Conclusion

On sait qu’un texte n’impose pas par lui-même la façon dont il est lu. Les caractéristiques sociales et lectorales du lecteur qui s’en empare infléchissent cette lecture. Le présent chapitre a mis en évidence le rôle essentiel des modalités d’accès aux textes sur la constitution des façons de lire au sein des contextes scolaire et extra-scolaire dans lesquels les enquêtés ont évolué durant la période collégienne. Ces modalités d’accès aux textes sont à proprement parler des contraintes lectorales portées par les contextes de lecture. A travers elles, les lecteurs sont confrontés à des consignes de lectures, à des suggestions d’attentes lectorales, à des conditions particulières de lectures et de comptes rendus rétrospectifs. La répétition des lectures effectuées dans des contextes porteurs de contraintes similaires permet la construction de façons de lire spécifiques.

Mais la familiarisation avec des façons de lire et de dire les lectures peut passer par d’autres biais que la réalisation même des lectures. On a observé par exemple qu’un nombre non négligeable d’enquêtés se sont familiarisés avec des façons de lire analytiques durant la période collégienne en voyant faire leurs enseignants de français ou leurs camarades, plutôt qu’en s’y essayant eux-mêmes. De la sorte, ils ont pu intérioriser des façons de dire les lectures ainsi que les principes théoriques de ce qu’il faut pour réaliser une telle lecture, sans l’avoir pour autant pratiquée : certains savent ainsi quels sont les éléments d’un roman à observer pour en résumer sa construction narrative, mais ne se sont pas entraînés à lire des romans et à les résumer ; d’autres ont mémorisé des savoirs linguistiques, stylistiques ou littéraires, mais n’ont pas pris l’habitude de les mobiliser à l’occasion de lectures d’œuvres. Selon les cas, les habitudes lectorales constituées sont plus ou moins assurées et préparent plus ou moins bien aux exigences lycéennes de lecture.

La mise en œuvre de chaque façon de lire requiert des conditions tant matérielles que culturelles et, en particulier, un encadrement relativement serré, perçu ou non comme tel. Ainsi, en dehors des cours de français, les sociabilités lectorales, telles que les lectures à plusieurs, les évocations rétrospectives des lectures, etc., constituent un encadrement serré de la mise en œuvre des façons de lire : les réactions aux textes doivent se couler dans des attendus de sociabilités. Il s’agit par exemple de ne pas tourner en dérision des textes religieux au sein de sociabilités les prenant au sérieux, de mémoriser les éléments d’un roman d’heroïc fantasy pouvant servir à l’élaboration d’un jeu de rôles avec des pairs plus que d’en produire une analyse stylistique, d’entrer de plain-pied dans le récit d’une tragédie classique, etc. La mise en œuvre des façons de lire pratiques par exemple passe par la construction, au sein de sociabilités, d’un rapport à la pratique recourant à l’écrit, ainsi que par l’adhésion aux pratiques à réaliser. Elle nécessite les conditions sociales de réalisation des pratiques (avoir l’argent permettant l’achat informé de jeux vidéo ou de vêtements, avoir atteint l’âge légal de la conduite motorisée, avoir la foi, souhaiter être comédien, etc.). L’encadrement scolaire des façons de lire varie. Il peut être serré lorsqu’il comprend la proposition de consignes relativement précises et la vérification des réponses des élèves. Il facilite alors la mise en œuvre des façons de lire requises, y compris pour les élèves les moins familiarisés avec la culture scolaire. En revanche, la formulation de questions relativement ouvertes ne favorise une réflexion scolairement attendue sur les textes qu’auprès des élèves ayant déjà construit des savoirs et savoir-faire lectoraux légitimes et auprès des élèves familiers de l’arbitraire culturel scolaire ou littéraire (partageant par exemple les différentes valeurs, plus ou moins consonantes, qui transparaissent dans les écrits soumis à la lecture et à l’étude). Pour pouvoir déceler les implicites ou les injonctions euphémisées d’une consigne lectorale, il est bon en effet de les avoir déjà rencontrés.

D’un contexte à l’autre, ce sont toutefois moins les modalités de construction des façons de lire qui changent que la nature même des façons de lire privilégiées pour l’appropriation de textes relevant de catégories différentes. La rareté des sollicitations extra-scolaires à la réalisation de façons analytiques de lire va dans le sens d’une accentuation de la distinction des lectures effectuées en cours de français et en dehors : peu d’enquêtés les mettent en œuvre en dehors des cours de français. Mais, la reconnaissance d’une façon participative de lire la littérature comme objet d’enseignement du français au collège contribue à atténuer une répartition des façons de lire selon les différents contextes : les sollicitations scolaires font écho à des sollicitations extra-scolaires. En contextes extra-scolaires, la façon de lire participative constitue en effet la façon de lire la plus partagée par la population d’enquête et la plus probable, quelles que soient ses déclinaisons et quelles que soient les catégories de textes dont elle s’empare. Sa forte diffusion ne la rend pas pour autant naturelle. Elle se construit dans des conditions variées d’accès aux textes, de réalisation et d’encadrement des lectures.

