b. les façons de lire analytiques stylistiques hors école : transférabilité de compétences lectorales

Trente-deux enquêtés (26 enfants de bacheliers et 6 enfants de non bacheliers) ont lu hors école de façon analytique en mobilisant des savoirs linguistiques et stylistiques des textes divers : des bandes dessinées, des textes de littérature ne figurant pas sur les listes de suggestion, des textes de littérature jeunesse et de littérature classique, des textes religieux ou même des magazines. En plus d’identifier et désigner des caractéristiques stylistiques (genres, etc.) et de mentionner les attentes lectorales qu’ils y associent, ils analysent la construction textuelle ayant pu susciter leur expérience lectorale effective. Si c’est du suspense dont il s’agit, ils soulignent d’une part leur intérêt pour la manière dont l’auteur a construit son intrigue et d’autre part leur attention particulière à cette caractéristique stylistique. A l’occasion de ces lectures extra-scolaires, l’articulation des façons de lire analytique et participative est systématique.

La mise en œuvre de cette façon de lire hors contexte scolaire peut se reconstruire comme transfert de savoirs et savoir-faire lorsque les enquêtés ont évoqué des appréhensions analytiques stylistiques de textes étudiés en classe. Les enquêtés ont alors été confrontés à des sollicitations extra-scolaires de ces mêmes savoirs et savoir-faire : intentions auctoriales ou éditoriales, lecture d’œuvres proches pouvant être comparées à des lectures antérieures, reconduction de pratiques scolaires telle que la relecture, sociabilités lectorales interrogeant les expériences lectorales à l’aune des procédés stylistiques, etc. Sensibles à ces sollicitations, ils y ont répondu en mettant en œuvre des savoirs et savoir-faire lectoraux déjà constitués.

On fait avec C. Détrez le constat du transfert des compétences et façons de lire acquises à l’école sur d’autres supports et en d’autres occasions de lecture :

‘« [ils] transposent déjà aux livres pour leurs plaisirs des modes de lecture appris et inculqués par l’école. L’évocation de détails techniques révèle en effet un intérêt plus porté sur l’écriture et le style, intérêt scolairement acquis, et [...] en voie d’intégration dans les modes d’appropriation personnels. La disposition esthétique est ici déjà en bonne voie d’élaboration, par l’apprentissage de la perception et de la valorisation dans un livre des traits formels » 660

Ayant intériorisé et construit une façon de lire analytique mobilisant des savoirs linguistiques et stylistiques, certains lecteurs la mettent en œuvre sans y être incités scolairement. Ainsi Jérôme qui a appris à analyser le comique et ses procédés stylistiques explicite ce qui fait le comique de la bande dessinée Titeuf. Insensible au comique de Molière, Jérôme rit de celui de Zep. Dans cette situation, il articule façons de lire analytique et participative. Il rend compte de son expérience lectorale en mobilisant des savoirs spécialisés permettant l’analyse de procédés stylistiques :

‘« [les ‘‘blagues’’ qui me font rire sont] les plus drôles [...] souvent celles qui sont plus fines et plus subtiles [...] c’est vrai que bon pff’... y a des jeux de mots ou quand i transforme les mots ou... des trucs comme ça ou... ou y a une interprétation quand les types i comprennent pas et tout... on rigole... Ouais donc... c’est ça... : comment i voit... comment i raconte... Par exemple les textes, les sujets tabous et tout, la drogue... enfin, ça c’est... génial. La drogue et tout : comment i... comment ç’a été interprété, [Titeuf] i confond tout... C’est ça qui est bien » (Jérôme ; père : représentant dans une entreprise après y avoir été chauffeur-routier et vendeur, arrêt des études lorsqu’il était en seconde ; mère : assistante maternelle, arrêt des études en première) ’

Les transferts de façons de lire ne peuvent pas toujours être reconstruits aussi assurément par la comparaison de lectures scolaires et extra-scolaires mentionnant des procédés stylistiques semblables.

