c. délimitation d’une connaissance de la littérature

En plus d’apprendre à lire, à éprouver des satisfactions lectorales et à analyser des textes – extraits ou œuvres intégrales –, les élèves sont supposés acquérir une vision analytique de la littérature permettant de caractériser les textes en fonction de leurs auteurs et de critères génériques, esthétiques et historiques. Cette caractérisation ne s’inscrit pas seulement dans une analyse stylistique et poétique des textes et des effets possibles sur le lecteur des procédés stylistiques, mais aussi dans une perspective d’histoire littéraire. Les concepteurs des nouveaux programmes déclarent en effet avoir proposé « un cadre d’ensemble qui associe histoire littéraire et poétique » 598 .

Au collège, l’appréhension analytique de la littérature se décline de trois manières principales. La première passe par la découverte d’œuvres d’époques différentes au fil des années. On souhaite ainsi que les élèves se familiarisent avec l’histoire littéraire. La littérature latine est privilégiée en 6ème. Les œuvres du Moyen âge et de la Renaissance sont au programme de 5ème. Les XVIIe, XVIIIe et XIXe constituent les siècles dans lesquels on puise des œuvres en 4ème. Enfin, des œuvres des XIXe et XXe siècles sont étudiées en 3ème.

La découverte des différents genres, registres et discours est une deuxième déclinaison de l’appréhension analytique de la littérature : le récit, le théâtre, la poésie, l’épistolaire, le tragique, le comique, le polémique, le narratif, le descriptif, l’argumentatif, etc., sont des catégories que les élèves doivent mémoriser au cours de leur scolarité collégienne. Pour A. Viala, l’enseignement de ces notions a plusieurs avantages. D’abord, comme l’illustre la présentation d’un angle d’étude de Phèdre, cet enseignement permet de mieux comprendre les textes en proposant une grille de lecture soulignant le point de vue des auteurs sur le monde (les uns par rapport aux autres) :

‘« en travaillant sur Racine, par exemple, et pour prendre un titre souvent étudié, Phèdre, il est bon que l’élève puisse voir qu’il y a bien là un genre, la tragédie, mais aussi qu’il y a quelque chose de plus large, le tragique ; et que ce tragique dialogue avec d’autres formes de pratique théâtrale dans d’autres cultures (une tragédie de Shakespeare n’est pas construite comme une tragédie de Racine) ou avec d’autres modes d’expression, d’autres formes ; ce qui amène à s’interroger sur ce qui a été désigné là comme des registres : le tragique, le comique, le polémique, etc. Or ces registres correspondent à des façons de regarder le monde. Par exemple, Phèdre est le tragique d’une passion interdite, la concupiscence : Phèdre affronte un désir concupiscent violent dont elle n’a plus la maîtrise. A la même époque, Don Juan est un personnage de concupiscence, mais lui la vit au contraire avec cynisme. Ainsi, il faut voir que le fait de donner une signification tragique, ou comique, ou pathétique, c’est déjà un jugement porté sur les choses. » 599

En retour, la lecture des textes rend tangibles ces notions et permet de les éprouver avant d’en connaître des « définitions préétablies » 600 . Le programme de français de 5ème préconise par exemple de mettre les textes « en relation les uns avec les autres, ainsi qu’avec les œuvres lues en 6ème, [pour faire] percevoir des effets d’écho, de reprise, et éventuellement de parodie. » 601

Pour A. Viala, le deuxième avantage de cet enseignement des genres, registres et discours est de recontextualiser, dans l’histoire et dans les savoirs, des catégories ordinaires. Ces catégories qui servent, par exemple, à l’organisation de la production et de la diffusion culturelles :

‘« [est-ce] faire preuve d’abstraction que de confronter les élèves à la comédie et au comique ? Le comique est une catégorie que l’on rencontre partout, ‘‘comédie’’ est couramment employée pour caractériser des films, des émissions de télé, des spectacles aussi bien que des œuvres de théâtre. Même chose pour le tragique, pour le fantastique, etc. Ces mots que les élèves emploient de façon banale, on veut leur dire ce qu’ils véhiculent, ce qu’ils portent en eux, afin qu’ils s’aperçoivent que cela correspond à une histoire. » 602

De la sorte, les élèves peuvent aussi être familiarisés, dès le collège, avec l’histoire littéraire et avec une appréhension analytique de la littérature. Ils sont invités à reconsidérer leur expérience ordinaire à l’aune des savoirs étudiés.