L’identification de caractéristiques textuelles comme déclencheur de telle ou telle façon de lire est essentielle à leur mise en œuvre et à leur mise en mots. Elle constitue le savoir ou savoir-faire lectoral minimal : les caractéristiques textuelles peuvent alors être saisies et appréhendées comme des consignes de lecture (lire la théâtralité des pièces de théâtre dans leur typographie, décrypter les recommandations de modes d’emploi - des appareils ménagers, des Livres dont vous êtes le héros -, éprouver le suspense d’un policier, etc.). On observe en effet que la répétition des lectures est parfois portée par des contraintes contextuelles, mais qu’elle est d’autres fois soutenue par des attentes lectorales constituées à l’endroit de catégories de textes et le souhait de les satisfaire. L’intérêt d’une enquête attentive à la variété des sollicitations lectorales est de souligner la non univocité des caractéristiques textuelles : si, au sein de certains groupes de pairs, l’actualité locale offre avant tout des informations pratiques, elle peut aussi être appréhendée comme lieu possible de lectures angoissantes (faits divers), alors que d’autres imprimés peuvent être conçus comme supports de lectures comiques ou romantiques. Néanmoins, il existe des pactes de lecture légitimes qui associent des expériences et attentes lectorales spécifiques à des genres et des registres particuliers. Ces pactes lectoraux reposent sur une caractéristique textuelle ou une expérience lectorale privilégiée ; ils peuvent aussi en désigner plusieurs : d’ailleurs, la non univocité des caractéristiques textuelles d’une œuvre et des expériences lectorales que cette dernière suscite (à condition qu’elles n’apparaissent pas décalées ou par quiproquo) est souvent présentée comme indice d’une qualité littéraire. L’institution scolaire enseigne les fonctions et usages sociaux légitimes des textes, les lectures qui en sont ordinairement faites ainsi que leur analyse ; l’organisation de la production et de la distribution des imprimés (couverture, titre, 4ème de couverture, collection, édition, lieu de vente ou de distribution, dénomination des rayonnages, genre, auteur, etc.) s’appuie sur ces usages légitimes et, volontairement ou non, les promeut ; les personnes familières de l’institution scolaire ou des circuits de distribution peuvent se faire les relais des pactes lectoraux légitimes à partir des habitudes de lecture qu’ils ont constituées. De fait, ces pactes de lecture légitimes sont largement diffusés et partagés par la population d’enquête : les goûts et dégoûts lectoraux sont souvent justifiés par une adhésion ou une réticence à tel ou tel pacte de lecture (ne pas aimer les livres d’horreur ou les tragédies classiques ne signifie pas forcément la méconnaissance de leurs caractéristiques textuelles). Cependant, par le biais de sociabilités lectorales non informées de ces pactes lectoraux légitimes, par le biais de découvertes non encadrées de catégories de textes, par le croisement de différentes caractéristiques textuelles et expériences lectorales, les lecteurs ont pu intérioriser des pactes de lectoraux distincts, moins légitimes.

La variation de l’enseignement dispensé en français et la diversité des socialisations lectorales extra-scolaires connues par les enquêtés se sont conjuguées pour contribuer à ce que les adolescents interrogés, fréquentant une seconde d’enseignement général, aient constitué des habitudes lectorales différentes durant la période collégienne. Les écarts entre enfants de bacheliers ayant fréquenté des établissements de centre ville et enfants de non bacheliers ayant fréquenté des établissements de la périphérie ne sont pas négligeables.

Au sein de l’institution scolaire, il est probable que l’enseignement de la lecture varie d’un établissement à l’autre, d’une classe à l’autre : en fonction d’une part des orientations pédagogiques des enseignants (liées à leur formation universitaire et professionnelle – variée historiquement –, à leur parcours professionnel, à leur origine sociale et à leur propre parcours scolaire et lectoral) et d’autre part, des profils et devenirs scolaires des publics scolarisés. Kamel et Karine ont vraisemblablement suivi un enseignement différent du fait de leurs établissements respectifs. Le premier, scolarisé dans un collège d’une banlieue populaire de l’agglomération lyonnaise, souligne que « dans [son] quartier y a surtout des... personnes qui font des BEP ». Il ajoute « on doit être trois-quatre à être en générale (ah ouais ?) et puis y en a souvent... la plupart i z’ont choisi BEP ». Karine pour sa part a fréquenté un établissement privé à la campagne jusqu’en 4ème. En 3ème, elle a intégré un collège permettant d’accéder au lycée 4 et préparant l’ensemble des élèves à une scolarité secondaire dans cet établissement sélectif. Quoi qu’il en soit, les distinctions qui apparaissent au sein de la population à l’endroit des façons de lire analytiques sont significatives. Alors que certains enquêtés (plus d’enfants de non bacheliers) évoquent l’enseignement des savoirs linguistiques, sans faire de place aux savoirs stylistiques, d’autres enquêtés (plus d’enfants de bacheliers) évoquent l’enseignement des deux types de savoirs, ainsi qu’une initiation à une appréhension analytique de la littérature. Visiblement, les enquêtés ayant évolué dans des univers éloignés de la culture scolaire et de la littérature enseignée à l’école, ont été peu sensibles à l’enseignement de l’univers scolaire de la littérature – par ailleurs pas forcément très explicite à ce niveau de l’enseignement. Ils ont été en revanche sensibles à l’enseignement de l’univers scolaire de la langue, plus explicite, plus ancien (il commence dès l’école élémentaire), et plus diffusé (la conjugaison, la grammaire, l’orthographe sont des disciplines scolaires dont l’existence est reconnue et connue en dehors de l’institution scolaire – alors même que ces terminologies s’effacent au sein de l’école –) et donc susceptible de trouver des appuis extra-scolaires plus larges.

