a. la conversion pratique des textes au sein des cours de français : le théâtre

C’est par le biais du théâtre et de la poésie qu’une appréhension pratique de la littérature est présente au sein des cours de français au collège. Ayant produit un matériau moins systématique sur la poésie 706 , je présenterai ici l’analyse des déclarations ayant trait aux lectures scolaires de textes théâtraux. Ceux-ci ont pour caractéristique générique d’être écrits pour être joués et mis en scène. Autrement dit, ils ont pour caractéristique générique de devoir être convertis en pratique. Cette théâtralité est désormais inscrite dans l’imprimé même. Elle est perceptible à qui sait décoder les éléments typographiques la restituant comme « la séparation des scènes par un chiffre romain, la présence d’un ornement entre chacune d’elles, le rappel des noms des personnages à leur commencement, la mention des entrées et sorties, l’indication de celui qui parle ». R. Chartier rappelle en effet qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles des transformations typographiques ont fait apparaître « dans le livre la durée et le mouvement de la dramaturgie elle-même » 707 .

L’enseignement de la lecture des textes théâtraux comprend aujourd’hui celui du décryptage de ces éléments typographiques 708 . Par exemple, la définition des « didascalies » figure dans le glossaire des textes d’Accompagnement des programmes du cycle central parmi les « Outils de la langue » à enseigner aux élèves (p. 55). En plusde l’enseignement d’une appréhension analytique des pièces de théâtre, celui de la conversion pratique des textes est « fortement recommandé » par les Documents officiels (p. 24). Il peut rester théorique : ainsi près de la moitié des enquêtés (27) n’ont appréhendé le théâtre que par des lectures suivies et des études de textes 709 . Si les lectures à plusieurs voix sont fréquentes pour ce genre de textes, elles ne sont toutefois pas systématiques. Ainsi, Emilie et Philippe se souviennent des lectures professorales de pièces de théâtre :

‘« C’est pas de Molière Les Fourberies de Scapin ? (si) ben alors c’est lui. Euh... ouais, [la prof] me l’a lu en entier. Ça ouais, c’était un peu barbant(ah ouais ?) ouais qu’elle nous l’a lu en/ Il était bien mais p’t-être pas en cours... comme ça (t’aimais pas trop que... écoutez ce qu’elle /) / ouais c’est un peu... endormant en fait » (Emilie ; père : contrôleur aérien, bac+2, ENAC ; mère : institutrice)’

L’enseignement de la conversion pratique des textes peut aussi être pratique, et c’est ce qui nous importe ici. Parallèlement aux études de textes et aux lectures suivies, 32 enquêtés ont en effet vu des représentations théâtrales ou ont joué eux-mêmes certaines scènes. La vision de représentations théâtrales ou des adaptations d’œuvres littéraires constitue un outil pédagogique recommandé pour divers objectifs : une initiation au répertoire classique, l’appréhension d’une propriété générique, une comparaison des langages esthétiques, etc. Elle constitue aussi l’outil pédagogique privilégié pour l’enseignement d’une conversion pratique des textes : les élèves sont alors confrontés à la mise en œuvre, par un professionnel, d’une telle appropriation des textes.

Quelques rares enquêtés ont eu l’occasion d’assister à des représentations théâtrales par le biais de l’institution scolaire. Avec sa classe de troisième, Nils a vu Les Caprices de Marianne. Thierry, Marie-Eve, Esther et Vanessa se souviennent d’avoir assisté à une représentation de L’Avare durant le collège :

‘« L’Avare aussi je l’ai bien aimé aussi. Et je l’avais vu... au théâtre. [La prof] nous a emmenés [...] j’aimais bien le personnage... je sais plus comment i s’appelle Aragon ou euh... Mouais... Je l’aimais bien parce que... i me faisait rigoler ! [petit rire des deux] Je me moquais de lui ! » (Vanessa ; père : directeur de division, bac + école de commerce ; mère : guide conférencier, bac, doctorat en microbiologie, fac d’histoire de l’art)’

La découverte du théâtre joué occupe une place de choix parmi les activités qui ont amené Elodie à la littérature :

‘« [nous, élèves de quatrième] on n’arrivait pas à comprendre comment [notre prof de français] pouvait s’intéresser à ce point-là au français, comment elle pouvait aller voir des pièces de théâtre. Donc après elle nous a/ Progressivement elle nous a fait lire, elle nous a emmenés tout ça, ça nous a vraiment tous développé dans la classe » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)’

