3) Reconstruire les expériences des sollicitations lectorales

La reconstruction des expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes des différentes sollicitations lectorales s’opère sur la base du matériau produit en entretien. Des questions visaient à collecter directement les appréciations des sollicitations et des sollicitateurs par les enquêtés. Ainsi, à propos des sollicitations de prescription, on demandait : « tu te souviens de tes professeurs de français ? », « est-ce que tu les aimais bien ? », « tu te souviens de ce que tu faisais en cours ? », « comment ça se passait ? », « est-ce que tu appréciais les cours de français au collège ? », « est-ce que tu te souviens des livres que tu as lus par le biais des cours de français ? », « qu’est-ce que c’était ? est-ce que tu peux m’en parler ? »,etc.Des questions visaient aussi à saisir les satisfactions ou insatisfactions éprouvées à l’occasion du suivi de ces sollicitations lectorales. On cherchait à appréhender non seulement les satisfactions lectorales – « est-ce que tu as apprécié les livres que tu as lus par l’intermédiaire des cours de français au collège ? », « est-ce que tu appréciais de lire et d’étudier les livres au sein des cours de français ? », « pourquoi ? », etc. – mais aussi les validations ou invalidations scolaires des lectures collégiennes à partir des souvenirs de leurs évaluations scolaires 735 : évocations de notes estimées bonnes ou mauvaises, de remarques positives ou négatives émises par des enseignants ou des camarades à propos d’un travail scolaire, de la compréhension des principes de l’évaluation des compétences lectorales, de sentiments de justice ou d’injustice en matière d’évaluation, etc. 736 Enfin, des questions visaient à saisir les possibles difficultés rencontrées par les enquêtés à répondre aux sollicitations lectorales scolaires tant du point de vue des habitudes lectorales constituées (difficultés à lire les textes, à les comprendre, à les apprécier, etc.) que des possibilités matérielles de réalisation des lectures (lectures à effectuer à la maison ou en classe, disponibilités temporelles et matérielles à l’endroit des activités scolaires en dehors de l’institution, etc.).

Chaque type de sollicitations a fait l’objet de questionnements similaires : appréciation des sollicitations et des sollicitateurs, appréciations des textes lus et satisfactions ou insatisfactions liées au suivi de ces sollicitations, etc. On a cherché à reconstruire les expériences de chaque type de sollicitations selon une logique propre. On a pu nuancer et comprendre certains propos des enquêtés concernant chaque type de sollicitations en les mettant en parallèle et en suivant donc, également, une logique comparative (des jugements négatifs euphémisés paraissent franchement négatifs relativement à des apprécia­tions vives d’autres sollicitations, etc.).

Par ailleurs, on approchait moins frontalement les sollicitations auxquelles les enquêtés avaient été confrontés durant la période collégienne en questionnant les enquêtés sur les pratiques de lecture de leur entourage, sur leur appréciation des lectures d’autrui, sur leurs pratiques autres que lectorales, etc. Enfin, l’attention aux termes appréciatifs, aux mimiques, etc. a guidé l’analyse des entretiens.

Le matériau à partir duquel les expériences des sollicitations lectorales sont reconstruites conduit à accorder une grande importance au point de vue des enquêtés. Dans cette perspective, on comprend qu’auprès d’enquêtés aux parcours sociaux et scolaires distincts, des sollicitations lectorales différentes puissent susciter des expériences similaires et, inversement, que des caracté­ristiques contextuelles ou des réalités semblables puissent être justiciables d’expériences différentes.

Ainsi, alors que les évaluations scolaires ne constituent qu’un des éléments à partir duquel reconstruire une expérience des sollicitations lectorales de prescription, leur perception varie selon les caractéristiques sociales et scolaires non seulement des enquêtés mais aussi de celles de leur entourage. Par exemple, Marc et Rachid ont une appréhension différente de notes semblables en français. Marc a sauté deux classes au cours de sa scolarité, et sa sœur aînée suit les cours de l’Ecole des Mines à Alès (son père aurait souhaité la voir entrer à Polytechnique). Il éprouve une forte déception en obtenant 10/20 à un contrôle de lecture alors que ses camarades obtiennent des 14 :

‘« les échecs c’était... [petit rire] c’était dur !(comment ça un échec ?) ben... ! Une note... ! (c’était quoi ?) non ben pas trop... loin de dix !ça va un dix ! ([petit rire] Mais ça t’avait déçu ?) les autres i z’avaient tous... quatorze... en général donc... [petit rire] J’étais déçu, ouais... (c’était sur quel... ’fin c’était quel devoir ?) Les lettres de mon moulin » (Marc ; père : médecin, docteur en médecine ; mère : femme au foyer, docteur en médecine)’

Cet enquêté avait préparé ce devoir en écoutant le compte rendu de lecture maternel de La Chèvre de monsieur Seguin. Il n’avait pas lu l’intégralité du recueil d’A. Daudet. Il déclare s’être promis ensuite de mieux préparer les contrôles de lecture. Par la suite, il a lu et relu lui-même les livres faisant l’objet d’une vérification de lecture.

Rachid, quant à lui, déclare s’être accommodé de ses moyennes collégiennes en français qui oscillaient entre « huit, neuf et onze ». Il juge ses notes « pas mal ». Sa scolarité même était source de satisfaction. Il est en effet le premier membre de la famille à fréquenter une seconde d’enseignement général : ses frères aînés sont respectivement détenteurs d’un BEP et d’un CAP ; son père, maçon, possède un CAP. Rachid ne connaît pas la scolarité que sa mère a suivie en Algérie dont elle est partie à 17 ans.

Notes
735.

Celles-ci ont été reconstruites à partir des entretiens sans croisement avec d’autres matériaux comme des bulletins scolaires, des copies de français, etc.

736.

Seuls quatre entretiens ne contiennent aucune mention des évaluations lectorales scolaires pour la période collégienne (Tasmina, Valérie, Nordine, Sébastien).