En outre, selon les contextes au sein desquels elles se réalisent, les socialisations lectorales ont des statuts différents : les socialisations extra-scolaires facilitent ou non les socialisations lectorales scolaires, légitimes. Les enseignements scolaires peuvent ne pas correspondre aux habitudes constituées hors école (goût pour des pactes lectoraux non initiés à l’école – livres d’horreur, etc. –). Certains enquêtés apprennent de ce fait à identifier les procédés stylistiques du comique ou du tragique dans des textes qui ne les font ni rire, ni vibrer. Ils dissocient alors catégories analytiques et expériences lectorales. D’autres, à l’inverse, éprouvent la correspondance des appréhensions participatives et analytiques des textes. Les seconds intériorisent une légitimité littéraire et voient les goûts qu’ils ont construits hors école légitimés ou s’appliquent à faire correspondre ceux-ci à celle-là. Les premiers au contraire constatent l’illégitimité des goûts lectoraux construits hors école, rencontrent des difficultés à éprouver des expériences lectorales légitimes scolairement sur les textes qui leur sont soumis.

Produits des conditions de socialisation spécifiques, les liens entre façons de lire et de dire les lectures ne sont pas naturels. L’intérêt de la distinction proposée des cinq façons de lire est de rendre possible l’étude de leur articulation. Quelques rares petits lecteurs, comme Ahmed, peu confrontés à des sollicitations lectorales extra-scolaires à l’endroit de la littérature, et peu encadrés scolairement à la réalisation de telles lectures, n’ont appréhendé cette catégorie de textes que de façon analytique, au sein des cours de français. D’autres, en revanche, ne l’ont appréhendée que de façon participative : c’est le cas lorsqu’ils ont acquis des savoirs analytiques (linguistiques, stylistiques ou littéraires) à l’occasion d’autres activités scolaires que la lecture des œuvres. La mobilisation de l’une ou l’autre des façons de lire traduit moins un manque d’investissement des élèves dans la scolarité et dans les tâches scolaires que la réalité des habitudes lectorales qu’ils ont constituées. Cependant, les mises en œuvre isolées d’une seule façon de lire sont rares. Les façons de lire sont souvent articulées entre elles. La non exclusivité des façons de lire constitue le credo des Documents officiels actuels. Ceux-ci recommandent l’enseignement d’une façon de lire participative tout en lui reconnaissant le statut de lectures à effectuer hors école ou le statut d’objet d’étude. Attendue scolairement, la non exclusivité des façons de lire n’est pourtant pas toujours encadrée, explicitement enseignée, ni même bien évaluée (certaines activités scolaires exigent même la mise en suspens d’une façon de lire participative).

Des façons de lire différentes ont donc aussi été constituées par un même individu. Les analyses et les tableaux présentés dans ce chapitre permettent de constater en effet que des enquêtés ont construit des façons de lire différentes. Certains les ont mises en œuvre sur des textes relevant de catégories semblables et d’autres ont appris à les mobiliser sur des catégories de textes différentes. L’exercice d’une façon de lire analytique sur la littérature classique n’implique pas sa mobilisation aisée sur la presse nationale. Un lecteur peut lire de façon pratique un magazine, et peiner à s’emparer de la sorte d’un manuel scolaire. Par exemple Sébastien n’a pas une lecture pratique du magazine TV : il peine à prévoir et planifier sa vision des programmes. En revanche, il consulte facilement un dictionnaire pour éclairer le sens des chansons appréciées. Les transpositions des façons de lire et de dire les lectures, d’une catégorie de textes à l’autre, d’un contexte à l’autre, ne sont pas systématiques. Elles reposent sur des conditions de possibilité particulières et, généralement, sur la confrontation des lecteurs à des sollicitations variées.

Si elle n’est pas le seul élément déterminant, la variété des habitudes lectorales constituées et des sollicitations lectorales auxquelles les enquêtés ont été confrontées n’est pas sans effet sur les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes que les enquêtés ont faites de ces sollicitations. Le chapitre suivant a pour objet l’étude des conditions sociales de telle ou telle expérience des sollicitations lectorales collégiennes.