1) Savoir résumer les textes à partir des éléments essentiels de leur structure narrative ou argumentative

Dès l’école élémentaire, les élèves sont invités à produire, en situation d’interaction ou devant une feuille, des résumés plus ou moins longs des textes qu’ils lisent. Par le biais de cette activité notamment, les enseignants vérifient leurs compétences en lecture-compréhension. Pour montrer qu’ils ont compris ce qu’ils ont lu, les élèves sont en effet sommés d’expliciter le sujet d’un texte et, s’il s’agit d’un récit, de savoir « de qui on parle, quels sont les personnages, où se passe l’histoire, qu’est-ce qui se passe, quelles sont les actions, est-ce qu’il y a des personnages qui arrivent en plus, comment se termine l’histoire ? » 651 La simplicité apparente de telles consignes comme le caractère peu spécialisé du vocabulaire utilisé (personnage, action, histoire, etc.) cachent une modalité essentielle de l’appréhension analytique des textes. Procédant par répétition sélective du texte (citation), paraphrase ou synthèse, les comptes rendus de lecture exigent des lecteurs qu’ils repèrent et comprennent les éléments essentiels de la construction narrative ou argumentative d’un texte – sans nécessairement savoir qu’un texte est une construction textuelle. Ces comptes rendus réclament des lecteurs qu’ils ne se fient pas d’abord à leurs préférences mais qu’ils adoptent un point de vue scolaire sur les textes. Ces comptes rendus demandent aussi que les élèves puissent évoquer les textes en faisant « comme si l’autre ne connaissait pas le texte », et rompent avec un usage contextualisé du langage, et avec des échanges propres aux sociabilités de connivence. En dehors de l’école, les enquêtés ont eu l’occasion de réaliser, de manière plus ou moins répétée, de tels comptes rendus de lecture avec des membres de la famille, des pairs, des animateurs ou autres accompagnateurs. C’est principalement sur des récits que cette façon de lire s’exerce précocement.

A partir des évocations des lectures collégiennes, des souvenirs d’activités scolaires autour des textes et des difficultés rencontrées ou non, on constate qu’à l’exception d’Isabelle et de Sébastien, tous les enquêtés ont trouvé au sein des cours de français un contexte propice et quasi-unique à la reconduction et à la consolidation de cette façon de lire la littérature. En dehors des cours de français, ce sont en revanche essentiellement des ouvrages de référence que la moitié des enquêtés a été amenée à lire de la sorte.

Les consignes professorales et les activités réalisées en classe évoquées par les enquêtés per­mettent de reconstruire les conditions scolaires de mise en œuvre de cette façon de lire.

Quasiment tous les enquêtés ont réalisé des exercices réclamant cette façon de lire pour rendre compte de leur lecture et de leur compréhension des textes à leur enseignant de français. Ainsi Sylvia se souvient d’avoir réalisé sur chaque livre lu en classe des « pancartes » mentionnant « les personnages princi paux ... le sujet... un peu... et si à la fin... comme si y avait... un problème au début... après, si c’est résolu à la fin ou pas ». Nils explique que l’étude des pièces de théâtre consistait en une lecture de scènes et en un résumé « à la fin de chaque acte ou de chaque scène, on résumait ». Malika évoque les fiches réalisées en classe sur Marcovaldo ou les saisons en ville :

‘« On a fait... les fiches par saison, on a mis... parce qu’en fait dans une saison, y a plusieurs titres (ouais ?) on mettait le titre, on racontait l’histoire, le titre l’histoire, le titre l’histoire » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’

Les résumés et les questions « sur les personnages » et « sur l’action », pour reprendre les mots de Gaspar, constituaient la partie centrale d’autres activités scolaires autour des textes comme les fiches de lecture, les exposés ou autres contrôles de lecture cursive. Propre aux premiers niveaux de l’enseignement scolaire de la lecture, la réalisation des fiches de lecture est très encadrée, comme le souligne Jérôme :

