c. des façons de lire ni exclusives, ni indissociables

Ces façons de lire ne sont pas exclusives les unes des autres. Les enquêtés peuvent avoir construit ces différentes façons de lire. Ils peuvent les mettre en œuvre successivement et également les combiner au cours d’une même lecture. Au sein des cours de français, on leur enseigne justement l’articulation de façons de lire analytiques et pragmatiques, participatives ou pratiques. Ils apprennent par exemple à analyser la construction d’une œuvre mais aussi à signifier ce qu’ils apprécient, ce qu’ils ont ressenti en lisant et parfois les échos de cette œuvre par rapport à leur expérience personnelle. Ils apprennent également à analyser les relations entre personnages dans une pièce de théâtre afin de préparer ou d’imaginer une mise en scène pertinente de l’œuvre 649 .

Ces façons de lire ne sont pas indissociables les unes des autres. Il est par exemple possible d’avoir construit une façon de lire analytique – stylistique et linguistique – de la littérature et de ne pas en avoir une appréhension participative par manque de familiarité et insensibilité aux caractéristiques textuelles identifiées. En suggérant d’articuler les lectures analytiques et cursives, les programmes reconnaissent que cette articulation ne va pas de soi en même temps qu’ils la prônent comme bonne manière de lire. Cependant, lors des évaluations, ce sont les lectures analytiques et non les lectures cursives, mêmes légitimes, qui sont convoquées. La mise en veille des secondes est préférée.

Si, du point de vue des façons de lire reconstruites, les données de la recherche présentées dans ce chapitre complètent les enquêtes précédentes et opèrent quelques déplacements, elles confortent aussi les travaux antérieurs et y trouvent un cadrage non négligeable.

Durant la période collégienne, la façon de lire participative est partagée par l’ensemble des enquêtés, elle permet l’appropriation de textes variés à l’occasion de lectures scolaires comme de lectures extra-scolaires. Les façons de lire analytiques sont mises en œuvre par un nombre moins important d’enquêtés et le sont surtout sur recommandations scolaires. Rejoignant le constat de G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal selon lequel la lecture des livres pratiques et l’intérêt pour des savoirs propositionnels ou pratiques ne sont pas réservés aux hommes 650 , on observe que les appréhensions pragmatiques (participatives ou pratiques) d’ouvrages de référence ou de magazines sont le fait de filles comme de garçons.

S’il fut un temps où l’institution scolaire n’enseignait pas les façons de lire participatives, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cependant, l’institution scolaire n’a pas cessé d’enseigner des façons de lire analytiques. Elle reste même le lieu privilégié de leur construction : non seulement la plupart des enquêtés ont pu en construire de telles en son sein, mais aussi les consignes et contraintes lectorales qui la portent se retrouvent rarement dans les contextes extra-scolaires de lecture. Pour que l’entourage, familial par exemple, soutienne ou initie des façons de lire analytiques, il doit avoir constitué, en son temps, de telles habitudes lectorales au sein de l’institution scolaire.

Contrairement à l’homogénéité des catégories de textes et des types de sollicitations lectorales qu’elle orchestre, l’institution scolaire initie et rend souvent possible la construction d’une pluralité de façons de lire. Inversement, si le contexte extra-scolaire permet la découverte de catégories de textes variées selon des types de sollicitations eux aussi différents, il est généralement porteur d’une pluralité restreinte de façons de lire au profit de façons de lire pragmatiques (il incite néanmoins à des expériences lectorales participatives multiples).

On présentera successivement les différentes façons de lire afin d’en étudier les caractéristiques mêmes ainsi que les logiques de construction et d’entraînement. Cette organisation a l’avantage d’éviter de négliger certaines façons de lire, mais aussi de montrer leur relative indépendance les unes par rapport aux autres. On soulignera, en temps voulu, les occasions d’articulation ou au contraire de dissociation des différentes façons de lire. On veillera à indiquer la répartition de la constitution de ces façons de lire dans la population d’enquête. On constate en effet que tous les enquêtés n’ont pas constitué ces cinq façons de lire au cours de la période collégienne. Par ailleurs la contextualisation de leur mise en œuvre est inégale : certains enquêtés mettent en œuvre telle ou telle façon de lire en contexte scolaire seulement, d’autres en contexte extra-scolaire seulement, d’autres encore dans les deux contextes. Enfin, les enquêtés ont pu exercer telle ou telle façon de lire sur des catégories de textes différentes.

Notes
649.

Tous les metteurs en scène ne s’attachent pas à inscrire leurs propositions artistiques dans une appréhension scolaire des textes, attentive, par exemple, à une compréhension des œuvres par leur contextualisation historique. Ainsi, les mises en scène qui jouent avec des anachronismes, qui transposent le cadre de la narration, etc., se situent à distance de cette tradition. Elles sont plus proches parfois d’appropriations « projectives » (I. Charpentier) et par quiproquo (J.-C. Passeron).

650.

On l’a dit, G. Mauger et C. F. Poliak soulignent qu’au principe des différences d’intérêts lectoraux entre hommes et femmes, il y a des distinctions d’intérêts thématiques – « monde des choses humaines » / « monde des choses matérielles » – (forgés non seulement au cours des études mais aussi au gré des activités domestiques et professionnelles) plus que des distinctions d’intérêts cognitifs entre savoirs scientifiques, savoirs procéduraux et savoirs pratiques (ces distinctions renvoient pour leur part à des trajectoires scolaires et des positions professionnelles), cf. « Les Usages sociaux de la lecture » et G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal, Histoires de lecteurs, op. cit., p. 128-132.