S’il évoque son apprentissage de nombreuses figures de style, s’il dit apprécier le point de vue « ironique et caricatural » – qu’il oppose à « classique » – des pièces de Molière sur la société du XVIIe siècle, et s’il se souvient d’avoir étudié les « relations entre les personnages » dans La classe de neige, Arthur ne va pas plus avant lorsqu’il rend compte en entretien des lectures qu’il a effectuées au sein des cours de français durant le collège. En revanche, il décrit finement les motifs textuels de son appréciation du roman Junk qu’il a lu par le biais de sa mère (dont l’attention avait été attirée par une critique de Télérama). Convaincu par la thèse du roman, Arthur loue son efficacité argumentative en la comparant à celle d’autres romans ayant le même objectif : dissuader la jeunesse de l’usage de la drogue.

‘« d’habitude dans les livres de la drogue ça nous dit toujours ‘‘Faut pas... se droguer et tout’’. Mais en fait, là ! Pendant toute la première partie du livre, [les personnages] i z’arrêtent pas de nous dire que la drogue c’est bien... qu’i sont contents... enfin, ’fin pas que c’est bien mais bon, qu’i sont contents, qu’i sont joyeux et tout et après toute la deuxième partie on se rend compte qu’i y a beaucoup plus de points négatifs que de points positifs. Et en fait... ça marche beaucoup plus que de dire seulement que la drogue c’est pas bien... et dire ce que ça provoque comme effets néfastes. En fait... ça marque plus [...] on se rend vraiment compte de comment ça se passe quoi » (Arthur, père : dermatologue, doctorat de médecine ; mère : radiologue, doctorat de médecine)’

Plus succinctement et de manière plus articulée à une appréhension participative, Edith explique à propos de L’Herbe bleue, que l’identification aux personnages est facilitée non seulement par l’âge de ceux-ci, mais aussi par le procédé littéraire du journal intime :

‘« L’Herbe bleue aussi... C’est un truc sur une fille... qui commence à se droguer et tout [...] ça fait penser un peu aux séries ou euh... [petit rire] Nan mais ça... ouais nan c’était pas mal [...] l’histoire d’une fille, ben elle est adolescente et tout, donc c’est pas mal. 'Fin je pense qu’on peut s’identifier, c’est vrai que c’est mieux quoi. Mais sinon j’aime bien les autobiographies plus. C’est plus sympa [...] 'fin pas des autobiographies, mais c’était... c’était comme si c’était la fille qui écrivait quoi (ouais) donc c’était bien quoi. Tous les sentiments et tout. » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’

Séverine opère des comparaisons d’œuvres proches par leur genre. Elle aiguise et reconduit ainsi, sur d’autres catégories de textes, une appréhension analytique de la construction des textes, du traitement particulier de tel thème. Elle justifie ses expériences et goûts lectoraux en comparant des œuvres :

‘« j’en ai lus quelques-uns [des romans de S. King], mais je sais même plus les titres en fait (c’est parce qu’i te...) ouais parce que déjà tout, ’fin y en a beaucoup qui en parlent, et... je voulais le lire quoi. Mais, en fait, si j’aime bien, mais ’fin je sais pas c’est... Pff’, en fait je trouve ça un peu trop, ’fin... c’est que de l’horreur tout ça ’fin... Dans un sens c’est pas mal quoi, ça me déplaît pas mais... des fois c’est un peu trop quoi, ’fin... je sais pas... [petit rire des deux]. Nan ça va quoi, ’fin en fait j’en lis pas tellement. Sinon j’avais lu Hitchcock et à la limite je préférais quoi, ’fin je sais pas [petit rire des deux] (pourquoi t’aimais mieux ?) ben je sais pas en fait [petit rire des deux], p’t-être parce que c’était moins... y avait moins tout le temps des descriptions horribles sur les meurtres et sur les [petit rire des deux] ’Fin c’est pas que je crains spécialement mais je sais pas c’était mieux fait quoi au niveau... je sais pas p’t-être du suspense et tout ça... c’était mieux en fait » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

