b. reconstruire des façons de lire à partir d’un matériau empirique

La comparaison des façons de dire les lectures en entretien vise à identifier les façons de lire constituées par les enquêtés au cours de la période collégienne. Elle permet la caractérisation (objectivation) de leur formation lectorale – expliquée elle-même par les sollicitations auxquelles ils ont été confrontés. Elle ne s’inscrit pas dans une perspective évaluative.

Du fait des sollicitations lectorales potentiellement connues des enquêtés (par le biais de l’institution scolaire, de l’organisation de la production, des discours médiatiques, des proches, etc.), et du fait d’une situation d’entretien permettant des propos elliptiques, le degré d’explicitation des pratiques ne constitue pas l’élément majeur de la caractérisation des façons de lire. Ainsi de la proposition de B. Bernstein selon laquelle :

‘« Forme linguistique qui décourage la verbalisation des sentiments délicats, le langage commun ne fournit pas l’occasion de faire les apprentissages liés à l’expression verbale de tels sentiments. Ce qui ne veut pas dire que les agents n’ont pas l’expérience subjective de ces sentiments ; mais la forme sous laquelle ils sont exprimés et les conséquences de leur expression ne sont pas les mêmes. » 631

on a retenu que les « agents [peuvent avoir] l’expérience subjective de ces sentiments » qu’ils ne verbalisent pas. Bien qu’effectivement différenciateur, en partie dépendant des conditions de constitution des façons de lire et de dire les lectures, et révélateur d’un rapport au monde et au langage concordant ou non avec celui exigé scolairement 632 , le degré d’explicitation d’une lecture passée n’est pas un indicateur suffisant des expériences lectorales réalisées et des façons de lire mises en œuvre. D’autres éléments servent en revanche à caractériser les façons de lire des enquêtés à partir des entretiens :

  • l’expérience lectorale mentionnée : le rire, la peur, les larmes, le réconfort, etc.
  • l’appréciation ou la dépréciation des lectures
  • le lien fait ou non entre caractéristiques textuelles et expérience lectorale
  • la description et l’analyse de procédés stylistiques, des textes lus, des points de vue idéologiques ou éthiques des auteurs, etc. ou la description des caractéristiques textuelles comme d’autres réalités (les enquêtés évoquent les personnages et leurs histoires comme ils parleraient d’individus)
  • les modalités d’identification des lectures : par l’auteur, le titre, le type d’imprimé et/ou les expériences lectorales, les conditions de lecture (l’âge, le quotidien et les préoccupations de l’époque, le lieu de lecture, etc.)
  • l’indissociabilité ou non de la lecture avec d’autres activités.

Pour se donner une idée des procédures d’analyse réalisées sur toutes les lectures évoquées par les enquêtés en entretien, on peut comparer les évocations des lectures des romans d’Agatha Christie par Nadine et Sylvia. Ces enquêtées sont toutes deux grandes amatrices de l’auteur et déclarent avoir construit leur goût pour la lecture romanesque – et policière en particulier – en lisant ses œuvres.

Sylvia a découvert Agatha Christie par l’intermédiaire des bibliothécaires avec lesquelles elle a noué des liens affectifs depuis son enfance :

‘« la bibliothécaire nous... me connaissait depuis toute petite, donc me disait un peu... ‘‘Prends ça, prends ça, tu vas aimer’’. Et puis après ben voilà (ah ouais ? Tu demandais à la bibliothécaire ?) ouais... ! (hum ! Et... ouais c’est comme ça que t’as connu euh... Agatha Christie...) ouais ! et puis c’est en y allant » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’

Ainsi les sollicitations des bibliothécaires l’assurent de son goût pour les œuvres sans décrire – apparemment – les caractéristiques de l’œuvre. De la même manière les proches de Sylvia, ses parents comme ses amis, décrits comme faibles lecteurs de romans, ont contribué à la consolidation de son goût pour les romans de cet auteur en lui en offrant plusieurs. Ils ont ainsi encouragé sa connaissance pratique des œuvres. Leurs sollicitations lectorales ne suggèrent en revanche pas de mises en mots de ces lectures :

