longue fréquentation des conditions scolaires de productions langagières et d’un enseignement de la lecture associant cette pratique et sa mise en mots. Le niveau d’enseignement atteint autorise un tel pari et justifie le dispositif d’enquête choisi : saisir les lectures par la réalisation d’entretien avec des lecteurs (ainsi que la collecte, quand cela était possible, des copies de français des enquêtés). On a ainsi pu réaliser une enquête sociologique susceptible de mettre au jour les différentes réalités sociales que recouvre la lecture (et d’en analyser les conditions de production) en comparant des évocations de lectures passées, c’est-à-dire des façons de dire les lectures passées, indicateurs de façons de lire. Pour rendre possible l’étude de réalités lectorales variées, on a veillé à ne pas évincer des entretiens certaines façons de dire les lectures, disqualifiées scolairement et révélatrices de façons de lire construites hors école ou à l’école mais en dépit des attendus scolaires.

Notes
553.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolairesop. cit.,p. 124.

554.

Dans Culture écrite et inégalités scolaires, B. Lahire s’attache à analyser le rapport au langage requis scolairement et celui entretenu par des élèves en difficulté qu’il caractérise en propre, et non par la négative. Il s’attarde en revanche peu sur les contenus mêmes des productions langagières.

555.

Dans « L’usage faible des images », J.-C. Passeron exprime le désir d’inventer un dispositif permettant de mesurer la variation sociale des « actes sémiques » liées à l’appropriation des œuvres d’art, pointant la discontinuité expressive entre une œuvre inconique et les discours d’accompagnement (discontinuité qui ne se retrouve pas pour les textes littéraires), op. cit., p.259-261.