‘« en cinquième j’ai fait des fiches de lecture : on avait des questions... mais là c’était vraiment guidé, c’était vraiment des questions précises ou... je veux dire c’était un travail où... ouais, c’était vraiment plus guidé que... cette année quoi (hum !) On avait fait quoi ? On avait fait La Gloire de mon père ! Et, mouais, y avait des questions par exemple... elle nous avait dit... ben... qu’on résume... ‘‘Vous faites un... résumé pour chaque chapitre ... Vous étudiez un personnage’’ » (Jérôme ; père : représentant dans une entreprise après y avoir été chauffeur-routier et vendeur, arrêt des études lorsqu’il était en seconde ; mère : assistante maternelle, arrêt des études en première)’
Tableau 10 Les lecteurs ayant lu au sein de différents contextes, telle ou telle catégorie de textes d’une façon analytique avec la réalisation de résumé, selon le sexe et le niveau de diplôme des parents
Tableau 10 Les lecteurs ayant lu au sein de différents contextes, telle ou telle catégorie de textes d’une façon analytique avec la réalisation de résumé, selon le sexe et le niveau de diplôme des parents

Selon leurs enseignants, les enquêtés ont été habitués, ou non, à articuler façons de lire analytique et participative au cours de ces exercices. Devant conclure sa fiche de lecture par une appréciation justifiée de l’œuvre, Ophélie apprenait à mettre en adéquation analyse textuelle et expériences lectorales ; en revanche Habiba souligne que la question du goût pour les œuvres n’était pas d’actualité au sein des cours de français :

‘« ([Au bonheur des dames] c’était... lecture chez soi et puis...) ouais ! Résumé... I me semble. A moins que c’était un... peut-être un exposé ça... Ouais, ouais i me semble que c’était un exposé, mais... on avait dû dire pourquoi on avait... Résumer, encore mais... en parlant quoi, résumer et... et dire pourquoi on avait aimé ou... pas » (Ophélie ; père : conseiller en recrutement, niveau bac ; mère : styliste dans l’entreprise paternelle que l’une de ses sœurs a reprise, baccalauréat, propédeutique, diplômée de l’ISIT – traduction –)’ ‘« au collège, i nous demandaient de lire le livre et puis après on faisait un petit test où on nous posait des questions... Enfin... ! Des questions quoi sur le... texte [...] des questions simples au début : ‘Où se passe l’action ?’’ Ou... ‘Le principal personnage...’’. Et puis après... on nous demandait des choses plus compliquées quoi ! Pas précisément des questions, ’fin... ! Suivant l’histoire quoi [...] Et puis i nous demandait un résumé aussi... Et puis voilà... (et i demandait pas votre avis ? [bas :] Ce que vous pensiez... ?) nan... nan nan » (Habiba ; père : maçon, en invalidité depuis l’enfance d’Habiba, école primaire en Algérie ; mère : femme au foyer, école primaire en Algérie)’

Olivia se souvient que pour « présenter » L’Ami retrouvé « à la classe », elle avait « fait un résumé » et « expliqué le titre » :

‘« [j’avais dit que] ben c’était... i retrouvait son ami à la fin mort dans une liste mais que c’était bizarre parce que on attendait jusqu’à la dernière page pour se demander quand est-ce qu’il allait le retrouver son ami, et euh... Hou là... ! [exprimant la surprise suscitée par la chute : découverte du nom sur une liste de morts] » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études des parents en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans)’

La plupart des enquêtés ont construit et intériorisé cette façon de lire analytique permettant le repérage des éléments essentiels de la construction textuelle et du sens littéral des textes. Plusieurs traits de leurs réponses en témoignent : d’une part le fait qu’ils qualifient les consignes lectorales de « simples » ; d’autre part le fait que, devenues routines, les grilles de perception des textes, formées scolairement, qui permettent de s’arrêter aux éléments textuels importants scolairement, apparaissent aux enquêtés comme simple bonne mémoire ; enfin, l’aisance même des enquêtés à répondre aux questions de l’enquête, à évoquer sans peine ce que les textes « racontent ».

