e. attentes lectorales et catégories de textes : les habitudes lectorales constituées

Par la récurrence d’expériences lectorales et l’homogénéité de sollicitations entendues/ retenues, on peut comprendre que des lecteurs aient construit des liens entre catégories de textes et attentes lectorales et soient plus ou moins réceptifs à des expériences lectorales différentes. On peut relire sous cet angle les réactions négatives d’un lecteur interrogé par S. Tralongo à l’endroit du Très-Bas de C. Bobin 618 . Léon, à la retraite au moment de l’entretien, est devenu ingénieur chimiste suite à une reprise d’études (détenteur d’un CEP, il suit à 27 ans en cours du soir les formations qui lui permettent de rejoindre des études supérieures). Son « expérience de réception malheureuse [repose sur] une discussion et contestation du discours de Bobin relatif aux rôles des pères et des mères ». S. Tralongo explique cette réception malheureuse par la mise en œuvre d’une appropriation éthico-pratique du texte, par une appréhension de la « vie dans une dimension plutôt ascétique, fondée sur l’effort récompensé » et par la lecture effectuée au cours d’une période paisible de sa vie. Les attentes lectorales constituées par cet enquêté à l’endroit de différents textes peuvent sans doute aussi éclairer la réaction négative de cet enquêté aux textes de C. Bobin, son insensibilité à la « fonction d’aide symbolique » dégagée par S. Tralongo. En effet, les attentes lectorales de Léon vis-à-vis de la littérature sont celles d’une participation romanesque et non celles d’une « aide symbolique » pour mieux vivre une situation biographique. S’il connaît cette attente lectorale pour l’avoir satisfaite, Léon ne l’associe pas à la littérature mais à des ouvrages de vulgarisation de psychanalyse.

‘De sa trajectoire scolaire et professionnelle, il est resté à Léon une habitude de lecture des manuels et ouvrages d’informatique, de statistiques, de comptabilité à usage professionnel. Pour ce qui est de la littérature, Léon « ne mobilise aucune stratégie particulière, et attend en quelque sorte que le livre lui arrive entre les mains ». Cependant, il apprécie plutôt les romans policiers et les romans d’aventure. Il a lu par ailleurs pendant longtemps les « histoires condensées » proposées dans La Sélection du Reader’s Digest appréciant les récits de « gens qui partaient à la conquête, à l’aventure, au pôle Nord, au Canada, enfin n’importe où. » Au cours de vie, il a acheté en grande surface des ouvrages de sciences occultes qui l’ont « toujours beaucoup intéressé ». Il a lu aussi un ouvrage « de vulgarisation de la psychanalyse » alors qu’il traversait une période biographique difficile (après un divorce). Ce livre « permet à Léon de trouver des formules qui vont l’aider à changer son appréhension d’une situation conflictuelle (les rapports avec sa seconde femme au moment de leur divorce). » ’

Il est probable qu’au fil des lectures réalisées et des sollicitations auxquelles ils ont été confrontés, les lecteurs ont constitué des liens entre attentes lectorales et catégories de textes. Du fait de la variété des sollicitations lectorales et de la non efficacité intrinsèque des textes, on ne peut préjuger de liens universels (c’est-à-dire partagés par l’ensemble des enquêtés et d’autres lecteurs) entre attentes lectorales ou expériences lectorales et catégories de textes.

En ayant intériorisé au sein de l’institution scolaire, sur les lieux de distribution, par les médias ou par le biais de sociabilités, les usages les plus reconnus des différentes catégories de textes, ou les pactes lectoraux attenant à tels ou tels genres littéraires, il se peut que les lecteurs aient constitué les attentes lectorales correspondant aux caractéristiques des textes mises en avant socialement : ils lisent la presse pour s’informer ; ils lisent des ouvrages de référence pour s’assurer d’un savoir ou trouver des guides pratiques ; ils lisent la littérature pour se divertir 619 , les bandes dessinées humoristiques pour rire, des livres d’horreur pour se faire peur, etc.

