b. la définition scolaire de la « lecture cursive »

La « lecture cursive » s’empare de tous types de textes et désigne toute lecture réalisée hors d’un encadrement scolaire habituel (rythme collectif, évaluation, guide de lecture systématique, etc.). Elle est conçue comme l’outil pédagogique privilégié de la promotion du plaisir de lire et de son initiation. Pour les Documents officiels, une fois éprouvé, le plaisir de lire est supposé susciter des désirs lectoraux. Leur satisfaction est facilitée par une « familiarisation » à des techniques enseignées de choix de textes 576 :

‘« Le choix d’un livre s’opère selon des critères précis (thème, auteur, genre, titre, nombre de pages, première et quatrième de couverture, illustrations éventuelles) auxquelles on familiarise les élèves. Dans le même esprit, on leur montre comment la consultation de la table des matières, la lecture balayage du premier chapitre ou de quelques passages permettent une découverte rapide de l’ouvrage. Cette phase préalable d’exploration du livre est essentielle ; pour que l’élève ait effectivement la possibilité de choisir, elle se déroule au CDI ou dans une bibliothèque » 577

Les évocations d’un journal que l’on feuillette, d’un texte dont on ne « consulte qu’une partie » ou d’une « lecture documentaire ou informative » 578 illustrent la lecture cursive et décrivent des usages ordinaires légitimes de textes non littéraires que les élèves sont susceptibles d’intérioriser au sein de l’institution scolaire. Elles font le lien entre des caractéristiques textuelles particulières – notamment le découpage du texte et son indexation 579 – et des usages et intérêts lectoraux. Si les ouvrages documentaires peuvent faire l’objet d’une lecture informative et formative qui suit le déroulement proposé par l’imprimé, ce n’est pas le cas de tous les ouvrages de référence. Initié en primaire, l’enseignement de la lecture des dictionnaires – dit « maniement » – doit se poursuivre au collège au sein des cours de français jusqu’à ce qu’elle soit familière aux élèves.

‘« En fin de 5ème, les élèves maîtrisent le maniement d’un dictionnaire usuel, distinguent définition et exemple. [...]
on poursuit également l’initiation aux ressources documentaires sur supports informatiques, audiovisuels et multimédias (CD rom). Dans ce domaine, la collaboration avec les documentalistes du CDI est essentielle. » 580 ’ ‘« Pratique du dictionnaire, suite : en fin de 4ème, les élèves doivent savoir utiliser les dictionnaires de langue, de synonymes, d’antonymes, en relation avec le travail sur le vocabulaire.
Dictionnaires et encyclopédies : en fin de cycle, les élèves doivent savoir distinguer, selon les usages adaptés les dictionnaires de langue, les dictionnaires encyclopédiques, les ouvrages encyclopédiques simples. » 581

Les Documents officielsinvitent à exercer les élèves à l’usage d’autres livres de référence que sont les manuels 582 . Les collégiens doivent apprendre à s’orienter à l’aide du sommaire ou de la table des matières et des index, à repérer les différentes rubriques et les renvois, à distinguer sur une page : le titre, le chapeau, le texte, les notes, les documents, etc. Cet enseignement passe donc par la présentation et l’identification de ces marques textuelles (« instruments de repérage ») qui organisent la page et l’ouvrage. Il procède également par la réalisation d’exercices de recherches et par un usage régulier et opportun des ouvrages. Autrement dit la lecture des livres de référence dont les Documents officiels définissent l’enseignement se distingue d’une lecture linéaire et in extenso : elle est ponctuelle et justifiée par des objectifs à atteindre : fixés par le lecteur ou par autrui et non par le déroulement d’une argumentation ou la succession des pages. Les dictionnaires et les manuels sont des outils du travail scolaire, et doivent être lus comme tels.

Mais les Documents officiels dessinent surtout les contours d’une lecture cursive de la littérature qui s’articule à la lecture analytique. Ils recommandent un encadrement euphémisé de ces lectures et de leurs mises en mots. Ils critiquent par exemple l’évaluation des lectures cursives d’œuvres par le biais de fiches de lecture, surtout lorsque cette évaluation est isolée d’un travail en classe :

‘« la pratique des fiches de lecture ‘‘relevées et notées’’ paraît peu susceptible de développer chez l’élève le goût de la lecture. D’une manière générale, les fiches ne doivent jamais être coupées d’un travail sur le texte en classe. » 583

Les Documents officiels encouragent différentes activités pédagogiques :