‘« ce qu’on m’a offert c’était plus Agatha Christie parce que bon quand même j’aimais bien... donc ça va... i z’étaient pas sûrs de se tromper, c’était soit... Ben ouais c’était ça ! (c’était quoi les livres d’Agatha Christie ?) euh... bon y avait Les Dix petits nègres... ben Le Crime de l’Orient-Express... Y avait Les vacances d’Hercule Poirot... [inaudible] N ou M ? [petit silence] C’est tout je crois... ce que j’ai lu » (Sylvia)’

Ce que Sylvia déclare apprécier dans ces romans, ce sont les meurtres et la participation romanesque par laquelle le lecteur se prend au jeu de la découverte du coupable :

‘« (et tu... et c’était quoi qui te plaisait dedans ?) y avait toujours... ben y avait toujours un meurtre donc... (ouais ?) après pour savoir... sur... qui c’est qui était le tueur ... Pourquoi ? Son mobile ?! Donc en fait on... se pense... ben au début – main’nant je sais qui c’est vraiment... – mais on se dit ‘‘Ben c’est çui-là il avait un vrai mobile’’ alors que finalement c’est la personne qu’on croyait pas du tout... c’est plus celle-là quoi... (hum ! Après au fur et à mesure des livres ? /) / ouais bon ben on... on se rapproche un peu plus... du tueur  !(t’essayes de... de trouver en fait qui c’est ?) ouais ben c’est... ouais ! » (Sylvia)’

Par l’usage du style direct et de phrases interrogatives, par le jeu d’intonations variées indiquées par des phrases exclamatives, Sylvia témoigne de l’intensité de ses expériences lectorales. Elle semble les revivre en les mimant 633 . Elle décrit par ailleurs le plaisir atténué des lectures où la surprise a été escamotée par une impatience trop forte :

‘« (hum hum... ! D’accord... Et en fait là ouais t’allais des fois... lire à la fin... pour avoir la réponse avant ou... ?) ben ! Ouais des fois ça m’arrivait... (ou pas trop ?) ça dépend... si je suis vraiment pressée, ou alors... je sais pas... ! Des fois... je me dis ‘‘Bon allez vite... je veux savoir c’est qui...’’. Puis après ben je lisais, et puis bon c’est vrai qu’après j’en ai lu, je l’ai fait deux ou trois fois ! Et puis bon après quand tu lis... tu sais c’est qui qui l’a tué donc bon... c’est comme quand on te raconte un film... tu sais déjà ce qui va se passer donc après t’es pas surprise... (ouais !) de ce qui va se passer... (quand tu sais déjà ça te plaît moins ?) ouais c’est mieux/ C’est moins... ouais ! » (Sylvia)’

En plus de manifester un rapport oral-pratique au langage, les propos de Sylvia permettent de caractériser sa façon de lire. Ils soulignent un lien entre des caractéristiques textuelles (genre policier, personnage de tueur) et des expériences lectorales attendues (les plaisirs de la surprise, de l’implication lectorale, des « histoires de meurtre »). Sylvia identifie aussi les œuvres par leur titre et le nom de l’auteur. En revanche, elle ne réinvestit pas des façons de lire potentiellement construites en classe – soit en analysant les constructions d’ensemble, soit en comparant les œuvres entre elles. Le fait de n’avoir jamais étudié de romans d’A. Christie en classe empêche sans doute un tel réinvestissement :

‘« (Et vous en avez étudié ça en... en classe ? Des Agatha Christie ou pas ?) nan... ! Nan nan, nan » ; « (des fois quand tu lis un livre, ça te fait penser à d’autres livres ? Que t’as lus ?) [petit silence] Ben y en a, ça dépend. Pff’... Ben les Agatha Christie, c’est un peu près tous euh... un meurtre, dans un sens ça me rappelle un petit peu mais...(ouais !) mais c’est tout » (Sylvia)’

De fait, on comprend que lorsque Sylvia décrit les différents romans d’A. Christie en disant « c’est vachement le même style  ! Donc euh ouais ! », elle souligne plus leur caractéristique générique commune – policier – qu’une analyse du style à proprement parler.