Enfin, il y a une troisième manière, plus traditionnelle 603 , d’appréhender la littérature – et les autres domaines de productions culturelles – de façon analytique. Elle s’appuie sur une connais­sance progressive de certains auteurs : de leurs œuvres, de leur style (genre, registre, etc. de prédilection) mais aussi de leur « notoriété ». Elle permet de situer les auteurs les uns par rapport aux autres. Les auteurs sont alors une coordonnée fondamentale des textes – l’étude du genre biographique et celle de l’argumentation contribuent sans doute à une mise en avant des auteurs. Les élèves sont progressivement incités à s’y référer pour choisir leur lecture :

‘« L’élève de 3ème, déjà formé aux techniques qui permettent d’explorer rapidement un livre avant de le choisir, peut progressivement découvrir et accepter d’autres critères de choix, comme la notoriété d’un écrivain ou l’importance – historique, sociale, culturelle – d’un ouvrage. » 604

Dans un même mouvement, les élèves peuvent construire une échelle des légitimités littéraires sur la base de la plus ou moins grande notoriété et de la plus ou moins grande reconnaissance scolaire des auteurs. Cette reconnaissance scolaire des auteurs apparaît dans les Documents officiels. Ainsi les listes non limitatives de titres suggérés précisent : « On appelle ici ‘‘classiques’’ les œuvres reconnues par l’histoire littéraire et usuelles dans les pratiques d’enseignement. » Il est de même conseillé de recourir « aux classiques du genre » pour les romans policiers et les romans d’aventure (Agatha Christie, Arthur Conan Doyle, Alfred Hitchcock, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Pierre Very ou Jack London, Jules Verne). Références culturelles communes, qualités littéraires reconnues, habitudes d’enseignement 605 se mêlent pour établir et transmettre des priorités lectorales si ce n’est des hiérarchies culturelles – puisque les concepteurs des Documents officiels s’en défendent.

Ainsi les Documents officiels préconisent l’enseignement de différentes lectures et leur articulation. Ils promeuvent de la sorte une « lecture ordinaire » tout en harmonie avec la lecture analytique enseignée. Ils encouragent de travailler des catégories et des pratiques ordinaires à partir des savoirs et savoir-faire scolaires. La « lecture ordinaire » souhaitée officiellement se distingue donc d’autres lectures participatives : celles qui, par exemple, détournent, pas nécessairement consciemment, les intentions auctoriales ou éditoriales inscrites dans les textes : rire de tragédies ou de livres d’horreur, lire des faits divers pour se faire peur, etc., celles qui reposent sur des quiproquos 606 ou celles qui sont plus centrées sur les ressentis lectoraux et usages faits des textes que sur des caractéristiques textuelles.

Ces Textes officiels informent des attendus en matière d’enseignement des lectures. Leur connaissance est donc nécessaire à la construction d’indicateurs permettant de repérer des façons de lire et des conditions de leur constitution. En revanche, on ne peut mécaniquement déduire de ces Textes officiels les façons de lire et de dire les lectures constituées par les élèves durant la période collégienne au sein des cours de français : d’une part parce que selon les conditions d’enseignement (options pédagogiques des enseignants, publics scolaires, etc.), les textes officiels peuvent avoir des actualisations variées ; d’autre part parce que les appropriations écolières de ces actualisations peuvent aussi être diverses. L’enquête auprès des élèves offre un autre matériau que les seuls Documents officiels pour reconstruire des parcours lectoraux.

Pour marquer la distinction entre l’étude proposée et les perspectives institutionnelles – prises en compte comme éléments parmi d’autres de conditions de constitution des façons de lire –, on emploie l’expression « façons de lire », « façons de dire les lectures » et parfois « appréhensions des textes » plutôt que « lectures » (analytique, cursive, etc.).

Notes
598.

Président de 1992 à 2002 de la commission chargée de refondre les programmes de l’enseignement de français, A. Viala défend ces derniers dans un entretien accordé au Débat. « Former la personne et le citoyen. Entretien avec Alain Viala », Le Débat. Histoire, politique, société n° 135, mai-août 2005, p. 19.

599.

Ibidem, p. 11.

600.

A. Viala utilise cette expression à propos des « mouvements littéraires » qui sont au programme des classes de lycée des nouveaux programmes, ibidem, p. 16. Ces nouveaux programmes préconisent une appréhension des mouvements littéraires par la lecture et la comparaison d’œuvres intégrales, plutôt que par la présentation d’une représentation schématique de la littérature comme univers de productions. Le parti pris d’un tel enseignement de la littérature est celui de faire connaître les œuvres par une lecture orientée mais effective, plutôt qu’indirectement, par des leçons récapitulatives et synthétiques. Ce parti pris prend place dans une organisation progressive des enseignements qui voue à l’enseignement supérieur le rôle de la transmission des savoirs savants, des représentations analytiques et des points de vue théoriques permettant la construction de différents savoirs analytiques.

601.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 69.

602.

A. Viala, « Former la personne et le citoyen », op. cit., p. 20.

603.

Pour J. Dubois, l’enseignement de la littérature à la fin des années 1970 apprend notamment à identifier la production textuelle comme un univers hiérarchisé et ordonné selon des catégories historiques et stylistiques. Cette représentation de la production textuelle correspond plus ou moins à celle que l’histoire et la critique, par leur « discours d’escorte de la littérature », ont constitué au fil du temps, J. Dubois, L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Nathan-Labor, 1978, p. 79.

604.

Ministère de l’Education nationale, Enseigner au collège. F rançais. Programme, op. cit., p. 177-178.

605.

A. Viala, « Qu'est-ce qu'un classique ? », BBF, 1992, n° 1, p. 6-15.

606.

J.-C. Passeron, « L’Usage faible des images », op. cit., p. 278.