Sans doute parce qu’ils sont réalisés depuis longtemps à l’école et parce qu’ils sont perçus relativement aux activités effectuées sur les textes au lycée, les résumés et les questions de la période collégienne sont qualifiés de « simples », « faciles », « pas compliqués » ou « bébêtes » par la plupart des enquêtés. C’est ainsi que, après avoir décrit la mobilisation d’un savoir spécialisé – « situation initiale » –, Maxence se reprend et souligne la simplicité « des questions » centrées sur « l’histoire » :

‘« [les exercices réalisés sur les livres étudiés au collège] souvent en fait tout au début c’était repérage de la situation initiale... et puis après [petit silence ; se reprenant :] Nan parce que là c’étaient des questions plus simples, ouais, c’était surtout par rapport au sens, par rapport à l’histoire en fait plus que par rapport au, ben ouais, à la forme ou au style » (Maxence ; père : magistrat, ENM ; mère : femme au foyer, elle a été attachée d’études dans le privé ; a fait des études de droit)’

Aux yeux des enquêtés, ces « questions simples » n’exigent qu’une mémorisation – non orientée – et une compréhension des textes. Ainsi Belinda n’est pas la seule à estimer qu’au collège « Fallait qu’on comprenne l’histoire en fait, fallait qu’on l’ait lue... » :

‘« en quatrième on faisait rien dessus [les livres] hein, on faisait un petit DS et puis... c’est tout hein ! Et on expliquait / (/ et dans le DS c’était quoi genre ?) des questions de... de bébé ! Euh style... le nom des personnages. » (Najia ; père : tourneur, en invalidité depuis 5 ans après accident du travail ; mère : auxiliaire de vie en maison de retraite, bac au Maroc)’ ‘« (C’étaient quoi les questions [lors de la vérification de lecture de Une Vie], tu te souviens ?) c’est pff’... Y en a c’est... des détails et d’autres c’est... i faut résumer les passages... [...] ‘‘Pourquoi est-ce qu’i partaient... faire un voyage au crépuscule ?’’ Y en a un c’est i fallait dire le nom du... 'fin un détail quoi ! Le nom de la ville de... où i z’allaient je crois... ! (et généralement, ouais, ces détails tu sais, tu t’en souvenais ? Ou tu les avais oubliés ?) ben... Heureusement que je l’avais lu deux fois parce que y en a certains... [petit silence] » (Marc ; père : médecin, docteur en médecine ; mère : femme au foyer, docteur en médecine)’ ‘« on avait fait... [une interro sur] La Nuit des temps par exemple (à la suite de la lecture ?) hum hum. Et... et puis je sais plus quel autre quoi mais ouais j’en ai fait ouais (et c’était à chaque fois, ouais, personnage, résumé de l’œuvre et tout ça ?) ouais... Ou alors après... ‘‘Qu’est-ce qui s’est passé à tel moment ? Pourquoi y a eu ça ?’’ et tout. Des questions comme ça [...] (hum. Et les détails par exemple qui, 'fin les questions qui sont posées... ‘‘Qu’est-ce qui s’est passé à tel moment ?’’ et tout. C’est des choses généralement... dont tu te souviens ? [petit silence] Qu’i demandent ?) aussi invraisemblable que ça puisse paraître, oui ! Parce qu’en fait les interros sont pas placées à... dix ans après le... 'fin dix ans : façon de parler, quoi après la lecture quoi et c’est pour ça, donc ouais, je m’en souvenais quoi... » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues)’

En fait, pour répondre sans trop de difficultés à ce type de questions la seule bonne mémoire ne suffit pas. Celle-ci doit s’appuyer sur une appréhension analytique des textes effectuée préalable­ment permettant le repérage des éléments essentiels, d’un point de vue scolaire, d’une narration bien comprise – au niveau du lexique, de la syntaxe, de la thématique des textes, etc.

Enfin, l’intériorisation par les enquêtés de cette appréhension des œuvres se manifeste dans la régularité avec laquelle ils ont mentionné les personnages, le lieu de l’action, l’histoire, etc. (au lieu ou en plus de donner le nom de l’auteur ou d’autres éléments d’identification des textes) pour répondre à la question « c’est quoi ? » demandant une évocation des lectures passées.

Se distinguant par la prolixité de ses comptes rendus de lectures, Livio en vient même à propo­ser lui-même la consigne d’entretien - « je raconte ? » - avant de se lancer dans une longue évocation de La Nuit des temps dont il cite aussi le titre :

‘« je crois que c’était pour... Barjavel, La Nuit des temps, je crois que j’avais lu une préface... (c’est un livre que t’avais étudié ou que t’avais lu comme ça ?) ouais, je l’avais étudié, ouais. Euh... c’était l’année dernière je crois... Et ! Ben... je raconte ?(ouais ! [petit rire des deux]) Ah ok. Euh... La Nuit des temps en fait ça se passe à notre époque(hum) et... ça se passe au pôle... Nord... je sais plus, enfin un des pôles quoi, où i fait bien froid, où y a de la glace. Et... 'fin je sais plus ! [petit rire des deux] Et, donc, c’est une équipe de chercheurs... une équipe... vraiment... 'fin... hétéroclite quoi y a... de toutes les nations... une grande équipe de chercheurs, très grande, dans un grand complexe... qui font des recherches... et qui cherchent des objets sous la glace... [...] [l’enquêté poursuit son compte rendu] » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues)’

