a. la définition scolaire de la « lecture analytique »

Une « lecture analytique » mobilisant des savoirs métadiscursifs est présente à tous les niveaux de l’institution scolaire. Elle est censée s’enrichir progressivement de différents savoirs. En effet, la grammaire des phrases à laquelle les enfants sont initiés dès l’école primaire, est complétée par la grammaire des textes 562 .

Cependant, malgré la précocité de leur enseignement, la lecture et la posture « analytiques » sont décrites dans les Documents officiels comme des pratiques opposant des difficultés aux élèves. Contrairement à la « lecture cursive », présentée comme étant relativement accessible aux élèves qui « découvrent souvent avec intérêt, voire curiosité, le texte qui leur est proposé », la posture analytique est supposée moins évidente : « [les élèves] ne ressentent pas véritablement en revanche, la nécessité d’étudier [le texte], sinon pour se faire expliquer les passages qui leur paraissent éventuellement obscurs » 563 . Pour lutter contre d’éventuelles résistances écolières, les Documents officiels préconisent un enseignement progressif de la lecture analytique. Cette progression vise l’évolution des exigences en matière d’« outillage technique » et non celle des types de discours étudiés 564 . S’il faut parvenir à une compréhension logique de la narration par une schématisation narrative en 5ème-4ème, l’étude du discours narratif doit commencer en sixième par la compréhension chronologique qui s’appuie sur la diégèse (ce qui est raconté dans un texte). Si elle ne se passe pas d’une désignation et d’une identification de faits textuels, la compréhension chronologique de la narration peut se passer de « termes savants » :

‘« Dans le cas de l’étude du récit par exemple, les questions portent en priorité [...] sur les éléments de l’histoire : espace, temps, personnages, action. On s’appuie sur une étude précise des faits de langue. On met le texte en relation avec son paratexte (titre, chapeau, notes explicatives, etc.) et avec le hors-texte. Le but est à chaque fois de saisir le texte comme univers construit de significations. La lecture ‘‘détaillée’’ n’est donc pas une lecture visant à commenter et expliciter tous les ‘‘détails’’ d’un texte. » 565

En classe de sixième, les Documents officiels invitent à une mobilisation en situation des termes savants de l’analyse textuelle et non à leur enseignement systématique :

‘« À l’occasion de ces lectures, on repère les principales ‘‘lois du genre’’ en discernant les constantes de la structure narrative, ainsi que les dimensions sensible et symbolique des situations mises en scène. Il s’agit donc de toujours associer données formelles, sens et valeurs du texte, en évitant tout excès ‘‘techniciste’’ qui consisterait à n’étudier de l’œuvre que sa charpente narrative. » 566

Pour faciliter l’enseignement de la lecture analytique, les Documents officiels recommandent, outre cette progression, de « montrer [aux élèves] l’utilité de l’étude de textes » 567 en proposant le test d’hypothèses de lecture. Les procédés stylistiques, linguistiques, lexicaux et historiques repérés sont alors les indicateurs d’une compréhension scolairement attendue du texte :

‘« Interpréter un texte signifie partir de ces observations pour construire sans cesse une ou plusieurs significations. Cette phase est essentielle et doit être soigneusement ménagée au collège, modestement, patiemment, et en tenant toujours compte de la spécificité du texte. On fera ainsi étudier, dans un poème, la dimension prosodique pour montrer la densité des relations entre signifiant et signifié et rendre sensibles les élèves aux effets de sens créés ; on fera observer, dans une nouvelle, le jeu des reprises nominales pour analyser la façon dont un narrateur choisit de nommer, et donc de caractériser un personnage ; on fera relever deux champs sémantiques dans un texte pour étudier la manière dont ils se répondent et les systèmes de valeurs qu’ils installent parallèlement, complémentairement ou contradictoirement, par exemple dans une séquence de roman de chevalerie ; on essayera de dégager, en liaison avec les œuvres qui apportent des références culturelles, quelques sujets majeurs de différentes époques et de divers milieux (par exemple, le désir de savoir à la Renaissance, la tolérance et l’intolérance au temps des Lumières). » 568

En classe de 3ème, les différents éléments textuels – thématiques, stylistiques, etc. – sont étudiés « en relation les uns avec les autres (insistances, contrastes, oppositions, similarités, parallélismes), afin de montrer comment, au moment de l’interprétation, ils contribuent à la signification globale du texte. » 569 La production des interprétations repose sur l’attention à des marques textuelles différentes selon les types de discours étudiés :

‘« On fera analyser, dans un texte argumentatif, les éventuelles formes d’ironie et la manière dont elles disqualifient la thèse combattue. On s’arrêtera, dans l’étude du texte autobiographique, sur la distinction entre le temps de l’énonciation et celui des événements rapportés ; on s’intéressera également aux marques d’énonciation qui permettent au narrateur de se situer par rapport à son propos. » 570

Le sujet de l’épreuve de français du brevet des collèges permet de saisir la manière dont est évaluée la maîtrise de la lecture analytique, comment d’un point de vue scolaire, les liens entre différents éléments textuels « contribuent à la signification globale » d’un extrait. Celui proposé en juin 2000 dans les Académies de Besançon, Dijon, Grenoble, Lyon, Nancy-Metz, Reims, Strasbourg, auquel la majorité des enquêtés ont eu à répondre, interrogeait la lecture d’un extrait de Histoire de ma vie de G. Sand 571 .