Cependant, ces liens ne sont pas systématiques. Ainsi, les manuels de correspondance diffusés « au plus grand nombre » au XIXe siècle sont moins saisis comme ouvrages pratiques donnant en exemple des modèles épistolaires que comme des livres de fiction d’un genre particulier, et inversement les épistoliers populaires trouvent dans le roman sentimental et la rhétorique religieuse de la supplication des modèles pour certains courriers (lettres amoureuses et lettres d’un ouvrier à son employeur) 620 . De la même manière, G. Mauger et C. F. Poliak 621 ont montré avec intérêt que les « livres pratiques » ne sont pas les seuls textes à pouvoir être convertis en pratique : « la lecture littéraire induit, sans s’y réduire, une forme d’apprentissage du monde des choses humaines en situation imaginaire, hors situation scolaire et hors apprentissage in vivo ou in vitro » ; les magazines ou revues spécialisées peuvent dispenser des connaissances pratiques et techniques ou des informations susceptibles d’être mobilisées ultérieurement, etc. Inversement les livres pratiques ou magazines peuvent être le support de rêveries 622 , de discussions, etc. plutôt que de mises en pratiques.

Susceptibles de médiatiser la découverte des textes en orchestrant des expériences lectorales, les sociabilités autour des textes feront l’objet d’une attention particulière en rupture avec la conception dominante et légitime de la lecture comme pratique individuelle et silencieuse 623

‘Les sociabilités lectorales sont singulièrement absentes de l’article de G. Mauger et C. F. Poliak. Elles sont peu évoquées comme principes et modalités de sélection des catégories de textes par les lecteurs, et comme modalités particulières de lecture (les lectures à plusieurs). Effet de population d’enquête ou effet théorique ? Tout se passe comme si, sans le savoir et bien que rompant par d’autres aspects avec la conception ethnocentriste de la lecture lettrée, les sociologues restaient aux prises de cette dernière quant à la conception de la lecture comme pratique individuelle et silencieuse.’

Or, les sociabilités lectorales peuvent permettre la constitution progressive d’attentes lectorales à l’endroit des textes, détournant plus ou moins les fonctions socialement reconnues aux textes : les lecteurs lisent des magazines de jeunes filles ou des magazines people au second degré plutôt que dans une perspective informative ; ils lisent des romans d’horreur pour rire et des faits divers pour se faire peur ; ils lisent de la littérature pour l’analyser 624 , etc.

Pour comprendre et étudier les façons de lire et de dire les lectures constituées par les enquêtés durant la période collégienne, il était donc impératif de reconstruire les différentes sollicitations lectorales auxquelles ils ont été confrontés et auxquelles ils ont été sensibles. C’est à l’appui des réflexions précédentes et dans cette perspective, qu’on a élaboré et mené les entretiens. Ainsi pour chaque lecture évoquée on demandait « comment tu l’as découvert ? Comment tu l’as eu entre les mains ? » Pour une reconstitution des attentes lectorales, on interrogeait « est-ce qu’on te l’avait conseillé ? », « tu te souviens de ce qu’on t’en avait dit ? », « qu’est-ce qui t’avait fait envie ? » (que les intermédiaires soient des enseignants, des proches, des pairs ou des professionnels du livre). On posait aussi des questions sur les lieux d’approvisionnement fréquentés et sur l’orientation des lecteurs au sein de ceux-ci, l’attention au classement, la sollicitation du personnel, etc. Des questions abordaient les lectures de magazines et des critiques de produits culturels, ainsi que les conditions de lecture et notamment, les sociabilités lectorales et les lectures effectuées à plusieurs. Enfin, on souhaitait approcher les conditions des inégales propensions à la prolixité en entretien au sein de la population d’enquête. S. Tralongo notait que par rapport aux propos des lecteurs adultes enquêtés sur leur réception du Très-Bas, « les termes pour relater ces impressions [de lecture] » des élèves de seconde étaient « relativement peu nombreux » et portaient sur « quelques expressions redondantes d’un lycéen à l’autre. Il y a ceux qui ‘‘ont bien aimé’’, et ceux qui ‘‘n’ont pas du tout aimé’’ [...] [et] quelques expressions plus ambivalentes » 625 . Au sein d’une population d’âge et de diplôme équivalents, on a pu appréhender les différentes habitudes à la production de discours rétrospectifs sur les lectures en interrogeant les discussions autour des textes, réalisées en classe ou en dehors de l’école.