A propos d’une lecture réalisée en dehors des cours, Emilie procède de manière similaire. Elle mentionne immédiatement les personnages pour répondre à la question « c’est quoi ? » :

‘« [en BD] j’aime bien... ce qui est marrant comme... Boule et Bill ou euh... Cédric(ouais ? C’est quoi Cédric, je connais pas) Cédric tu connais pas ? (nan [petit rire]) c’est... un petit qui fait plein de conneries en fait... et ses parents... son père est mort et son grand-père... il a la place de son père en fait, et... c’est le... père de sa mère et... et i sont toujours en train de se disputer les deux. Et Cédric i fait toujours des bêtises et puis y a une petite Chinoise qui l’aime beaucoup » (Emilie ; père : contrôleur aérien, bac+2, ENAC ; mère : institutrice)’

Quelques enquêtés évoquent cependant avoir éprouvé des difficultés à répondre à ces consignes lectorales scolaires ou avoir mis en œuvre des moyens particuliers pour s’y soustraire, ce qui est parfois également l’indicateur des difficultés rencontrées 652 . Leur période de familiarisation avec la lecture est souvent caractérisée par une faible lecture individuelle de récits longs. Les difficultés mentionnées ne sont alors ni lexicales, ni syntaxiques, etc. – difficultés peut-être écartées par les lectures suivies –, ni liées à une moindre maîtrise des consignes analytiques. Elles manifestent la difficulté des enquêtés à s’emparer d’œuvres longues et littéraires. En effet pour répondre aux demandes professorales, aux consignes analytiques, ils s’approprient d’autres produits culturels. Ils témoignent par là de leur intériorisation de la grille scolaire de perception des œuvres narratives et de leur transposition à d’autres produits culturels. Ainsi Radia décrit la manière méthodique dont, en dépit des recommandations professorales, elle a regardé l’adaptation de Germinal pour répondre à un contrôle de lecture :

‘« on avait dû lire... Germinal, je m’en souviens l’année dernière de Zola (ouais... ?) je l’avais à peine commencé [...] la prof elle disait ‘‘C’est même pas la peine d’aller chercher la cassette vidéo...’’ ’Fin ! t’sais c’est pas... ‘‘ça vous fera pas la même chose... machin... vous allez être piégés le jour du test’’ et tout ça (hum !)J’avais pris la cassette vidéo [...] je te jure hein quand j’ai regardé la cassette vidéo, j’étais munie de... ma télé... commande, et c’était sur pause ... hop : arrêt , lecture, machin. Et je faisais un résumé en regardant ma cassette vidéo [je ris un peu] Nan sérieux hein ! Franchement j’ai fait ça. Ma mère elle se foutait de ma gueule et moi je faisais, je te jure je regardais ma cassette vidéo et... et hop, stop, et je notais... le nom des personnages... i s’est passé ça, i sont partis dans cette mine, et ça se passait comme ça et... i se sont révoltés à tel moment, machin, machin, machin [elle sourit, je ris un peu] Et j’ai eu 14 à Germinal , sans lire le gros bouquin [petit rire des deux] » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’

Dans cette description des gestes de la préparation du contrôle on retrouve, appliqués à l’appropriation d’une cassette-vidéo, ceux que Nils énonçait pour sa lecture de L’Ecume des jours 653  : « pause, arrêt, stop », prise de notes, etc.