En plus d’accorder ses goûts lectoraux aux caractéristiques du répertoire scolaire en préférant les œuvres « mieux faites » et où la violence n’a pas besoin de se montrer pour être éprouvée – à la manière des tragédies classiques –, Séverine exerce, à l’occasion de cette comparaison, son appréhension analytique stylistique de la littérature. Celle-ci est rendue possible par la réalisation de lectures fréquentes et variées. La littérature n’est pas la seule catégorie de textes à pouvoir faire l’objet de comparaisons. C’est au terme d’une exploration comparée de la production des magazines informatiques que Livio a opté pour l’un d’eux. S’il a suivi les conseils d’un copain connaisseur, il décrit en entretien les différentes caractéristiques qui rendent appréciable le magazine qu’il a choisi de lire régulièrement :

‘« avant je lisais des magazines de consoles, vu que j’avais une console ! Main’nant, j’ai un PC, donc je lis des magazines de PC ! Et euh... en fait ! Le magazine que je lis le plus... c’est Joystick... Alors, je l’ai connu... quand on m’a dit... Moi, je lisais un magazine, j’ai dit ‘‘Ouais, je lis ça et tout’’. ‘‘Ah ouais ? Ouais, lui il est pas mal, mais moi je préfère çui-là parce que... y a si, et... et tout’’. Et donc... j’ai regardé un peu, et c’est vrai que c’est vraiment le mieux : qui est complet, euh... y a plein de trucs, y a de l’humour, y a... Et puis... i testent plein de jeux. Et puis voilà quoi. J’aime bien leur avis, on est... assez souvent d’accord sur les jeux [...] (et l’humour qu’i y a, c’est quoi ?) [en riant :] l’humour ! Nan en général c’est des conneries [...] en rapport avec ce qu’on lit quoi i... i sortent des petites vannes de temps en temps vite fait quoi mais... c’est pas des trucs euh... où y a plein d’humour sur toutes les pages et tout, c’est des... c’est en rapport avec ce qu’on lit quoi c’est... des fois des petits trucs comme ça » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues)’

Qu’ils aient ou non mentionné des lectures scolaires témoignant d’une façon de lire analytique stylistique, des enquêtés ont constitué en classe des savoirs et savoir-faire spécialisés permettant sa mise en œuvre. Ils peuvent les mobiliser même hors école lorsqu’ils y sont sollicités par des textes, des situations de lecture, etc.

C’est en reconduisant hors école des gestes scolaires de lecture telle que la relecture que Vanessa prête attention à la construction des romans policiers qu’elle adore :

‘« j’ai adoré [Agatha Christie Les Dix petits nègres] [...] je l’ai lu... ben au moins trois fois ! [...] (quel était le plaisir de la relecture ? [petit rire]) ben je sais pas ! Je me souviens plus en fait. Mais... Ouais c’est bizarre parce que... en même temps y avait plus de suspense parce que je connais le tueur et tout, mais... en fait justement c’était pour relire... la deuxième fois surtout, pour voir... maintenant que je connaissais le tueur... Relire et voir... au début du roman... maintenant que je savais... je regardais comment i se comportait par rapport aux autres et tout... (si y avait des indices ? /) / ouais voilà ! » (Vanessa ; père : directeur de division, bac + école de commerce ; mère : guide conférencier, bac, doctorat en microbiologie, fac d’histoire de l’art)’

Les marques typographiques suscitent une même attention aux procédés stylistiques chez d’autres enquêtés. Ainsi dans Les Fourmis Colin a particulièrement apprécié l’alternance des points de vue portée par le découpage du récit en chapitres. Il décrit la manière dont elle soutient une réflexion sur l’« individualisme » qui, de surcroît, ne l’a pas laissé indifférent :

