b. deux façons de lire pragmatiques

Outre des façons de lire analytiques, les entretiens ont permis la reconstruction de deux façons de lire pragmatiques :

4) une façon de lire participative s’appuie sur les descriptions d’expériences lectorales (rire, larme, peur, réflexion, identification, information/formation, participation romanesque, etc.) et leur justification par la mise en avant de caractéristiques personnelles ainsi que de caractéristiques textuelles (tant stylistiques que thématiques) identifiées mais non analysées. Elle s’appuie aussi sur les liens faits par les enquêtés entre des goûts ou dégoûts pour des textes et des intérêts non lectoraux, etc. Les façons de lire participatives peuvent donner lieu à des retours sur pratique, être des sujets de réflexion, etc., notamment dans l’évocation de ces liens entre expérience vécue et expérience lue. Ce qui distingue les façons de lire participatives des façons de lire analytiques ce n’est donc pas l’absence de réflexion, mais l’inscription de la réflexion dans des réalités différentes. La réflexion est ancrée dans le quotidien ou dans les expériences vécues des lecteurs (non retravaillées scolairement), elle s’inscrit dans une logique de production d’un discours sur soi. Pour les façons de lire analytiques, au contraire, la réflexion est ancrée dans des savoirs spécialisés et s’inscrit dans une logique de production d’un savoir répondant à des exigences relativement codifiées.

Désignant l’adéquation entre des attentes lectorales et des caractéristiques textuelles telles qu’elles sont éprouvées et investies par le lecteur, la notion de rencontre heureuse (ou malheureuse) entre lecteur et texte prend sens dans le cadre de façons de lire participatives :

‘« Séparé du monde réel, le lecteur accoste sur les territoires imaginaires du monde représenté, non seulement avec des compétences, des expériences, mais aussi des représentations, des schèmes d’interprétation, qui se trouvent confrontés à ceux qui sous-tendent le monde du texte. [...] [la satisfaction lectorale] est subordonné[e] à un ensemble de conditions de félicité de cette rencontre entre monde du texte et monde du lecteur. » 636

La participation romanesque où le lecteur est « accro » à son livre est souvent mise en avant dans les enquêtes sur la lecture au point parfois de recouvrir à elle seule les façons de lire participa­tives. On a veillé au contraire dans cette recherche à étudier les différentes déclinaisons d’une façon de lire participative notamment en fonction des catégories de textes. Définie par l’adéquation entre des caractéristiques textuelles, quelles qu’elles soient, et les attentes lectorales constituées à leur endroit, cette façon de lire peut en effet s’emparer de différentes catégories de textes et susciter différentes expériences lectorales. Par ailleurs, en spécifiant qu’il s’agit d’attentes lectorales constituées à l’endroit des caractéristiques textuelles, on veut souligner qu’elles ne correspondent ni nécessairement aux effets légitimes des caractéristiques textuelles ni nécessairement à leurs fonctions supposées et reconnues socialement et scolairement.

5) des façons de lire pratiques, enfin.

Pour discriminer de manière heuristique les intérêts lectoraux de leur population d’enquête, G. Mauger et C. F. Poliak établissent une distinction entre les textes évoquant des réalités relevant du « monde des choses matérielles » et les textes abordant des réalités s’apparentant au « monde des choses humaines » 637 . Ce faisant, ils opèrent cependant des glissements qui ne vont pas de soi en négligeant d’autres caractéristiques textuelles. Ils passent en effet de l’évocation des « lectures pratiques », à celle des « lectures professionnelles » et aboutissent à celle des lectures d’« utilité sociale » en reprenant les propos d’O. Donnat : « l’acte de lecture, même quand il est vécu comme une recherche de pur plaisir ou comme une nécessité personnelle, est toujours susceptible de trouver une utilité sociale, sinon strictement professionnelle. » Ils passent ainsi imperceptiblement et comme si de rien n’était de la description de pratiques, à l’évocation des conditions objectives de toute activité sociale 638 . Ceci n’est pas sans nuire à la compréhension, en propre, des différentes lectures évoquées. Le dommage est d’autant plus important qu’il autorise à ne pas s’attarder sur ces « lectures pratiques » réalisées autant par des « ingénieurs » que par des « membres des classes populaires ». Or, parce qu’elles sont loin d’un « ethnocentrisme lettré » dont les auteurs enjoignent à juste titre de se déprendre pour percevoir et comprendre des réalités qu’il ignore 639 , elles sont dignes d’intérêt 640 .

