Chapitre 5 : Les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes des différentes sollicitations lectorales

Introduction

1) Différents types de sollicitations

On a identifié au chapitre 3, différents types de sollicitations lectorales plus ou moins fréquents et récurrents. Les sollicitations de prescription se retrouvent essentiellement au sein de l’institution scolaire et dans des activités extra-scolaires encadrant la formation d’habitudes lectorales spécifiques – comme les cours de théâtre et de religion. Les sollicitations lectorales – comme l’évaluation de leur suivi – relevant des logiques de communion ou d’incitation sont généralement à l’œuvre au sein de la famille et au sein du groupe de pairs. La communion et l’incitation exercent des contraintes qui, pour être plus euphémisées que la prescription, n’en sont pas moins effectives. Le terme de prescription souligne le caractère « institutionnalisé » de la sollicitation et de l’évaluation de son suivi 717 . Le terme de communion pointe les relations de connivence entretenues entre sollicitateur et sollicité autour notamment des lectures. Celui d’incitation renvoie au caractère non institutionnel de ces relations (sollicitateur et sollicité sont définis par des caractéristiques autres que celles d’enseignant et d’élève). Autrement dit, ces termes caractérisent les différents types de sollicitations sans connoter les expériences qui en sont faites.

On se distingue ainsi d’un certain sens commun autour de la lecture qui associent des types de sollicitations et des expériences lectorales particulières, et qui opposent les différents types de sollicitations. Ces associations et oppositions, reprises par les sociologues, relèvent d’une « vision spontanée » de jeunes lecteurs et découlent du « modèle du plaisir de lire – historiquement daté » 718  (promu notamment dans l’ouvrage de D. Pennac Comme un roman) :

‘« Il y a d’un côté les livres que l’on doit lire, et de l’autre ceux que l’on lit si on le veut. Cette dichotomie serait particulièrement sensible dans les nouvelles générations qui tendraient à cliver leur univers en deux : le monde scolaire et le monde personnel » 719

Parce que la question des conditions de possibilité des expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes des sollicitations ne nous semble pas privée d’intérêt pour comprendre les conditions de constitution des habitudes lectorales, on souhaite, dans ce chapitre, soumettre à validation empirique cette superposition et cette opposition.

En outre, les différents types de sollicitations étant majoritairement rattachées à des contextes de lecture, l’analyse des expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes qu’en ont eu les enquêtés permet d’appréhender les rapports qu’ils entretiennent à ces différents contextes. Les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes des sollicitations lectorales peuvent en effet susciter chez les lecteurs des dispositions plus ou moins favorables à l’égard des contextes dont émanent telle ou telle sollicitation. L’aisance et la satisfaction ou la difficulté et le désagrément à suivre une sollicitation lectorale peuvent même interférer avec la construction et l’exercice des habitudes lectorales. En effet, si la construction de ces habitudes repose avant tout sur l’encadrement des lectures et leur réalisation, les expériences des sollicitations favorisent ou gênent leur efficacité en suscitant, ou non, l’assentiment du sollicité et la réitération des lectures 720 . Les expériences des sollicitations lectorales connues durant la période collégienne peuvent être confirmées ou contrecarrées par des expériences ultérieures, mais elles constituent un antécédent à partir duquel les lecteurs réagissent à de nouvelles sollicitations lectorales, notamment lycéennes 721 .

Notes
717.

P. Bourdieu et J.-C. Passeron signifient les caractéristiques du système d’enseignement en recourant au terme « institutionnalisé ». Ils s’inspirent des analyses durkheimiennes de son évolution (et de son apparition en Occident avec l’Université médiévale : caractérisée par « un contrôle juridiquement sanctionné des résultats de l’inculcation », la « spécialisation des agents », « la continuité de l’inculcation » et « l’homogénéité du mode d’inculcation ») et des analyses wébériennes pointant que « les caractéristiques déterminantes de l’institution scolaire sont acquises dès le moment où apparaît un corps de spécialistes permanents dont la formation, le recrutement et la carrière sont réglés par une organisation spécialisée », P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit., p. 72.

718.

F. de Singly, « La lecture de livres pendant la jeunesse », op. cit., p. 147. Dans cet article, F. de Singly ne met pas en doute la diffusion de ce modèle de référence.

719.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 63.

720.

B. Lahire souligne la place de « l’envie, le désir [du bénéficiaire d’une transmission culturelle] de construire des habitudes, envie ou désir qui viennent notamment supporter, encourager l’effort requis », L’Homme pluriel, op. cit., p. 207. La prise en compte de cette dimension dans le questionnement des enquêtés permet d’en saisir la portée. Dans L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit., E. Bautier et J.-Y. Rochex mettent à distance cette acception de la « motivation » et du « sens » que les élèves donnent à leurs apprentissages. Ils justifient cette mise à distance par une rupture avec le sens commun, mais aussi surtout avec des pratiques pédagogiques qui, sous prétexte que les activités scolaires « fassent sens » pour les élèves, quittent le domaine des apprentissages scolaires pour proposer d’autres, peu à même d’aider les élèves à construire les savoirs scolaires à proprement parler (p. 35). Si l’on partage leur défiance à l’endroit de certaines pratiques pédagogiques, il reste que déduire la motivation d’un élève (et la hiérarchiser), ou le sens qu’il donne à ses apprentissages, à partir des pratiques qu’ils réalisent encourt le risque d’une surinterprétation, qui plus est normative, cf. supra, la critique de l’article de D. Bucheton au chapitre 4.

721.

L’étude des réactions des enquêtés aux sollicitations lycéennes (scolaires et extra-scolaires) constitue l’objet des chapitres 7, 8 et 9.