‘« en fait c’est spécial parce que 'fin y a... c’est plein de petits chapitres en... trois ou quatre grandes parties, enfin ça dépend des livres et... en fait généralement y a un chapitre qui se passe chez les fourmis (hum hum ?) enfin le point de vue des fourmis ou l’histoire des fourmis, un chapitre qui se passe chez les humains, un chapitre où i raconte des trucs sur n’importe quoi [petit rire] sur un thème au hasard quoi, plus... de la culture générale un peu. Et voilà et ça tourne comme ça, et... ça finit tout par s’imbriquer [...] (Et toi c’est quoi qui te plaisait, c’était plus... justement... comme c’était construit... d’abord le point de vue des fourmis, après le point de vue des hommes et... ?) ouais c’était ça en fait. C’était... comparer... et puis comment ça allait ensemble. Ouais c’est ça en fait c’était la structure... (ou plus... à l’intérieur de chaque point de vue, c’était la description de ce qu’i faisaient ?) euh... ouais, les différences entre chaque en fait, les différences de ce qu’i voyaient tout ça, leurs comportements... (par exemple ?) ben... je sais pas les fourmis elles avaient... pas du tout le même point de vue tout ça. Et... en fait elles existaient pas par elles-mêmes ! ’Fin... comme une personne quoi, 'fin au début (ouais ?) euh... et donc elles pouvaient se sacrifier, elles s’en foutaient tout ça de mourir [petit rire] et... quand i fallait chercher quèque chose c’était... toute la fourmilière qui s’y mettait. Alors que chez les humains c’est quelqu’un qui se débrouille et... [petit rire] puis voilà quoi ! Et... ouais c’est ça. Et... en fait... au fur et à mesure du livre quand i... finissent par se parler, les fourmis elles commencent à devenir individualistes parce que... elles voient les hommes qui sont comme ça. Donc... et ça fait un peu tout foirer chez elles aussi [petit rire des deux]. Et puis quand... elles pensent par elles-mêmes, elles veulent plus aller faire la guerre et mourir [petit rire des deux] Et voilà quoi. Ça j’aime bien ! C’est intéressant » (Colin ; père : ingénieur, bac technique, diplôme d’ingénieur en formation continue ; mère : documentaliste au chômage au moment de l’entretien, baccalauréat.)’

Des intentions auctoriales ou éditoriales particulièrement explicites peuvent constituer des conditions propices à l’exercice et à la mise en mots de cette façon de lire analytique. Ainsi, fréquentant seul et depuis longtemps une bibliothèque, Gaspar est particulièrement attentif à l’organisation éditoriale pour sélectionner ses lectures : aimant les romans policiers, il emprunte les textes de la collection Cascade du même nom. L’organisation éditoriale l’a en outre sensibilisé à différentes constructions textuelles. Avec la collection Cascade Pluriel, c’est l’alternance des points de vue qu’il a découverte. Son appréciation de cette construction narrative se conjugue avec la proximité qu’il éprouve avec l’un des personnages, comme lui, « musicien » :

‘« y avait la série Cascade policier j’en prenais beaucoup. Et puis nan une fois je suis tombé sur... toujours dans la collection Cascade, ça c’est la... collection Cascade Pluriel en fait c’est deux livres qui racontent une histoire vue par deux personnages différents. Et ça c’était pas mal. C’était Le Pianiste sans visage et La Fille de 3ème B, une histoire d’amour hein, pour une fois ! [petit rire des deux] Et... en même temps y a la musique qui intervient dans ces romans donc... vu que je suis musicien... je suis pas insensible à la musique ! Et en même temps l’histoire en elle-même était sympa. Et puis en plus avoir deux points de vues différents alors là c’était kif ! C’était... (parce que/ Par rapport à la musique qu’est-ce qui te plaisait... 'fin comment i... z’en parlaient ?) ben... il essaye de décrire les émotions qu’i ressentait avec la musique et... en même, décrire la musique en elle-même ça c’est pas évident, et je trouve qu’il était plutôt bien arrivé... à décrire ça, moi je pourrais pas hein. Ouais il était bien arrivé c’est ça qui m’a plu en tout cas... je pense ouais [...] [surtout] J’aime bien avoir plusieurs points de vue en fait sur les choses » (Gaspar ; père : pasteur ; mère : ouvrière ; parents scolarisés jusqu’en troisième au Laos)’