Document 1 Sujet de l’épreuve de français du brevet des collèges proposé en juin 2000 dans les Académies de Besançon, Dijon, Grenoble, Lyon, Nancy-Metz, Reims, Strasbourg
Document 1 Sujet de l’épreuve de français du brevet des collèges proposé en juin 2000 dans les Académies de Besançon, Dijon, Grenoble, Lyon, Nancy-Metz, Reims, Strasbourg

Les temps, les pronoms, la conjugaison, l’orthographe, le lexique, etc. sont autant d’éléments que les élèves doivent observer et sur lesquels ils doivent s’appuyer pour justifier leur compréhension des textes. Celle-ci est ainsi mise en mots d’une manière particulière. Pour la première question, les élèves doivent comprendre que le texte de G. Sand est l’évocation d’un souvenir en reliant « alors » à une autre information donnée dans le texte (l’extrait commence par « Je ne crois pas avoir revu cette maison de Chaillot depuis 1808 »). Le tableau rempli doit leur permettre de constater plus aisément l’opposition des perceptions enfantines et adultes, etc. La lecture analytique nécessite donc la maîtrise de savoirs spécialisés – linguistiques et stylistiques 572 – ainsi que l’adoption d’un rapport analytique au langage et au texte.

Par ailleurs, en plus d’aider la compréhension du texte – thématique traitée, point de vue idéologique sous-jacent, etc. – les Documents officiels estiment qu’une attention particulière aux procédés linguistiques et stylistiques permet de donner des raisons textuelles à des expériences lectorales. La lecture analytique des textes argumentatifs par exemple désigne, identifie et analyse des procédés stylistiques susceptibles de susciter une adhésion aux discours. Elle permet aux lecteurs de maîtriser leurs réactions :

‘« l’argumentation enfin conduit à prendre en compte la dimension émotionnelle. Sans abolir la part de l’émotion, le travail de l’argumentation invite les élèves à son nécessaire dépassement, et même à prendre conscience de ses modes d’emploi, notamment à travers l’étude des textes : entre l’émotion contrôlée chez Corneille par exemple, et les stratégies de l’émotion qui permettent de susciter, chez Victor Hugo par exemple, la compassion, le mépris, l’enthousiasme, la colère... le travail de l’argumentation s’ouvre ainsi sur la dimension passionnelle et l’expression de soi. » 573

Parallèlement à une étude des procédés stylistiques inscrite dans des savoirs spécialisés, les Documents officiels préconisent la mise en évidence des raisons textuelles et rhétoriques d’une expérience lectorale et l’explicitation des différentes manières de réagir à un texte (être convaincu, persuadé, ému, etc.) 574 . Ils orchestrent ainsi l’intériorisation d’expériences lectorales (en même temps que l’intériorisation du statut subalterne de l’émotion par rapport à la raison 575 ). Cette orchestration apparaît aussi dans la conception officielle d’un enseignement d’une lecture analytique articulée à une lecture cursive : le bon lecteur est celui qui, en plus de pouvoir analyser les procédés stylistiques, a éprouvé les réactions lectorales conformes aux intentions textuelles décryptées ou qui a su réajuster ses réactions lectorales après étude.

Notes
562.

Celle-ci fait désormais partie des enseignements inscrits dans les nouveaux programmes de l’école élémentaire, et s’intègre au « dire, lire, écrire », à l’observation réfléchie de la langue.

563.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 97.

564.

« Aborder successivement les discours narratif, descriptif et explicatif, pour s’arrêter enfin sur le discours argumentatif et l’étudier plus longuement. Une telle progression n’est pas dans l’esprit des programmes. En effet : elle entraînerait une approche exagérément typologique et tendrait à ne retenir du texte que ce qu’il y a d’illustratif de la problématique envisagée ; elle entrerait de ce fait en contradiction avec l’étude des œuvres inscrites au programme, lesquelles n’offrent généralement pas d’exemples de discours pur. », Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 173.

565.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 40. Définition de la lecture analytique pour la classe de 6ème.

566.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège, www.education.gou.fr , p. 9.

567.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 97.

568.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 97.

569.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 178.

570.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 178-179.

571.

On a reproduit ici une partie des questions posées ; pour le sujet intégral, cf. annexe.

572.

La maîtrise d’un savoir sur les formes des discours est requise ainsi qu’une connaissance des différents genres littéraires. L’autobiographie, les mémoires et la poésie lyrique et la poésie engagée étant au programme de la classe de troisième, les élèves devaient pouvoir situer littérairement ce texte.

573.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 170.

574.

Cet enseignement passe notamment par l’identification des « effets sur le lecteur » : « Dans le cas de l’étude du récit par exemple, les questions portent en priorité sur l’énonciation (positions et perspectives énonciatives, effets sur le lecteur...) », Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme et accompagnement, op. cit., p. 40. Cf. infra, chapitre 6.

575.

On pourrait analyser la manière d’être, de croire, de penser, de percevoir et d’agir qui sous-tend l’enseignement du français au collège à la manière de L. Pinto, « Epreuves et prouesses de l’esprit littéraire », Actes de la Recherche en Sciences Sociales n° 123, juin 1998, p. 45-64.