Ahmed, Franck, Lagdar, Myriam, Marc, etc. ont également construit cette grille d’appréhension analytique des produits culturels sans s’exercer à la mettre en œuvre à l’occasion de lectures in extenso d’œuvres littéraires. En lisant des commentaires ou Profil d’œuvres, en travaillant à partir des résumés des œuvres de leurs camarades ou de membres de leur entourage, etc., ils ont pu répondre aux devoirs en classe :

‘« Je m’en rappelle des livres qu’on faisait [...] on avait fait... L’Appel de la forêt(ouais. Tu l’avais lu ?) nan j’ai dû en lire... je sais pas... très peu j’ai dû lire parce que je... on me disait de les lire mais... C’est ou je lisais... quelques pages ou... j’en ai jamais lu... vraiment un entier(comment tu faisais si y avait des interros et tout ?) ben y en avait toujours des interros mais bon t’sais je... juste avant l’interro... je demandais à un copain... de quoi ça parlait et puis... je me démerdais avec quoi ! Comme moi j’avais l’habitude de faire comme ça au bout d’un moment je savais comment m’y prendre ! [je ris un peu] On avait fait... Celui qui savait parler aux animaux [petit silence] Le Petit prince, bon ça tout le monde l’a fait. L’œil du loup. On avait fait... A l’ouest rien de nouveau... On avait fait... L’Ami retrouvé... Ouais on en a fait quand même pas mal hein ! » (Franck ; père : « directeur commercial, ingénieur en bâtiment », arrêt des études en 4ème ; mère : programmeur, arrêt des études en 3ème)’

Ainsi la nécessité de répondre aux consignes scolaires suscite l’acquisition d’un savoir-faire permettant d’y répondre ainsi qu’une intériorisation d’une grille d’appréhension des produits culturels et de leur évocation rétrospective. Cette intériorisation n’est pas forcément associée à la constitution d’une façon de lire analytique à proprement parler. Pour ne pas déduire d’une difficulté lectorale ou scripturale un manque de réflexion, de pensée, de raison, il est utile d’observer les cas réels de dissociation de ces compétences 654 .

Au sein des cours de français c’est essentiellement sur la littérature recommandée – classique ou jeunesse – ou à partir d’adaptations, que les enquêtés se sont entraînés à mettre en œuvre cette façon analytique de lire, ou à appréhender de la sorte les narrations.

Au vu des entretiens, les cours de français constituent quasiment le seul contexte proposant l’encadrement d’une telle façon de lire par le biais d’activités scolaires particulières. Quatre enquêtés seulement évoquent des situations extra-scolaires de production de comptes rendus de lecture semblables. Mais, de manières variées, les contraintes lectorales scolaires sont en fait toujours présentes. Ainsi Peggy a eu l’occasion de réaliser des résumés durant le collège en sous-traitant une partie des devoirs de sa sœur aînée :

‘« j’avais lu L’Avare aussi [...]Mais j’ai lu plein de livres... grâ/ Enfin grâce... grâce et à cause de ma sœur : parce qu’elle... elle a horreur de lire, et elle me disait de lire tous ses livres... (ah ouais ? Ses livres d’école ?) ouais, ouais ouais... en échange je lui faisais les résumés et puis... elle me lâchait des fringues... [petit rire des deux]Voilà, mais moi ça me dérangeait pas ! Mais... et elle elle travaillait, elle se démerdait avec les résumés » (Peggy ; père : gérant d’une société de maçonnerie, études jusqu’en 4ème ; mère : aide-soignante, BEPC, diplôme d’aide-soignante)’

Ce sont des injonctions maternelles qui ont conduit Julie à effectuer une « fiche de lecture » du roman d’Agatha Christie Un cadavre dans la bibliothèque, comprenant, « comme pour l’école », « un résumé ». Les ressemblances de cette lecture forcée et des demandes scolaires n’échappent pas à cette enquêtée qui déclare avoir « ressorti » cette fiche de lecture l’année suivante à une enseignante de français.

Salah et Elodie déclarent tous deux leur aisance à réaliser les comptes rendus d’œuvres littéraires pour les cours de français. Ils ont eu l’occasion de s’y exercer en d’autres lieux. Une émulation autour de la connaissance des bandes dessinées a conduit Elodie, fille d’enseignante, à développer des compétences analytiques similaires sur les albums d’Astérix :

‘« surtout les Astérix et les Tintin [...] c’est des livres... de mon frère [...] on doit en avoir pff’... une petite vingtaine et on relit... toujours les mêmes, toujours, toujours, on les connaît par cœur, on connaît chaque détail des images, on connaît les pages par cœur... des fois on se ressort des répliques des Astérix, on peut même dire la page et la hauteur de l’image... c’est vraiment des/ On les connaît par cœur » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)’

La mémorisation de détails de bandes dessinées et l’entretien de sociabilités lectorales donnant lieu à échanges autour de cette catégorie de textes ne sont pas exceptionnels. Mais le souci de mémoriser l’ensemble des albums, la place des vignettes sur la planche, etc., que déclare Elodie, l’est.