Les sociabilités lectorales extra-scolaires peuvent également susciter cette façon de lire analytique et en être des soutiens. En entendant ses parents critiquer Libération pour son sensationnalisme (photos, ligne éditoriale), Nadine a pu s’initier à une appréhension analytique stylistique de la presse 661 . S’il n’a pas terminé Salammbô, Jean a mémorisé les propos incitatifs d’un copain de vacances, étudiant en lettres. Le roman de Flaubert prouverait à lui seul que les descriptions réalistes ne provoquent pas nécessairement l’« ennui » du lecteur :

‘« J’ai commencé Salammbô [...] sur les conseils d’un copain. Je pense qu’i m’en parlait parce que c’est un copain de vacances qui... fait... une fac de lettres, et puis je fais ‘‘Bon quand même le réalisme c’est chiant hein’’. Pff’... je sais pas Flaubert 'fin c’est... parce que j’avais lu deux trois petits passages [...] comme ça en classe. Et puis i me dit ‘‘Pas sûr, si tu regardes Flaubert il a écrit un truc sympa ça s’appelle Salammbô ’’. Et euh... ‘‘Ben tu dois connaître’’. ‘‘Oh oui... oui... j’ai entendu parler’’. ‘‘Et... tu vas voir, c’est vachement bien, c’est super gore et tout, tu vas te marrer’’. Et donc j’ai commencé. Et c’est vrai que c’est sympa ! Mais... on sent vraiment... que c’est un grand bouquin parce que les descriptions sont très belles , et les mots... sont un peu, sont bien choisis. Mais en même temps y a de l’action. C’t-à-dire que y a le gars, i se bourre la gueule et tout... i... déchire les esclaves, i... et on lui bouffe les entrailles et tout. 'Fin c’est gore quoi c’est... on s’ennuie pas ! Que... Madame de Bovary [sic], à la fin... pff’ ! Ce gros machin-là... pffchou’ ! (tu l’as lu ?) nan, j’en ai lu euh... 30 pages... et puis... le prof nous l’a pas fait finir parce que... (c’était quand ? Cette année ?) c’était en... Quatrième je crois, Quatrième... ouais... Han, pp’ ! J’ai pas du tout aimé moi » (Jean ; père : directeur marketing dans une entreprise pharmaceutique, doctorat de biologie ; mère : conseillère en formation pour cadres licenciés, bac, études supérieures « de base » en psychologie) ’

Esther à l’habitude de discuter avec son père, amateur de littérature, des « traits de caractère » des personnages. Elle convient avec lui que le personnage principal de Bel Ami ne correspond pas à la représentation commune et attendue du « bel héros » :

‘« [avec mon père] quand on discute du livre même ! Euh... c’est... ouais, on parle plutôt de l’histoire, ou des traits de caractère des personnages ou... des trucs comme ça [...] Par exemple là y a... un truc qui me vient à l’esprit parce qu’on avait, je sais pas si t’as lu Bel-Ami... ? (mouais) justement de Maupassant. Et... 'fin, moi ça m’a pas plu, pourtant j’aime beaucoup Maupassant, mais, ça m’a pas... j’ai trouvé qu’on était... mal à l’aise dans ce livre ! Parce que justement... le héros il est pas très... il est pas honnête, il est pas, ça rentre pas... C’est pas un bel héros... formidable... un beau héros, formidable ! Et... donc je me souviens, on était d’accord quoi. Et je me souviens, donc, justement, que Bel-Ami, ce qui en était ressorti, c’était vraiment le personnage... c’était vraiment, je me souviens plus de son... nom, d’ailleurs... (Georges...) Ah oui ! Voilà ! Georges Duroy je crois... Et... on se... on était vraiment... on avait fixé là-dessus » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée) ’

Les albums de bandes dessinées n’échappent pas à la constitution d’une façon de lire analytique-stylistique. Esther apprend avec son père à repérer la « perfection » des détails de l’illustration et de la construction narrative dans Blake et Mortimer :