On a également réalisé les entretiens en vue de tenir compte, quand cela était possible, des différentes modalités de constitution des habitudes : par entendre-dire, par voir-faire et faire soi-même. Parce que l’initiation et la familiarisation se passent parfois de mise en œuvre immédiate, il était important de connaître ce à quoi les enquêtés avaient été confrontés, familialement et scolairement (même s’ils ne reproduisaient pas nécessairement les pratiques de l’entourage durant la période collégienne – ni forcément ensuite –) :

‘« Et c’est souvent par le témoignage après-coup que l’on peut prendre acte de l’effet socialisateur de certaines situations qui ne se manifeste que très longtemps après qu’elles aient été vécues. Par exemple l’historienne Luce Giard raconte comment, durant son enfance, elle a refusé de participer aux activités culinaires malgré les sollicitations maternelles, puis qu’elle a connu une période de restauration scolaire collective jusqu’à l’âge de 20 ans, sans aucun souci de préparation culinaire. C’est seulement lorsqu’elle s’installe dans un logement équipé d’une cuisine et qu’elle s’y essaie qu’elle s’étonne du passé incorporé qui guide ses gestes et sa perception : ‘‘Je croyais n’avoir jamais rien appris, rien observé, puisque j’avais voulu me soustraire, avec obstination, à la contagion de cette éducation de fille [...] Pourtant mon regard d’enfant avait vu et mémorisé des gestes, mes sens avaient gardé le souvenir des saveurs, des odeurs, des couleurs [...] Une recette, un mot inducteur suffisaient à susciter une étrange anamnèse où se réactivaient par fragments d’anciens savoirs, de primitives expériences, dont j’étais l’héritière ou la dépositaire sans l’avoir voulu’’ (Giard, 1994, p. 216) » 626

Outre les pratiques et discours sur et autour des lectures de l’entourage, il fallait interroger les enquêtés sur les activités scolaires auxquelles ils avaient été conviées : qu’ils les aient ou non réalisées et, le cas échéant, avec plus ou moins de peine. La déclaration de réalisation de résumés pour les cours de français était pris pour indicateur de la familiarisation scolaire des enquêtés avec une façon de lire analytique (on revient plus bas sur les différentes façons de lire reconstruites) même lorsque les enquêtés ne se souvenaient pas précisément des ouvrages qu’ils avaient effectivement résumés. Mais, qu’il s’agisse de lectures scolaires ou extra-scolaires, on veillait aussi à produire un matériau sur les lectures réalisées par le passé en suscitant l’évocation de lectures particulières.

Notes
618.

S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit., p. 490-502.

619.

Cf. G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 3-4.

620.

R. Chartier, « Des ‘‘secrétaires’’ pour le peuple ? Les modèles épistolaires de l’Ancien Régime entre littérature de cour et livre de colportage », in R. Chartier (dir.), La Correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 159-208. F. Weber rend compte de cet article dans « La lettre et les lettres », op. cit., p.162-163.

621.

G. Mauger, C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », p. 14 et 15. Reprenant la distinction faite par G. Delbos et P. Jorion entre savoirs procéduraux ou propositionnels, savoirs techniques et savoirs théoriques, G. Mauger et F. C. Poliak développent plus longuement ce point dans Histoires de lecteurs, op. cit., p. 130-132.

622.

M. Peroni, Histoire de lire. Lecture et parcours biographique, Paris, BPI-Centre Georges Pompidou, 1988., 120 p.

623.

On a montré au chapitre 2 que ces conditions de réalisation de la lecture correspondaient à celles escomptées au sein de l’institution scolaire dès l’école élémentaire. R. Chartier mentionne la diffusion de cette manière de lire à l’aristocratie puis à d’autres catégories sociales à partir de la mi-XIVe siècle, R. Chartier, « Du livre au lire », op. cit., p. 85. Au chapitre 3, on a évoqué les différentes déclinaisons des relations autour des textes.

624.

On peut en effet estimer que l’étude de textes constitue un détournement de la fonction première reconnue à la littérature qui est enseignée dès les petites classes, à savoir la participation littéraire.

625.

S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit., p. 308.

626.

B. Lahire, Portraits sociologiques, op. cit., p. 23.