Pour sa part, au collège, Salah éprouve du plaisir à rentrer dans la base de données de son CDI les résumés des romans qu’il lit sur les conseils de la documentaliste. Il articule à cette occasion façons de lire analytique et participative :

‘« (je me demandais si au collège par exemple tu devais faire des... soit... faire des fiches de lecture, ou... des résumés de livre, ou des trucs comme ça) ben... comme j’étais bien avec... la documentaliste et... elle, à chaque fois qu’elle me conseillait un livre, elle voulait que... après je fasse un petit résumé et... mon avis... dessus, et que je le tape dans son logiciel, BCDI, je crois... et... comme ça, à chaque fois que... un élève i veut... prendre un livre y a un avis et i savent de quoi ça parle quoi (ah ouais ? Et ça tu l’as fait... tout au long du collège ?) ouais, je l’ai fait sixième, cinquième, quatrième. Troisième, bon, elle m’a plus demandé » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’

Cet enquêté dit par ailleurs s’être amusé tôt à sélectionner et à mémoriser les informations importantes des numéros de Science et vie qu’il lisait « pour pouvoir dire après à [ses] copains ‘‘Ouais pourquoi c’est bien, pourquoi c’est pas bien’’, pour faire un débat quoi avec eux ».

Il reconduit ainsi des activités réalisées sur demandes professorales dans d’autres disciplines que le français. En effet, l’histoire-géo, les SVT, les sciences physiques, les mathématiques, les langues vivantes ou anciennes, etc. ont encadré l’exercice de cette façon de lire sur d’autres textes que les textes littéraires : manuels, dictionnaires, encyclopédies, etc. ou des magazines. Au sein même des cours, par la lecture de leçon et de documents de travail ou, à l’extérieur, par la réalisation d’exposés, ces disciplines ont donné à un certain nombre d’enquêtés des occasions de renforcement de cette façon de lire et de son extension à d’autres catégories de textes. La moitié des enquêtés évoquent les recherches et les lectures effectuées pour la réalisation d’exposés. La copie sélective de textes apportant les réponses aux questions professorales, et la réalisation de « synthèse » et de résumé s’appuient sur la mise en œuvre de cette façon de lire :

‘« [à la bibliothèque, il m’arrive d’y] aller avec des copains [...] [quand le travail] ça va être surtout du... recopiage – parce c’est un exposé – donc on n’a pas... on n’a pas à réfléchir » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; tous les deux scolarisés en primaire en Algérie)’ ‘« on faisait des exposés des fois. Pour faire les exposés on y allait [à la bibliothèque], on prenait les fauteuils et on copiait comme ça [petit rire des deux] » (Matthieu ; père : agent de maintenance, CAP puis formation par l’AFPA ; mère : directrice d’un centre social, maîtrise d’économie ; parents séparés, il vit avec sa mère)’

C’est souvent avec des pairs et de manière apparemment peu encadrée – ils n’évoquent pas de consignes précises – que les enquêtés s’emparent des ouvrages de référence propices à la réalisation des exposés. Or, le renforcement de cette façon de lire et son extension à d’autres textes que les narrations ne vont pas de soi. On comprend ainsi les difficultés rencontrées par certains enquêtés. Didier peine ainsi à mettre en œuvre les consignes données par son enseignant de SES en seconde pour la réalisation d’exposés. Les ayant mémorisées, il revoit à leur lumière, la manière de faire les exposés qu’il a acquise au collège, relativement commune aux élèves (« recopier le plus ») :

