b. penser les apprentissages des pratiques et de leur mise en mots

Les travaux sur la constitution de pratiques diverses montrent que, selon les conditions d’apprentissage, la mise en mots des pratiques ne s’apprend pas nécessairement simultanément à l’apprentissage des pratiques mêmes. Pour la pratique étudiée qu’est la lecture, ils permettent de formuler l’hypothèse d’une variété des façons de dire les lectures intériorisées et pratiquées par les enquêtés : non seulement du point de vue de la plus ou moins grande mise en mots des lectures, mais aussi du point de vue des contenus et des formes mêmes de ces mises en mots.

Tout apprentissage de pratiques ne s’inscrit pas dans une forme scolaire de relations sociales où ce qui s’enseigne est explicité et où les caractéristiques mêmes de l’explicitation font l’objet d’enseignement. Dans La Raison des plus faibles, B. Lahire étudie l’apprentissage pratique du métier par des employées et des ouvriers : ceux-ci l’ont appris en « voyant faire » « les anciens », en les « imitant » ou en les « copiant », en « essayant de faire » à leur tour, etc. Quand ils ont eu à apprendre le métier à de plus nouveaux qu’eux, ils leur ont « montré » les tâches à effectuer. Parce que « les modes pratiques d’apprentissage ignorent l’explicitation des tâches autre que la désignation des tâches (‘‘il faut faire ça’’ ; ‘‘il faut pas faire ça’’) [...] on apprend ‘‘sur le tas’’ », les propos des enquêtés en entretien sont succincts. L’auteur analyse en effet :

‘« Il n’y a pas de commentaires à faire sur une situation d’‘‘apprentissage’’ qui se passe sans commentaires. Par la brièveté même de certaines réponses, et à travers la manière de répondre aux questions, on mesure la distance qui sépare le sens pratique du travail, de la situation d’entretien comme situation forçant à expliciter verbalement des choses qui ‘‘vont de soi’’. [...] il est difficile pour les enquêtés de rendre compte verbalement, en situation d’entretien, d’une activité professionnelle qu’ils maîtrisent pratiquement » 556

On peut supposer que l’apprentissage de certaines lectures, la découverte de certaines catégories de textes, s’effectue de manière analogue aux modes pratiques d’apprentissage du métier. Peu exercées, on comprendrait ainsi que leurs mises en mots soient elliptiques. Les lectures apprises pratiquement et découvertes sans accompagnement discursif peuvent sans doute plus probablement être passées sous silence, se dire difficilement et peu précisément 557 .

D’autres conditions d’apprentissage sont susceptibles d’associer l’apprentissage des pratiques et celui de leur mise en mots, elle-même plus ou moins développée et spécialisée.

Dans son étude sur la « genèse de l’utilisation de la marijuana pour le plaisir », H. Becker met en évidence le rôle majeur qu’y joue un entourage « expérimenté » 558 . La fréquentation d’initiés apprend en premier lieu qu’ils « utilisent de la marijuana pour ‘‘planer’’ ». Cette fréquentation familiarise donc avec une désignation de la pratique qui, pour être parfois minimale, n’en est pas moins spécialisée (vs les énoncés déictiques mentionnés plus haut, « tu fais ça »). Par ailleurs, les initiés peuvent guider l’apprentissage de la technique et favoriser celui de la perception des effets de la drogue ainsi que celui du goût pour les effets. En aidant au repérage des effets de la drogue et des conditions dans lesquelles ils se produisent, et à la distinction de ces effets avec des effets non souhaités, etc., les initiés rendent possible le fait de savoir « ce que signifie concrètement [ie. physiquement] cette expression » « planer ». Par analogie, l’analyse de la constitution des façons de lire et des attentes lectorales ainsi que des façons de dire les lectures et les expériences lectorales doit prêter attention à l’entourage et aux lecteurs initiés,aux sollicitations lectorales qu’ils sont susceptibles de formuler, aux raisons qu’ils peuvent donner pour inciter la lecture de tels ou tels textes.

Pour L. Boltanski, la maîtrise des « taxinomies morbides et symptomatiques d’origine savante » et celle de « nouvelles catégories de perception du corps » sont liées à « la fréquentation du médecin qui constitue aujourd’hui le principal agent de diffusion médical (et secondairement la lecture d’articles ou d’ouvrages de vulgarisation médicale) » 559 au cours de consultations ou à l’occasion de sociabilités ordinaires (familiales, amicales, professionnelles, etc.). Le sociologue engage ainsi à prêter attention à certaines sources susceptibles de dispenser un savoir et une mise en mots du corps et des sensations corporelles. Par analogie, l’attention aux discours médiatiques sur les lectures ainsi que ceux émis par des professionnels de la lecture peut non seulement guider l’étude de la constitution des façons de lire mais aussi celle des façons de dire les lectures.

Enfin, l’institution scolaire, on l’a dit, encadre la constitution non seulement de façons de lire, mais aussi de leurs mises en mots.

Entre un apprentissage pratique qui s’effectue par monstration, sans retour théorique sur la pratique, ou même sans discours descriptif des pratiques, et un apprentissage essentiellement discursif d’une pratique non exercée, réalisé en entendant ou en lisant des propos sur cette dernière, il existe une variété de situations. Pour la pratique étudiée qu’est la lecture, chacune de ces conditions d’apprentissage est susceptible de favoriser la constitution de façons de lire et de dire les lectures particulières, par leur forme et leur contenu.

Notes
556.

B. Lahire, La Raison des plus faiblesop. cit., p. 34.

557.

B. Lahire, « Logiques pratiques : le ‘‘faire’’ et le ‘‘dire sur le faire’’ », in B. Lahire, L’Esprit sociologique, op. cit., p. 144-145.

558.

H. S. Becker, Outsiders, op. cit., « Chapitre 3. Comment devient-on fumeur de marijuana », p. 64-82.

559.

L. Boltanski, « Les Usages sociaux du corps », Annales ESC, 1971, p. 213.