4) Réaliser puis analyser des entretiens pour étudier les façons de lire

a. pratique de terrain : rendre possible la diversité des évocations de lecture

Comme on le notait précédemment 627 , les entretiens ont permis de collecter un matériau assez contrasté du point de vue des évocations des lectures. En plus des caractéristiques différentes des lecteurs, c’est la conduite même des entretiens qui a rendu possibles et perceptibles de telles distinctions. En effet, on a encouragé les enquêtés dans leurs façons de dire leurs lectures et on les a assurés d’une attention-compréhension de diverses manières. On a témoigné d’une écoute attentive par des « hum hum » et par des relances reprenant les expressions employées. On n’a pas contenu les réactions spontanées manifestant un intérêt pour les propos tenus comme l’étonnement – « ah bon ? », « c’est pas vrai ? » –, le rire ou le sourire, etc. On a acquiescé aux propos tenus par les enquêtés sur les textes lus et contesté les expressions auto-dépréciatives du type « c’est nul ce que je dis », « je suis bête » tout en interrogeant les enquêtés sur les motifs de tels énoncés. On a tenté d’atténuer la gêne des enquêtés qui « ont oublié » ou qui « ne se souviennent jamais des auteurs », qui « ne savent pas comment dire » par des remarques du type « c’est pas grave », « non mais c’était comme ça... », et par des propositions de pistes pour préciser et prolonger leurs évocations de lecture. On a été réceptive à différentes pratiques langagières, et notamment la mobilisation d’autres langages que le seul langage verbal – mimiques, intonations signifiantes, etc. – ; autorisée par la situation d’énonciation, une interaction de face-à-face, le recours à ces autres langages variait selon les enquêtés et complétait des propos plus ou moins explicites. En d’autres termes, l’explicitation des sous-entendus n’était pas forcément réclamée et ces sous-entendus n’étaient pas dévalorisés. Dans ces conditions, Franck peut expliquer sans gêne son appréciation du Dernier jour d’un condamné pour la thématique et aussi pour le style de l’œuvre pouvant susciter une certaine tension chez les lecteurs, en intégrant un « mot-valise » 628 à sa caractérisation des phrases de Hugo : « C’étaient pas des phrases... tadin ! [ie. longues] [mais] Des toutes petites phrases ! » En plus de ne pas réclamer d’explicitation des sous-entendus compréhensibles dans l’interaction, les relances réagissaient à la mobilisation – pas nécessairement intentionnelle – d’autres langages que le seul langage verbal par les enquêtés : « pourquoi tu ris ? », « pourquoi tu soupires ? », etc.

Par ailleurs, l’entretien et les différentes sous-parties – par périodes biographiques, en remontant du présent aux souvenirs les plus anciens, et par contextes de lecture (à l’école, en dehors) – commençaient par une question relativement ouverte sur les lectures d’une période biographique donnée « est-ce que tu peux me parler de tes lectures ? » Des précisions pouvaient suivre, à la demande de l’enquêté : « est-ce que tu peux me dire ce que c’était que tes lectures ? », « si tu aimais ou si tu n’aimais pas », « tu te souviens de la manière dont tu avais réagi ? », « ce qui te plaisait ou te déplaisait ». La formulation de questions plus précises encore, pouvant guider des évocations différenciées des lectures passées, visait aussi à donner aux enquêtés la possibilité de rebondir sur les façons de dire les lectures dont ils étaient familiers, de répondre à telle question plutôt qu’à telle autre : « ça racontait quoi ? », « qu’est-ce que tu en pensais ? », « tu étais d’accord ? », « tu aimais bien les personnages ? l’histoire, la manière dont c’était écrit ? », « pourquoi ? c’était comment ? », « est-ce que ça t’a fait penser à des choses que tu as vécues ? », « est-ce que tu t’es servi de cette lecture après ? », « est-ce que tu en as parlé ? si oui, à propos de quoi ? », « tu te souviens de l’auteur ? », etc. Enfin, la possibilité donnée aux enquêtés de ne pas répondre aux questions ou de répondre par la négative à des pistes proposant des façons de dire les lectures particulières leur permettait de réaliser en acte leur propre compte rendu de lecture. Si on connaissait mieux que les enquêtés les habitudes des jeunes et les modalités de leur constitution 629 , on reconnaissait en savoir moins qu’eux sur leurs propres expériences lectorales : on ponctuait souvent des relances suggestives par des propositions telles que : « nan mais je sais pas ».