D’autres enquêtés, plus nombreux, ont appréhendé la théâtralité de pièces en voyant des représentations filmées ou des adaptations cinématographiques. Ainsi Bastien et Matthieu déclarent avoir « vu à la télé » des pièces de Molière. Habiba a vu au « cinéma » Le Médecin malgré lui quand Raoul dit avoir « vu le film de la pièce de théâtre ». Leïla a « regardé en film » Tristan et Yseult et « Le Docteur Knock ». Aïcha se souvient d’avoir lu en sixième Le Médecin malgré lui et précise « après on a vu le théâtre, en cassette. Et il est super bien. Çui-là il était... amusant ». Nadine a apprécié l’adaptation de Cyrano de Bergerac, Clara a vu la fin du Cid en cassette-vidéo, Gaëlle relate avoir souvent vu des enregistrements de pièces de théâtre :

‘« chaque année, bon, les professeurs de français nous disaient qu’on irait [au théâtre] et puis on n’y est jamais allé donc euh [petit rire des deux] finalement non [...] [mais] Molière, ouais on avait regardé en vidéo, on a regardé L’Avare , euh... Le Médecin malgré lui ... Le Bourgeois gentilhomme et des choses comme ça [...] surtout en fin d’année donc quand on se détend un peu i nous passaient les vidéos » (Gaëlle ; père : architecte, CAP dessinateur, bac E, diplôme d’architecte ; mère : bibliothécaire, bac littéraire, DUT documentation, CAFB, DEUGde psychologie)’

Mais c’est en ayant à « imaginer une mise en scène » des Fourberies de Scapin (Jérôme), à « apprendre par cœur des passages » (Bastien, Maxime, Thierry, Cédric), à « passer à l’estrade » (Isabelle, Habiba), ou au « fond de la classe » (Caroline, Gaspar), ou encore « sur scène entre guillemets quoi devant la classe » (Rodolphe), « à jouer les rôles » (Mathilde), à suivre « les indications » professorales (Radia) qu’un plus grand nombre encore d’enquêtés (26 710 ) ont appris à convertir en pratique des textes théâtraux : la tirade où Sganarelle « parle en faux latin », le monologue « le plus connu » d’Harpagon découvrant le vol de sa cassette, des scènes du Malade imaginaire, des Femmes savantes, des Fourberies de Scapin, ou des passages de l’Odyssée.

A l’occasion de ces activités scolaires, c’est à une façon particulière de lire et d’appréhender les textes littéraires que ces enquêtés ont été initiés en pratique. En effet, il ne s’agit ni de lire simplement une pièce de théâtre, ni de l’étudier comme tout texte littéraire, mais de la lire pour la jouer. Le lecteur se concentre alors sur la conversion pratique de la pièce. Ainsi Radia précise qu’au collège, elle « n’étudiait pas... en fait la pièce comment elle était écrite mais... t’sais la jouer quoi ». Thierry et Belinda expriment aussi le suivi d’un enseignement où prime l’attention au jeu :

‘« avec certains profs on... les étudie... plus dans le détail, ou alors on fait plus du théâtre [...] (/ apprendre le texte et puis le jouer) euh ouais en fait... le jouer... ’fin comprendre en fait le texte pour pouvoir bien le jouer. » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : formatrice dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’ ‘« je trouve que la pièce... n’importe pas quoi parce que... ce qui compte c’est le jeu quoi c’est pas vraiment... ce qu’on dit après, mais c’est la manière, ouais ! La manière dont on le joue » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)’

La comparaison de différentes interprétations théâtrales, le guidage du jeu et la justification de l’intonation d’une lecture à voix haute sont différents moyens préconisés dans les Documents officiels pour entraîner les élèves à porter leur attention à la conversion pratique des textes. Ils sont conçus et présentés dans leur articulation avec une appréhension analytique qui vise à en saisir et à en dégager le sens scolairement reconnu :

‘« Afin de bien leur montrer [aux élèves] que la diction d’un texte est aussi une interprétation de son sens, on compare plusieurs versions d’un même texte dit par des comédiens différents (par exemple, les Fables de La Fontaine dites par Gérard Philipe ou Fabrice Lucchini). »’ ‘« Le jeu théâtral [...] fait travailler la mise en voix (timbre, tempo), en espace (situation des personnages les uns par rapport aux autres, cadre, lumière) et en gestes (regards, mobilité corporelle). On ne cherche pas à mimer de façon artificielle, mais seulement à faire percevoir concrètement la situation d’énonciation pour que les élèves comprennent mieux comment elle implique, et éventuellement modifie, la signification des textes. »’ ‘« À l’occasion de lectures de récits, et plus encore pour des fragments de théâtre ou des poèmes, on fait travailler la mise en voix à livre ouvert. On demande à l’élève d’expliquer, en ce cas, pourquoi il propose telle ou telle intonation pour un passage, quel sentiment il a voulu transmettre. » 711