Il apparaît dans la présente enquête que les façons pragmatiques de lire la littérature ou d’autres catégories de textes ne se résument pas aux seules façons de lire participatives. Elles se réalisent aussi lorsque les textes lus sont « convertis en pratiques, en série de gestes, d’actes et d’actions pratiques [...] [ou] trouve[nt leur] référent au sein d’une pratique immédiate » 641 . Les expériences lectorales sont alors indissociables d’activités pratiques que les textes permettent, suggèrent et guident : fabriquer ou réparer un objet en suivant des instructions 642 , se soigner, etc. 643 Ces façons de lire se repèrent parfois par l’usage d’autres verbes que celui de « lire » pour décrire l’appropriation des textes. Si le verbe « compulser » n’est pas d’usage parmi les enquêtés, il reste que bien d’autres mots que celui de « lire » sont attachés au maniement des ouvrages de référence : « travailler avec un manuel scolaire », « faire une recherche dans une encyclopédie », « jouer avec un dictionnaire », et non pas simplement lire une information.

Cette attention aux conversions pratiques des textes vaut comme l’attention aux musiques à danser 644 plutôt qu’à écouter. Elle pointe cette caractéristique commune des textes qui consistent à autoriser (mais non à rendre nécessaire) une appropriation pratique. Cette caractéristique permet de rapprocher des textes que d’autres constructions d’objet séparent. Ainsi lorsqu’ils analysent les « lectures de salut », G. Mauger et C. Poliak écrivent :

‘« Bien que nombre de ces ouvrages s’apparentent, par leurs dispositifs textuels, par le contrat de lecture qu’ils impliquent, aux livres de conseils, aux guides pratiques (‘‘lire pour faire’’), on ne peut pourtant pas confondre Le Jardinage pratique, Les Maladies des plantes d’ornement ou Le Bricolage au foyer avec Comment choisir son psychanalyste ? ou Comprendre et soigner son enfant. Aux savoir-faire s’opposent les savoir-vivre, au maniement des objets, celui des âmes et des corps : mais le souci d’application de ces nouveaux préceptes éthiques, esthétiques, thérapeutiques, pédagogiques, etc. inscrits dans une (nouvelle) vision du monde, suscitent une observance d’autant plus scrupuleuse que le salut éthique des lecteurs semble en dépendre. » 645

Au contraire, en tenant compte de cette caractéristique commune qu’est la conversion pratique des textes, on évoquera à côté des modes d’emploi guidant une pratique (une recette de cuisine ou le plan de montage d’une chaîne hi-fi), les textes religieux inscrits dans une pratique religieuse et les pièces de théâtre récitées et jouées. Vue la place du théâtre classique dans les programmes de français, on peut d’ailleurs s’étonner de la discrétion de l’analyse de cette lecture dans les enquêtes sur les lectures adolescentes :

‘F. de Singly comme C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, ne traitent pas des appropriations pratiques des textes de théâtre. Or ils constatent tous la prééminence de Molière par exemple parmi les lectures collégiennes. Avec Zola, Maupassant, Balzac et Leroux, Stevenson, Dumas, Verne, Barjavel, Joffo, King, Mahmoody, etc., il est parmi les auteurs les plus cités 646 et ses œuvres sont parfois aussi appréciées que celle de Bazin. Cette absence est d’autant plus étonnante au vu de l’importance du théâtre dans les programmes de français dans la tradition scolaire même, qu’elle soit le fait de congrégation ou de l’école républicaine 647 . Non seulement Corneille, Racine et Molière occupent une place de choix dans le corpus étudié, mais, en outre, il est reconnu au théâtre un intérêt pédagogique spécifique : « la littérature classique [...] est psychologique et cette description de la psychologie humaine se donne une visée morale [...] Cette dimension psychologique offre à l’étude une perspective édifiante. La place accordée au théâtre est, à cet égard, révélatrice [...]. L’importance du personnage au théâtre va de pair avec celle de l’auteur, jouant un rôle déifiant, grâce à des processus d’identification » 648 et M. Jey cite A. Prost : « ce n’est pas un hasard si, à l’intérieur du XVIIe siècle, les auteurs dramatiques sont privilégiés. Le théâtre met en scène, en effet, des idées morales, sociales ou politiques, et, plaçant les discours dans la bouche de héros, il facilite leur intériorisation. Il permet en quelque sorte un ‘‘jeu de rôles’’ moral et social ».’