‘« j’ai lu Blake et Mortimer, ça m’a bien plu aussi [...] ça m’a bien plu justement là les intrigues, c’est... 'fin c’est super hein ! C’est, je sais pas, je trouve que c’est très bien fait ! Pis alors y a un détail, là dans les dessins, y a un détail... il a, c’est vraiment fort, c’est perfectionné ! [...] dans les Blake et Mortimer... Je vois une fois y a mon père i m’avait fait remarquer que c’est vrai que... y avait un nœud de corde... qui était fait, mais c’était... C’était hallucinant quoi ! J’étais restée bloquée là-dessus... Et c’est vrai que main’nant j’y fais très attention quoi c’est... je fais plus attention à tout ça, c’est... Mais c’est l’intrigue qui est vraiment... » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)  ’

Même entretenues avec des proches moins connaisseurs, les sociabilités lectorales peuvent participer à la constitution d’une façon de lire analytique attentive aux procédés stylistiques lorsqu’elles soutiennent l’explicitation d’expériences lectorales divergentes et la justification d’appréciations différentes. Contrairement à sa meilleure amie, Valérie n’a pas été dérangée par le langage familier de L’Attrape-cœurs. Pour elle, comme pour Thierry cité plus haut, « le langage argotique » est moins le signe d’un texte « mal écrit » qu’une caractérisation sociale des personnages :

‘« [j’ai prêté à] ma meilleure copine [...] L’attrape-cœurs de Salinger, mais elle a pas du tout aimé [petit rire des deux] parce que... elle, elle a trouvé que... en fait c’était mal écrit parce que... i s’exprimait trop en langage... argotique quoi (ouais) voilà (et toi ça t’avait pas gênée ?) non, je me base pas là-dessus en fait. C’est... selon le milieu on peut pas demander à quelqu’un qui a pas un milieu social très élevé de parler comme, avec un langage soutenu, des choses comme ça quoi [sourire] » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau)’

Par ailleurs, en lisant des magazines, des enquêtés semblent avoir fait leur les modalités de présentation journalistique d’un centre d’intérêt, les traits pertinents d’une telle présentation. Ainsi, Estelle, Gaëlle ou Vanessa calquent leurs évocations de films sur les critiques cinématographiques des magazines. Elles s’entraînent de la sorte à une appréhension analytique des produits culturels de fiction. Pour sa part, Livio jauge les nouveaux jeux en reprenant les critères de son magazine informatique. Il est attentif à la qualité du « scénario », au « graphisme », au « souci du détail », au type de jeux, etc. :

‘« Y a des fois bon... où je comprends pas leur jugement, mais... la plupart du temps, moi... quand i testent des jeux auxquels j’ai pu jouer, je pense les mêmes choses quoi ! I disent... par exemple ‘‘Le scénario... est très bien... très bien formé. Il y a pas trop de défauts, par exemple gra phiques et tout’’. Moi je suis d’accord quoi je dis ‘‘Ouais c’est marrant, moi j’aime bien et tout’’. Et puis... i parlent pas que du scénario, i parlent aussi de la profondeur du jeu... i parlent de plein de trucs ! (la profondeur, c’est... ?) ben... [petit rire] Je sais pas moi la profondeur de... le souci du détail par exemple ! [...] si par exemple... on passe devant des marchands et que les marchands parlent entre eux, nanin, ça c’est quèque chose de... c’est marrant quoi à voir quoi parce que... ça vit sans nous, quoi on n’est pas la seule chose qui tourne dans le jeu, donc c’est pas mal à voir quoi (ouais !) mais y a... Et donc y a beaucoup de choses comme ça ! [...] I disent... si... il est bien fait, si le scénario est bien, quand... se déroule le jeu... enfin... la manière de jouer, si elle est bien, euh... Tout quoi ! I me disent... i disent ce qui peuvent dire [...] i racontent pas l’histoire, mais i disent... ‘‘Ouais le scénario est très bien fourni, euh... plein de rebondissements, et nanin... Le jeu est très bien fait... nanin...’’ » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues)’

Enfin un encadrement institutionnel soutient parfois une appréhension analytique expliquant des expériences lectorales participatives et rendant possible leur explicitation. Il en va ainsi des cours de religion qui, en plus d’encadrer des discussions éthiques autour des textes, donnent les mots permettant de décrire et justifier leur façon de lire 662 . C’est parce que les textes sont des « paraboles » que, selon Bertrand ou Thierry, ils peuvent faire l’objet de façons de lire différentes de celles pratiquées au sein des cours de français. Il s’agit par exemple d’y chercher des significations pour le présent :