Sylvia se souvient que son professeur réagissait aux propositions théâtrales des élèves. Il « disait ce qui allait pas et puis on devait faire après avec les gestes... et essayer de mémoriser le plus... et essayer d’improviser si on pouvait... ». L’enseignant de Nils « disait les critiques sur les groupes et puis on... du coup on savait... ce qu’i fallait faire au bout d’un moment [...] la mise en scène... les gestes, le... ouais... la diction aussi... Voilà, i nous conseillait là-dessus ».

L’initiation à une appréhension pratique des textes littéraires peut donc avoir eu lieu au sein des cours de français par la découverte des pièces de théâtre. Celles-ci sont alors saisies en représentations (cassette-vidéo, sortie au théâtre, jeu de scènes des camarades de classe) ou jouées par les élèves eux-mêmes, ce qui s’accompagne parfois de difficultés :

‘L’Esquive d’Abdelatif Kechiche met en scène de manière remarquable la difficile initiation à l’appréhension pratique des pièces de théâtre au sein des cours de français. Les difficultés à jouer et à mettre l’intonation qu’éprouve le personnage de Krimo lorsqu’il récite en classe Le Jeu de l’amour et du hasard pointent la non évidence de cette façon de lire. Le personnage de l’enseignante qui invite l’élève à « sortir de soi et de sa condition sociale » ainsi que les répétitions identiques du texte, atones et ânonnées, par Krimo, pourraient laisser croire à une timidité excessive du personnage, à une absence d’aisance en public (que les « marchés tendus » de la salle de classe et de la relation amoureuse accentuent sans doute), voire à une mauvaise volonté de l’élève (« qui fait exprès » finit par dire l’enseignante). Le film montre indéniablement plus les liens entre les difficultés de jeu de Krimo à la faible constitution d’une façon de lire pratique (cf. la difficile lecture de l’œuvre par Krimo dans sa chambre, l’étonnement de son entourage à le voir lire du théâtre, etc.). Cette façon de lire requiert d’une part une compréhension du texte et, d’autre part, une habitude de conversion pratique d’un texte qui ne relève pas du mode impératif (comme les recettes de cuisine ou tout autre mode d’emploi) que l’on apprend précocement à lire à l’école.’

Mais c’est hors école et sur d’autres catégories de textes qu’un plus grand nombre d’enquêtés ont eu l’occasion de s’exercer à cette façon de lire.

Notes
706.

Julie, Karine, Arthur, Maxence et Bruno évoquent les récitations de poésies au sein des cours de français, Cédric a eu l’occasion d’apprendre des chansons de Brassens en suivant des cours de chorale – ces chansons figurent parmi les poètes contemporains sur les listes de suggestion.

707.

R. Chartier, « Du livre au lire », op. cit., p. 102. L’inscription de cette théâtralité dans le texte permet aussi, et dans le même mouvement, la lecture silencieuse des œuvres. Cette lecture est en outre favorisée par l’enseignement de leur appréhension analytique au sein des cours de français.

708.

On verra que cet enseignement ne va pas de soi : nombreux sont les enquêtés pour qui la lecture de pièces de théâtre reste difficile alors qu’ils comprennent les pièces lorsqu’ils assistent à des représentations. Lors de la lecture, ils éprouvent des difficultés à faire le va-et-vient entre le corps du texte et les didascalies, les noms des personnages, etc. Cf. Infra, chapitre 8.

709.

La modalité théorique ou pratique de l’enseignement de la conversion pratique des pièces de théâtre dépend vraisemblablement d’une pluralité de facteurs : la formation de l’enseignant, les moyens économiques mis à disposition des enseignants pour réaliser leur enseignement (par le biais des projets d’établissement par exemple, le nombre d’élèves par classe, etc.), le public enseigné, etc.

710.

Belinda, Esther, Mathilde, Najia, Olivia, Ophélie, Vanessa, Anne-Cécile, Caroline, Habiba, Isabelle, Lamia, Radia, Sylvia, Bastien, Bertrand, Maxime, Nils, Raoul, Rodolphe, Thierry, Cédric, Gaspar, Jérôme, Nordine, Salah.

711.

Ministère de l’Education nationale, Accompagnement des programmes du cycle central, www.education.gouv.fr , p. 34 et p. 24, Ministère de l’Education nationale, Accompagnement des programmes de 6 ème , www.education.gouv.fr , p. 24.