b. les soutiens extra-scolaires des façons de lire participatives

Les souvenirs de lectures réalisées hors des cours de français durant la période collégienne témoignent de la forte diffusion des façons de lire participatives. Cette forte diffusion s’entend d’abord du point de vue des catégories de textes. En effet, toutes sont lues de façon participative par un nombre non négligeable d’enquêtés : littérature classique, littérature jeunesse, littérature ne figurant pas sur les listes de suggestion, bandes dessinées, magazines, journaux, ouvrages de référence ou textes religieux. Cette diffusion s’entend aussi du point de vue des enquêtés qui la mettent en œuvre. Elle est atténuée par la variation de la diversité des catégories de textes lues de la sorte selon les caractéristiques sociales des enquêtés et, plus avant, selon les sollicitations dont les enquêtés font l’objet et auxquelles ils répondent 689 . Néanmoins, tous lisent régulièrement au moins une catégorie de textes de la sorte durant la période collégienne (cf. tableau précédent).

Avant d’analyser les conditions de constitution de ces façons de lire, revenons rapidement sur la manière dont on a procédé pour reconstruire une appréhension participative des textes. Cette reconstruction peut être justifiée par l’identification plus ou moins liminaire des textes lus – par leur titre, parfois le nom de l’auteur, leur genre, leur sujet ou leur « histoire », le type d’imprimé, etc. C’est le cas lorsque cette identification sert non seulement à préciser les lectures effectuées, mais également à évoquer les motifs d’appréciation ou de dépréciation de tel ou tel texte précis et à rendre raison des expériences lectorales. On a vu précédemment que cette identification peut constituer le point de départ d’une appréhension analytique-stylistique des textes et qu’elle peut y être articulée. Mais, en tant que telle, elle n’y correspond pas. En somme, on peut connaître les dénominations mêmes spécialisées et légitimes des textes, sans appréhender ces derniers d’une façon analytique stylistique. Cette dernière suppose, on l’a vu, une observation et une étude des procédés stylistiques. Ainsi, on peut reconnaître une appréhension participative des bandes dessinées Titeuf par Habiba. Cette enquêtée, qui apprécie « les histoires de Titeuf, [parce qu’]elles sont marrantes »,raconte avec aisance une des histoires qui la fait rire. Dans un premier temps, elle ne sait en revanche que répondre à ma question « qu’est-ce qui te fait rire ? » Lorsqu’elle le fait, elle recourt à une appréhension analytique de type 1 plutôt qu’à une appréhension analytique de type 2 :

‘« (qu’est-ce qui te fait rire ?) ben ! Je sais pas ! Comme ça, je peux pas te dire... qu’est-ce qui me fait rire, mais c’est quand je les lis quoi !(ouais. Tu te souviens pas d’une histoire par exemple ?) euh... Ah si je me souviens d’une ! Je me souviens que... il avait fait chier son père pendant je sais pas combien de temps pour qu’il lui achète des nouvelles chaussures... et puis, 'fin quand on raconte comme ça, c’est pas très drôle [petit rire des deux] mais en fait... faut voir avec la BD quoi (ouais...) et euh... il lui avait acheté ses chaussures et en fait quoi ses potes ils le savaient. Et puis quand il est allé en cours et ben ils lui avaient mis... je sais pas une... tout plein de plâtre... Et puis il est revenu changer de chaussures... et son père, il lui fait ‘‘Où elles sont tes chaussures ?’’, et puis il lui dit ‘‘Je me suis fait racketter’’ [petit rire des deux] Et ça en fait, ça m’avait fait rire » (Habiba ; père : maçon, en invalidité depuis l’enfance d’Habiba, école primaire en Algérie ; mère : femme au foyer, école primaire en Algérie)’

Le récit d’une des histoires « marrantes » de Titeuf témoigne de la mise en œuvre par Habiba d’une façon de lire analytique de type 1 (résumé) et non d’une appréhension analytique stylistique (ce que font d’autres enquêtés). En effet, Habiba n’explicite pas (même si c’est sous-jacent) que le comique consiste notamment à tourner en dérision la question du racket à l’école, dramatiquement médiatisée. L’appréhension analytique de type 1 (résumé) s’articule ici à une appréhension participative. Elle permet de mettre en mots et d’expliciter l’expérience lectorale du comique éprouvé. Or, l’explicitation ou la suggestion du lien entre une caractéristique textuelle et l’expérience lectorale éprouvée sont une des façons de dire les lectures participatives (sans exclusion d’autres façons de dire la lecture).

Une autre façon de dire les lectures participatives est d’expliciter, en outre, des caractéristiques personnelles ou des situations particulières de lecture pour rendre compte de l’expérience lectorale. Pour les enquêtés, celle-ci a parfois été mieux mémorisée que les textes mêmes qui sont alors difficilement identifiés et caractérisés. Ainsi Mathilde constate-t-elle avec regret l’évanescence 690 de ses lectures personnelles au profit de la mémorisation de ses expériences lectorales :

‘« mon problème c’est : comme tous les livres, je les lis à une vitesse folle, je m’en rappelle plus bien. Et... c’est vrai que c’est le problème. J’ai pas de traces... c’est pas comme Edgar Poe ou comme... ça je m’en rappellerai réellement parce que j’ai fait un dossier et tout [en seconde]. Les livres que je lis pour moi... je m’en rappelle moins, je m’en rappelle plus bien(ouais !)Je m’en rappelle de l’histoire, de ce que j’ai ressenti, mais... C’est un peu dommage je pense » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’

Dans les analyses qui suivent, on a tenté de faire varier les attentes lectorales évoquées par les enquêtés et les catégories de textes lues. L’attention à cette variation dans les exemples travaillés est toutefois restée subordonnée à l’objectif de mettre en évidence les différents soutiens extra-scolaires des façons de lire participatives.

L’enquête fait apparaître que des expériences lectorales participatives peuvent être rapportées assez systématiquement aux attentes lectorales forgées à l’endroit des textes avant lecture 1/ par le biais des sollicitations auxquelles les lecteurs ont été sensibles ou 2/ sur la base d’expériences lectorales antérieures. Les attentes lectorales sont alors assez convenues et rejoignent majoritaire­ment les pactes lectoraux identifiés scolairement.

Elle fait apparaître 3/ que l’inscription des lectures dans des sociabilités lectorales favorisant des façons de lire participatives permet aux lecteurs de construire des attentes lectorales à l’endroit de textes spécifiques. Ces attentes lectorales sont parfois conformes aux attentes lectorales dominantes, parfois non. Enfin, l’enquête montre que 4/ les façons de lire participatives de textes qui, d’un point de vue légitime, prêtent à la conversion pratique, découlent parfois, malgré les lecteurs, de l’absence des conditions matérielles ou culturelles de cette conversion.

Notes
689.

Cette variation sociale de la diversité des catégories de textes lues apparaît en filigrane dans les analyses du chapitre 3.

690.

C. Détrez souligne le caractère évanescent des lectures pour un grand nombre de collégiens. Elle le considère comme un indicateur d’une lecture participative, C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 358.