‘« [au catéchisme] on étudiait des passages de la Bible ... en rapport à nos expériences, aussi [...] on essaye de comprendre en fait les passages [...] y a plein de passages qu’on lisait et on expliquait [...] On essaye de voir un peu qu’est-ce qu’i peuvent bien nous apprendre quoi, parce que généralement c’est des paraboles (ouais ! Tu te souviens d’une parabole par exemple que t’aimes bien, ou...) ouais, ben... le Semeur de grain... et la poussière, parce que si y en a qui tombe sur le chemin, ça pousse pas, et... et le seul endroit où elle peut pousser et ben c’est... c’est dans la terre quoi ! Et là y a un message caché qui est... qui est évident quand même et voilà et qui est... qui est bien quoi ! Qui me plaît... » (Bertrand ; père : officier de l’armée de l’air, bac C +2 ; mère : contrôleur des impôts, nombre d’années après bac C inconnu)’ ‘« avant, je faisais du caté donc j’ai étudié des textes... assez religieux(comment vous les étudiiez ?) euh ben... on lisait... ! Et en fait donc c’est complètement différent par rapport à ce qu’on fait en français. C’est très... peu la forme, mais c’est vraiment que le sens en fait. C’est... après, donc on extrapole, et on lit... quelles sont les répercussions aujourd’hui... ? Ou comment on peut agir en conséquence par rapport à ce texte ? Et cetera ! [...] Même si on sait que ce que raconte le texte est pas forcément vrai ! Parce que bon, je pense pas que... les paraboles, 'fin le contenu même des paraboles c’est pas vrai !(mouais) mais... ce qui est bien c’est que ça... je sais pas, c’est... ça peut plus inciter... ça laisse passer un message... ça peut apporter quelque chose quoi (ouais) donc ça c’était bien » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)’

Ainsi, une trentaine d’enquêtés a connu hors école des conditions de lecture et des sollicitations lectorales variées favorables à une façon de lire analytique-stylistique de catégories de textes généralement différentes de celles étudiées en classe. Si pour certains, le contexte extra-scolaire s’ajoute au contexte scolaire et permet le transfert de façon de lire sur des catégories de textes autres que celles étudiées en classe, ce n’est pas le cas de tous. Ces enquêtés partagent le fait d’avoir acquis des savoirs et savoir-faire particuliers, propices au repérage et à l’analyse des procédés stylistiques. Ils se distinguent par d’autres caractéristiques, variées, auxquelles sont attachées des conditions différentes de mises en œuvre des façons de lire analytiques-stylistiques. Certains sont forts lecteurs d’une catégorie de texte et connaissent par là des possibilités de comparer les œuvres selon leurs procédés stylistiques. D’autres sont particulièrement attentifs aux marques typographi­ques ou éditoriales : ils fréquentent généralement seuls et depuis longtemps les lieux d’approvisionnement et décrivent leur entourage amical comme étant moins lecteur qu’eux-mêmes. D’autres encore entretiennent des sociabilités lectorales au sein desquelles ils apprennent à appréhender les œuvres de façon analytique à partir des procédés stylistiques (les proches ont alors souvent eux-mêmes construit cette façon de lire). D’autres enfin évoluent dans un encadrement institutionnel qui les amène à décrire les textes lus à partir d’une caractéristique stylistique supposée déterminer une façon de lire participative particulière.