Nadine, comme Sylvia, a une connaissance pratique des romans d’A. Christie et, comme Sylvia, elle identifie les ouvrages par leur titre :

‘« (Et t’en as lu beaucoup ?) euh... ! Oh... quelques-uns quand même. J’ai lu... mon premier ç’a été La Maison biscornue [ petit rire] Il était... il était super [...] j’ai lu bon Les Dix petits nègres , ça... l’incontournable, il est très bien [petit rire des deux] J’ai lu... La Maison... non, Le Docteur Roger... je sais plus quoi [petit rire] En fait j’en ai lu plein, mais je m’en rappelle plus tellement des titres... [...] j’en lisais plein mais... Ah oui, Le Meurtre de Roger Ackroyd, Le... c’est, y en a encore... euh Le... Crime de l’Orient-Express, euh... Le Chat et les pigeons... ouais j’en ai lu d’autres, mais je m’en rappelle plus. ’Fin y a longtemps aussi » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne - chef de laboratoire : a travaillé longtemps pour l’agence française du médicament, est depuis peu à l’OMS -, études supérieures)’

Toutefois, du point de vue de l’évocation du « style », la façon de lire et de dire les lectures de Nadine tranche avec celle de Sylvia. La différence est d’autant plus marquée que c’est par une comparaison de la construction des romans d’A. Christie et de M. Higgins Clark – dont elle étudié un roman en classe – que Nadine entame cette évocation :

‘« (et je me demandais si t’avais étudié des... textes de... Agatha Christie parce que sur le questionnaire t’avais dit que t’aimais... bien) alors... en classe, non. Par contre j’ai étudié Mary Higgins Clark (en classe ?) en classe ouais (ouais ?) nan en fait je l’ai pas étudié, on m’a demandé de le lire (hum hum) mais on n’a pas fait d’étude dessus en fait. C’était... on devait faire... un autre contrôle, là [...] moi j’aime bien... les romans policiers. Surtout pour les vacances en fait (ouais ?) mais... j’aurais tendance à préférer Agatha Christie que Mary Higgins Clark parce que... bon j’ai une amie c’est une inconditionnelle de Mary Higgins Clark parce que soi-disant y a du suspense et tout. Et moi j’ai... pas trouvé qu’i y avait tant de suspense que ça parce que... enfin j’en ai lu deux ou trois et [...] je veux dire ça me plaît... mais y a pas assez de personnages... je préfère dans... Agatha Christie y a vraiment... dix, vingt personnages où y a... on peut vraiment avoir le doute sur tous les personnages alors que là bon y a trois personnages... et à chaque fois on a un détail... qui pourrait compromettre celui-là, et puis un détail qui pourrait compromettre un autre, et... c’est un peu la course à celui qui va arriver meurtrier... par rapport à l’autre et... et en fait... ça fait un peu girouette, je trouve alors que dans... Agatha Christie y a tout le monde qui est... égal, enfin... et on peut avoir le doute sur tout le monde et... je trouve ça bien mieux mené. Les meurtres sont plus recherchés et puis dans Mary Higgins Clark, c’est... y a toujours un moment où c’est... ça se passe dans l’action en fait. ’Fin y a toujours un moment où... le détective par exemple est menacé de... mourir... parce qu’en fait... i s’est heurté... au meurtrier sans le savoir ou... Alors que dans... Agatha Christie personne va s’attaquer à Poirot ou à... Miss Marple [sourire] Mais... tout est réfléchi [...] (toi généralement t’essayes de... de trouver aussi ?) ouais ! Ouais. Ouais j’essaye de trouver mais... je tombe toujours à côté. ’Fin, pour Mary Higgins Clark on n’a pas la surprise du meurtrier parce que on a le choix entre trois personnes donc pff’, on n’a pas vraiment... alors que... pour Agatha Christie... y en a un mais qu’on... on se dit ‘‘Mais... c’est impossible que ce soit lui’’ et en fait c’est lui ! Et c’est ça qui surprend parce que c’est le plus intéressant quoi. C’est pour ça que je préfère largement... Agatha Christie (Nadine)’