‘« je crois que j’ai compris la bonne manière comment i fallait faire pour bien faire un bon exposé : c’est le... lire plusieurs fois et d’en faire la synthèse. Parce qu’en fait un exposé qu’est-ce que ça va être ? C’est que je vais expliquer ça à quelqu’un. Donc le but du jeu c’est qu’i faut que ce soit moi-même je le comprenne, donc i faut que j’arrive à enlever ce cadre où je prends, où j’essaye de trouver [dans le texte] les trucs qui expliquent le mieux. Et à recopier le plus – je sais pas si vous connaissez mais tout le monde fait ça au début, alors... – en fait ce que j’ai compris c’est qu’i faut que j’arrête de faire ça [...] I faut que je lise ces documents, que je prenne les mots-clés, les trucs comme ça, que les mots-clés je peux les rechercher ouais à la rigueur, et que en fait... au fur et à mesure que je lise ces différents... documents et tout... à la fin, je ferme tous les livres et que j’en fasse une grosse synthèse et que je me dise ‘‘Bon en gros ce que j’ai compris : la... triangulation ça permet de faire ça avec ça et... ça avec ça avec tel’’. Et c’est pour ça que je dis que je souligne les mots-clés, comme ça, ça permet de les remettre (ouais). C’est ce que j’avais appris [...] On étudie un texte, on fait la synthèse, on prend les... bon ça c’est un peu généraliste hein, mais on prend les mots-clés et on refait en fait une synthèse du document quoi, on réexplique ce que l’auteur a voulu dire, ce que toi t’as compris et tout » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer – a vendu des bijoux pendant une période –, « faculté », non précisée)’

Réalisés en vue d’une appréhension analytique d’œuvres intégrales ou d’extraits ou en vue d’une recherche d’informations, les résumés ou le repérage des éléments narratifs ou argumentatifs essentiels d’une structure textuelle sont, durant la période collégienne, pour la plupart des enquêtés, des activités proprement scolaires. On a vu qu’à l’inverse, de nombreux enquêtés relatent les comptes rendus de lectures faits aux parents, en plus des enseignants, pour la période enfantine 655 .

Dans le cadre d’autres disciplines que le français, pour la réalisation de recherche ou d’exposés, la moitié des enquêtés ont été invités à mettre en œuvre cette façon de lire analytique qui permet la réalisation de résumé ou le repérage des éléments essentiels de la construction textuelle sur des ouvrages de référence ou des magazines. Mais, ces occasions ont été rares. En outre, en raison, peut-être, de pratiques pédagogiques différenciées, la moitié des enquêtés ne les ont pas connues.

En revanche par l’intermédiaire des cours de français essentiellement, la quasi-totalité des enquêtés ont été amenés à mettre en œuvre cette façon de lire sur des œuvres littéraires figurant sur les listes de suggestion. Seuls Isabelle et Sébastien ne mentionnent pas des activités du type exposé, contrôle de lecture, fiche de lecture réclamant la réalisation de résumé, le repérage des éléments essentiels de la narration d’un point de vue scolaire. Pour la majorité des enquêtés, la maîtrise de cette façon de lire semble telle, qu’elle a été constituée en routine de lecture. Même les rares enquêtés ayant éprouvé des difficultés à sa mise en œuvre ont intériorisé la grille de perception des narrations qui la sous-tend. A partir de celle-ci en effet ils se sont emparés d’autres produits culturels (films, ouvrages de référence ou productions scolaires de camarades) afin de répondre aux demandes professorales par d’autres moyens que la lecture. C’est la lecture d’œuvres littéraires longues qui leur a posé problème.

Souvent, les enquêtés ont été invités à articuler cette façon de lire analytique à d’autres : soit analytiques, soit pragmatiques. Ainsi, à côté du titre et des résumés de chaque chapitre de Marcovaldo ou les saisons en ville, l’enseignante de Malika demandait à ses élèves d’en caractériser le registre :

‘« à l’intérieur [des fiches] on mettait... on marquait... les passages... surnaturels... les passages poétiques, les passages dramatiques... On avait fait des fiches comme ça [...] de l’autre côté on devait mettre une synthèse » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie) ’

Il s’agit d’étudier plus avant cette autre façon de lire analytique.

Notes
651.

Ce sont les propos d’un instituteur interrogé par B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit. p. 122.

652.

M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 175-179.

653.

Cf. Supra, chapitre 3.

654.

Les études sur les usages contrastés de l’écrit éclairent, sur d’autres réalités, la dissociabilité des techniques et des modes de pensée, cf. par exemple M. E. F. Bloch, How do we think they think. Anthropological approaches to cognition, memory and literacy, Boulder and Oxford, Westview Press, 1998, notamment les chapitres 9, 10 et 11, « Astrology and writing in Madagascar », « Literacy and enlightenment » et « The uses of schooling and literacy in Zafimaniry village ».

655.

Cf. Supra, chapitre 2.