Les mises en œuvre scolaire et extra-scolaire de la façon de lire analytique-stylistique ont des ressemblances et des différences. Comme au sein des cours de français, les lecteurs qui mobilisent une façon de lire analytique stylistique en dehors des cours l’articulent souvent à une façon de lire participative. Cependant, à la différence de l’articulation légitimée scolairement, le commencement d’une lecture et sa poursuite sont en partie déterminés par les satisfactions lectorales éprouvées qui ressortissent à la façon de lire participative. De la sorte, l’exercice et la consolidation extra-scolaire d’une façon de lire analytique-stylistique sont en partie dépendants de l’appréciation des catégories de textes lus par les lecteurs : ces derniers ne peuvent être qu’amateurs du genre ou de la catégorie de textes. En outre, la mise en œuvre de cette façon de lire est indissociable d’une perspective évaluative. De la sorte, le lecteur analyste-stylistique extra-scolaire s’apparente à ces « testeurs » des magazines de jeux vidéo que Livio décrit. Ceux-ci sont des amateurs des genres de jeux qu’ils évaluent et « testent ». Ils ne cherchent (ou ne parviennent) pas à convaincre des non-amateurs des types de jeux qu’ils testent, mais à produire une critique la plus circonstanciée qu’un amateur puisse faire :

‘« un magazine déjà ça fonctionne... le... type de jeu qui est testé, il est testé par un testeur ! Ouais je cherchais le mot ! [petit rire des deux] Par un testeur qui aime ce type de jeu : genre... un jeu... de... moto-cross, i va pas être testé par quelqu’un qui hait ça, [sinon] i va le saquer, hop ! En une demi-page : ‘‘C’est bon, c’est de la merde [petit rire des deux], achetez-le pas’’. Donc... i vont prendre quelqu’un... qui a l’esprit critique sur le genre de jeux, quoi qui aime bien ce genre de jeux pour avoir un test le plus complet possible ! Et moi ! Quand j’aime pas le type de jeux... ben je suis pas d’accord [petit rire] parce que j’aime pas quoi. C’est tout [...] sur les jeux que j’aime bien, si, des fois i disent... que... je sais pas moi ‘‘Le graphisme qui n’est pas super beau’’, et moi je trouve que si, moi je le trouve assez beau quand même, pas mal quoi » (Livio ; père : Boulanger, CAP ; mère : Aide-soignante, études inconnues)’

On retrouve dans ces conditions extra-scolaires de mises en œuvre des façons de lire analytiques-stylistiques et participatives la figure de « l’amateur » mise en avant par A. Hennion 663 . Cette figure se distingue de la posture réclamée en classe – en situation d’examen tout au moins : la mise en œuvre scolaire d’une façon de lire analytique-stylistique doit pouvoir être réalisée quelle que soit l’appréciation des textes. Essentielle, cette différence permet de comprendre les possibles écarts éprouvés par les enquêtés entre contextes scolaire et extra-scolaire de mise en œuvre d’une façon de lire analytique-stylistique.

Si tous les enquêtés ont appris des savoirs spécialisés plus ou moins importants durant leur scolarité collégienne, tous n’ont pas appris à les mobiliser à l’occasion de lectures de textes isolés ou encore moins d’œuvres intégrales (au point en tous cas d’avoir mémorisé ces lectures spécifiques). Parmi ceux qui se souviennent d’appréhensions analytiques de certaines œuvres : certains les ont entendu produites par d’autres, d’autres ont eu l’occasion de s’y entraîner seuls en bénéficiant d’un encadrement cognitif et matériel plus ou moins conséquent.

De ce fait, durant la période collégienne, les enquêtés ont connu des modalités différentes d’initiation à cette façon de lire analytique-stylistique dont la maîtrise est essentielle au lycée.

Il s’agit désormais d’examiner si les disparités sont aussi fortes concernant l’initiation collégienne à l’appréhension analytique de la production écrite.

Notes
660.

C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 374.

661.

Cf. supra, chapitre 3.

662.

Les enquêtés ayant cessé de fréquenter les cours de catéchisme après leur profession de foi et ceux ayant commencé à fréquenter des cours de religion plus tardivement et moins longuement – comme Nordine –, ne donnent pas à entendre une telle appréhension des textes. Tout se passe comme si au sein des cours de français et des cours de religion, la progression de l’enseignement des façons de lire était similaire, bien que l’enseignement s’effectue sur des textes différents et dans des perspectives différentes.

663.

Cf. A. Hennion et G. Teil, « Les protocoles du goût. Une sociologie positive des grands amateurs de musique », O. Donnat (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La Documentation française, p. 63-83.