‘la lecture cursive « doit être prise en compte dans des activités d’échange, en classe, sur les livres lus. Des fiches de lecture présentées oralement ou par écrit et destinées à guider le choix d’un autre lecteur peuvent ainsi être rédigées, des questionnaires peuvent être élaborés, des jeux imaginés, des affiches ou des panneaux d’exposition réalisés, des exposés et des débats organisés, des comparaisons établies, etc. » 584

Comme pour signifier le caractère évident de la lecture cursive, les Documents officiels la qualifient d’« ordinaire ». Ce faisant, ils légitiment en fait une définition particulière de la lecture ordinaire de la littérature : une lecture non seulement participative – c’est-à-dire permettant des expériences lectorales conformes aux caractéristiques textuelles analysées (le rire répondant à la comédie, la catharsis à la tragédie, l’identification au roman initiatique, la réflexion éthique aux contes philosophiques, etc.) – mais aussi formatrice par un va-et-vient entre expérience vécue et expérience lue 585 .

Parallèlement à la valorisation de cette lecture 586 , les Documents officiels accordent une importance nouvelle au ressenti du lecteur, à la rencontre entre le texte et le lecteur 587 . Supposée faciliter « l’identification aux personnages et aux situations », favoriser le « goût de lire » et permettre d’« aimer des auteurs » 588 , la littérature jeunesse est désignée comme support privilégié de l’enseignement de la lecture cursive de la littérature tout au long de la scolarité collégienne. Les Documents officiels espèrent toutefois le délaissement progressif des œuvres « simples et stéréotypées » au profit d’œuvres dont les qualités littéraires sont reconnues, qui ne relèvent pas d’une littérature de genre :

‘« [l’élève doit] choisir de plus en plus en fonction de ses lectures passées et abandonner des genres très stéréotypés, comme le roman d’aventures, pour des œuvres qui surprennent et bouleversent quelque peu les univers littéraires auxquels il était habitué (de Stephen King à Mérimée ou Maupassant, ou de Conan Doyle à Edgar Poe...). 589  »’

Par le truchement des goûts enfantins supposés et renforcés, si ce n’est constitués, la lecture cursive est donc pensée propice à une familiarisation heureuse avec la lecture et la littérature. Elle est présentée comme l’instrument privilégié permettant de lutter contre une inégale « imprégna­tion » familiale à certaines références culturelles.

En outre, la lecture cursive doit initier les élèves à la variété des pactes lectoraux en leur soumettant des « œuvres exemplaires » de différents genres et de différentes époques. En effet, au gré de lectures variées, les élèves doivent « repérer les propriétés des genres narratifs » 590  ; ils doivent connaître et éprouver, si ce n’est apprécier 591 , les pactes lectoraux qui y sont associés :

‘« En 5e et en 4e, l’attention portée aux genres se renforce : les codes qui les régissent déterminent pour une large part les horizons d’attente du lecteur. Ainsi, les genres, loin d’être étudiés comme de simples instruments de classification de textes, sont mis en prise directe avec la lecture elle-même. » 592

Pour faire apprécier aux élèves la caractéristique générique des pièces de théâtre tout en permettant de travailler « l’oral », les Documents officiels recommandent « fortement » mais sans les obliger, différentes activités : le jeu de scènes, la vision ou l’écoute de représentations théâtrales 593 .

De cette familiarisation avec la littérature, il est attendu une progressive adéquation 594 des réactions lectorales enfantines et des intentions auctoriales ou éditoriales dégagées des textes. Cette adéquation apporte une justification – s’il en faut – de l’analyse rhétorique par l’expérience lectorale des élèves car la lecture cursive on l’a dit est en effet conçue pédagogiquement dans son articulation à la lecture analytique. L’« identification aux personnages et aux situations » éprouvée à la lecture de romans d’aventure ou le rire suscité par les farces sont des expériences lectorales qui assoient la légitimité des analyses de la construction narrative des romans ou d’un comique de situation. La lecture cursive « exerce une double fonction de préparation ou de prolongement » 595 des lectures analytiques. Réciproquement, la lecture analytique doit « nourrir et enrichir » les lectures cursives ultérieures des élèves ; elle doit s’appuyer sur celles qu’ils ont réalisées au sein ou en dehors de l’école et non « les ignorer ou les refouler » 596 . Cette articulation s’opère notamment sur la base de ce que progressivement les élèves ont appris à reconnaître et à apprécier prioritairement dans les textes (éléments de la diégèse – personnages, lieux, actions, etc. –, propriétés génériques, etc.) :

‘« les élèves parviennent à indiquer, après une lecture sans adjuvant particulier, le sens global, la destination et les caractéristiques principales (forme, genre, registre majeur) de ce qu’ils ont lu. » 597
Notes
576.