Ainsi Nadine compare la construction des intrigues policières des deux romancières en évoquant le nombre des personnages, leurs qualités, etc. Elle oppose les suspenses produits par le caractère « réfléchi » des meurtres dans les romans de Christie et par le primat accordé à « l’action » dans les romans de Higgins Clark. Pour cela, sa façon de dire les lectures policières témoigne d’une façon de lire analytique qui repose sur la mobilisation de savoirs stylistiques. Sa comparaison des œuvres des deux romancières distingue aussi des livres qu’elle a eus entre les mains par le biais d’intermédiaires différents, auxquels elle ne reconnaît pas la même légitimité. Sa copine qui lui a fait lire Mary Higgins Clark est aussi lectrice de bandes dessinées et de magazines que Nadine juge « nuls » et propres au divertissement 634 . Elle déprécie la littérature classique. Comme pour signifier le caractère excessif et déplacé du goût de sa copine pour Mary Higgins Clark, elle la qualifie d’« inconditionnelle ». A l’inverse, sa grand-mère maternelle qui l’a initiée à la lecture des romans d’A. Christie jouit d’une forte légitimité culturelle : elle a toujours recommandé à sa petite-fille de lire, et lui a toujours offert des livres. Elle lit elle-même beaucoup, notamment des romans contemporains qu’elle prête à la mère de Nadine (D. Daeninckx, S. Japrisot). Elle fréquente régulièrement un théâtre et lit des commentaires des œuvres avant d’assister aux représentations, etc.

La façon de lire de Nadine ne se résume toutefois pas à cet intérêt pour la construction de l’œuvre et à la comparaison des romans policiers. Si, à la différence de Sylvia, c’est moins une lecture non linéaire qui est susceptible de gâcher le plaisir qu’un certain type de construction narrative, Nadine apprécie également, et comme Sylvia, le goût pour la surprise, le suspense et la recherche du coupable. Elle partage ces goûts lectoraux aussi avec ses grands-parents :

‘« ben en fait... mes grands-parents, ’fin... on allait souvent en vacances ensemble et i z’en avaient pas mal chez eux [des romans d’A. Christie], donc i z’apportaient la bonne collection... et puis on tournait chacun... [petit rire des deux] chacun en lisait un. [...] (et tes grands-parents aussi i...) oui i z’aiment bien lire [...] (i z’aiment bien. Vous en discutiez des livres donc que vous lisiez ou... ?) ouais ! Ouais ouais parce qu’on parlait de... du meurtrier à qui on s’attendait en fait (hum hum) parce qu’en fait à chaque fois on était tous à côté de la plaque [petit rire des deux] » (Nadine)’

Comme Sylvia – mais de manière plus explicite –, Nadine fait un lien entre des caractéristiques textuelles et des expériences lectorales. Par ailleurs, Nadine associe aux « vacances » le plaisir de lire les romans policiers et souligne de la sorte des conditions propices à cette expérience lectorale. De ce point de vue, sa façon de dire ses lectures d’A. Christie témoigne également d’une façon de lire participative.

Ainsi en caractérisant systématiquement les façons de dire les lectures des enquêtés, on a pu dégager et identifier les façons de lire constituées par la population durant la période collégienne.

Notes
631.

B. Bernstein, Langage et classes sociales, op. cit., p. 50.

632.

B. Bernstein, Langage et classes sociales, op. cit., p. 38 et 46. Les travaux d’E. Bautier et J.-Y. Rochex et du groupe l’ESCOL s’inscrivent dans cette filiation. C’est à partir de ce degré d’explicitation notamment que les chercheurs analysent leurs matériaux, cf. par exemple, E. Bautier, J.-Y. Rochex, L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit., « Langage, travail d’écriture et construction des savoirs », p. 56-61.

633.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 220 et suivantes.

634.

Nadine appréciait grandement son « prof de français » qui lui a fait lire un roman d’A. Christie.