Cette discrétion tient sans doute à l’illégitimité des conversions pratiques des textes, dont les pièces de théâtre font parfois l’objet, par rapport aux façons de lire analytiques, et à la primauté accordée – pas nécessairement volontairement mais aussi du fait des déclarations – à l’étude des lectures silencieuses et individuelles.

Deux remarques s’imposent à propos de ces façons de lire. La première est que les textes qui peuvent être convertis en pratique ont des caractéristiques différentes tant du point de vue de la forme que du lexique, de la longueur, etc. : un mode d’emploi, à l’impératif, demande le suivi des actions décrites ; une pièce de théâtre n’indique pas, sauf dans les possibles didascalies, les gestes, l’intonation, etc. mais donne le texte à prononcer. La seconde est que, même convertis en pratiques, les textes n’en sont pas moins lus : les façons de lire pratiques n’exigent pas moins que les façons de lire participatives ou analytiques, la mise en œuvre de « ces opérations mentales » – plus ou moins constituées en routines – par lesquelles tout lecteur qui va au-delà du déchiffrage construit le sens des textes qu’il lit, c’est-à-dire les comprend.

Notes
636.

G. Mauger, C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit. p. 4.

637.

G. Mauger, C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 17.

638.

F. de Singly opère le même type de glissement ou de détournement lorsqu’il interprète La Distinction en évoquant une fonction distinctive de la lecture, maniée sciemment par les lecteurs : « Dans la perspective de la distinction, les autres dimensions de la lecture de livres – notammelent le plaisir, le rêve, l’identification – servent à masquer les enjeux sociaux. Pourquoi ne pas admettre qu’un livre puisse servir objectivement et subjectivement à plusieurs choses : se distinguer, apprendre, pleurer, se connaître par un long détour, goûter au style, s’ennuyer... ? », F. de Singly, « La Lecture de livres pendant la jeunesse », op. cit., p. 137-138.

639.

G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux », op. cit., p. 3.

640.

Les travaux de B. Lahire, M. Peroni et N. Robine sur les lectures de faibles lecteurs ont œuvré à la prise en compte de ces lectures pratiques.

641.

B. Lahire, La Lecture « populaire », op. cit., p. 7.

642.

P. Bourdieu, « La lecture : une pratique culturelle », op. cit., p. 271.

643.

Si N. Elias peut décrire les poèmes et traités de civilités comme des « instruments efficaces du ‘‘conditionnement’’, de la ‘‘mise en forme’’ de l’insertion de l’individu dans les modes de comportement rendus nécessaires par la structure ou la position dans une société donnée » c’est parce qu’ils ont pu faire l’objet de conversions pratiques. Ces textes révèlent aussi, de surcroît, « par ce qu’ils blâment et par ce qu’ils louent l’écart entre ce qui passait à telle époque, pour blâmable et recommandable. », N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 120.

644.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 93 et B. Lahire, La lecture « populaire », op. cit. p. 8.

645.

G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 23. Pour compréhensibles qu’ils soient au regard de l’objectif des auteurs, ces propos sonnent étrangement par rapport à ceux de G. Delbos et P. Jorion cités plus haut sur les représentations du monde portées par les savoir-vivre, savoir-faire, etc., du mode de vie des familles travaillant dans les marais salants.

646.

C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 242 et 340.

647.

Cf. par exemple, F. de Dainville, L’Education des jésuites (XVIe-XVIIIe siècles), op. cit., « L’éducation par le jeu », p. 475-517 ou M. Jey, La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), op. cit., p. 19.

648.

M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 41-42