A. Viala souligne la correspondance non systématique des différents composants d’une « rhétorique du lecteur » : « choix d’un texte », « définition d’un objectif », « mise en place d’un programme de transposition », A. Viala, « L’enjeu : rhétorique du lecteur et lecture littéraire », in M. Picard (dir.), La lecture littéraire, Paris, éds. Clancier-Guénaud, 1987, p. 19 et 21.

577.

Ministère de l’Education nationale, Accompagnement des programmes du cycle central, www.education.gouv.fr , p. 17.

578.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège, op. cit., p. 39.

579.

Cf. L’analyse des manières de lire des étudiants de 3ème année de médecine qui doivent s’emparer de textes fortement découpés et indexés que sont les manuels, cf. Millet M., Les Etudiants de médecine et de sociologie à l’étude, op. cit., p. 558-559. L’enseignement de cette manière de lire est donc préconisé dès le collège sur des textes partageant des caractéristiques formelles. Si tant est qu’ils aient été réceptifs à cet enseignement, les étudiants de médecine peuvent avoir une longue habitude scolaire de cette manière de lire.

580.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme. Classes de 5 ème et 4 ème , op. cit.,p. 69.

581.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme. Classes de 5 ème et 4 ème , op. cit.,p. 71.

582.

Le recours aux manuels est recommandé plus systématiquement que celui aux documentaires et aux ouvrages scientifiques ou de vulgarisation scientifique.

583.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme. Classes de 5 ème et 4 ème , op. cit.,p. 96. Par ailleurs, la place secondaire de la lecture cursive dans l’évaluation des compétences de français atténue la tension qui peut entourer la réalisation d’autres activités scolaires comme les productions d’écrits.

584.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. Français. Programme. Classes de 5 ème et 4 ème , op. cit.,p. 96.

585.

C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 363, E. Schön, « La ‘‘fabrication’’ du lecteur », op. cit., etc.

586.

La valorisation de cette lecture est récente. Avant d’avoir été illégitime, la lecture participative de la littérature dans sa forme identificatoire a même longtemps fait l’objet d’interdits sociaux – scolaires, religieux, etc. R. Chartier évoque par exemple les interdictions de la littérature de fiction par les autorités castillanes au XVIe siècle ainsi que les craintes vis-à-vis de la lecture silencieuse (de ses pouvoirs supposés de captation du lecteur et de ses dangers de troubler les frontières entre le réel et l’imaginaire), R. Chartier, « Lectures et ‘‘lecteurs populaires’’ », in R. Chartier et G. Cavallo (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, rééd. Seuil, 2001, p. 348.

587.

La lecture de divertissement par la fiction que G. Mauger et C. F. Poliak décrivent et dégagent de leur enquête, n’est pas si distincte de la lecture cursive ordinaire légitimée par l’institution scolaire. Autrement dit, la rupture avec « l’ethnocentrisme lettré » que les sociologues revendiquent en évoquant l’importance de cette lecture tient moins compte des discours scolaires que des discours extra-scolaires sur la culture, G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 24.

588.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, p.93.

589.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 177-178.

590.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 68.

591.

A condition qu’elle n’empêche pas leur connaissance, la dépréciation de certains genres ou sous-genres est autorisée par les Documents officiels. Recommandation est faite aux enseignants par exemple de ne pas pénaliser les « erreurs ou errances : une erreur de compréhension n’est pas une faute, commencer un livre et s’apercevoir qu’il rebute non plus. », Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 178.

592.

Ministère de l’Education nationale, Accompagnement des programmes du cycle central, www.education.gouv.fr ,, p. 14.

593.

Ministère de l’Education nationale, Accompagnement des Programmes, cycle central, www.education.gouv.fr ,, p. 24.

594.

C’est une connivence culturelle entre auteurs et lecteurs que l’enseignement d’une lecture participative peut chercher à rendre possible. A. Viala met au principe de son analyse en réception de l’œuvre de Le Clézio une telle connivence,A. Viala, « Sociopoétique », op. cit.

595.

Ministère de l’Education nationale, Accompagnement des programmes du cycle central, www.education.gouv.fr , p. 17. Pour la classe de troisième, il est spécifié : « la lecture cursive permet la découverte d’une époque ou d’un genre littéraire (la nouvelle fantastique, le roman policier) avant l’étude [de textes] représentatifs de cette époque ou de ce genre. Il est possible de ménager des étapes dans la découverte et, par exemple, de partir d’autobiographies très simples (R. Gary, La Promesse de l’aube, Azouz Begag, Le Gone du Chaâba) pour en venir ensuite à des autobiographies plus complexes (Chateaubriand, Rousseau, N. Sarraute) abordées à travers une série d’extraits. », Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 177.

596.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 54.

597.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 177.