L’ouverture de l’entretien à toutes les façons de lire les lectures trouvait toutefois des limites dans les tentatives de maîtriser les sociabilités de connivence entre enquêté et enquêtrice : la supposition de références communes et d’appropriations similaires, qui vont sans dire, peuvent en effet nuire à l’explicitation des réactions aux textes ou à celle de souvenirs 630 . On n’est d’ailleurs pas toujours parvenu à éviter les « va sans dire ». Quelques enquêtés par exemple ne revenaient pas sur les lectures faites en cours de français ou sur les propos de leur enseignant de français durant des cours auxquels j’avais assisté « ben tu as vu ! », « ben tu étais là de toutes façons ! », etc. D’autres mettaient fin à l’évocation de livres que j’avais dit connaître « ben c’est pas la peine que je te raconte alors ». Néanmoins, le constat même de ces réactions n’était pas inutile. Elles constituaient en effet un indicateur de la familiarité des enquêtés à des sociabilités lectorales de connivence. En outre, des questions spécifiques sur les conditions de lecture (à plusieurs ou solitaire), sur les propos potentiellement échangés autour des textes (non seulement contenu mais forme d’échange), etc. veillaient à approcher la familiarité des enquêtés avec de telles sociabilités et façons de dire les lectures. Parce que les entretiens ne permettaient pas aux enquêtés de réagir à des textes qu’ils avaient sous les yeux, ils rendaient parfois difficile l’évocation de textes découverts au sein de sociabilités lectorales – les lectures à plusieurs, les études faites en classe, etc.

Seule l’analyse d’un matériau empirique permet de statuer sur la réalité des façons de lire constituées et sur les variations inter- et intra-individuelles des habitudes constituées durant la période collégienne. On a donc veillé, au préalable, à ne pas évincer du matériau produit, par l’enquête même, certaines façons de lire et de dire les lectures.

Notes
627.

Cf. supra, chapitre 1.

628.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 218.

629.

H. S. Becker, Les Ficelles du métier, op. cit., p. 164-169. L’auteur rappelle la dualité du chercheur en sciences sociales : pour approcher les pratiques d’un individu singulier le chercheur doit se fier à ce que ce dernier raconte (il peut aussi croiser des sources d’informations). Ce premier temps répond au souci de ne tenir un discours sur le monde social qu’après avoir étudié le (ou de « retourner au ») réel. Il rejoint par là les propos de J.-P. Olivier de Sardan, « La Violence faite aux données », Enquête 3, 1996, p. 31-59. H. S. Becker rappelle aussi qu’en fin de recherche, le chercheur connaît plus et autrement ce qu’il étudie que ses enquêtés individuellement : du fait de son point de vue de connaissance et de sa position par rapport au réel étudié (qui lui permet notamment de confronter différentes perceptions d’une même réalité), etc. Il a croisé des informations, comparé les pratiques des uns et des autres, analysé les conditions sociales de possibilité des pratiques, etc. Ce constat n’implique aucun mépris à l’endroit des enquêtés.

630.

G. Mauger et C. F. Poliak, B. Pudal, « Lectures ordinaires », op. cit., p. 41. « pour avoir quelque chance d’enregistrer autre chose que ce qu’on peut savoir sans enquêter : tant auprès de lecteurs dont la proximité sociale et culturelle est une entrave à l’explicitation (rien n’est parce qu’on se comprend)) qu’auprès de non-lecteurs que le sentiment d’indignité culturelle incline au silence (rien n’est dit parce qu’on n’ose rien dire) ».