I. Les expériences des sollicitations lectorales scolaires

1) L’importance des expériences heureuses des sollicitations scolaires : un artefact ?

Dans la population d’enquête, la quasi-totalité des enquêtés déclarent des expériences globalement heureuses des sollicitations lectorales scolaires de la période collégienne. Une minorité d’enquêtés mentionnent des expériences globalement malheureuses de ces sollicitations, tandis que près de la moitié des enquêtés évoquent des expériences ponctuellement malheureuses.

Tableau 16 Expériences heureuses et malheureuses des sollicitations lectorales scolaires
 
Expériences heureuses des sollicitations scolaires
Expériences malheureuses des sollicitations scolaires
Globalement Ponctuellement
Parents bacheliers Parents non bacheliers Parents bacheliers Parents non bacheliers Parents bacheliers Parents non bacheliers
Filles 22/23 14/15 1/23 1/15 15/23 7/15
Garçons 17/19 19/20 2/19 1/20 9/19 6/20
Total 72/77 5/77 37/77

Une telle répartition des expériences des sollicitations lectorales scolaires infirme l’idée d’une détermination des expériences par le type de sollicitations – ici, de prescription – sous-entendue par l’opposition lectures-travail/lectures-plaisir. Le terme de prescription, choisi pour souligner le caractère institutionnalisé des sollicitations, ne renvoie donc pas à l’expérience qui en est faite.

La spécificité de la population d’enquête et du matériau analysé éclaire un tel constat. Certains aspects peuvent être considérés comme des « biais » de l’analyse qu’on a tentés de maîtriser. Parce qu’ils caractérisent la population enquêtée, d’autres ne devaient au contraire pas être « neutralisés » (pour reprendre un terme propre à l’analyse quantitative et statistique).

Les conditions de l’enquête telles que les modalités de prise de contact avec la population (au sein des cours de français, en présence de l’enseignant) et les conditions de production du matériau (pour beaucoup, au sein d’une salle libre de l’établissement scolaire, même si l’on demandait à réaliser l’entretien en dehors des heures de cours et chez les enquêtés) favorisaient des effets de légitimité et la déclaration des expériences heureuses des sollicitations lectorales scolaires. On a tenté de réduire ces effets de légitimité de diverses manières : en présentant l’enquête, on a assuré les enquêtés de l’indépendance de l’enquête par rapport à l’institution scolaire, on leur promis une garantie d’anonymat et de non transmission des données aux enseignants. Au cours de l’entretien, on les a invités à exprimer toutes les expériences, on a adopté une posture d’empathie et suspendu tout jugement réprobateur.

D’autres éléments des conditions d’enquête, moins contrôlables, favorisaient aussi sans doute l’importance des déclarations permettant de reconstruire des expériences heureuses des sollicitations lectorales collégiennes. C’est le cas par exemple de leur évocation rétrospective. Celle-ci permet en effet leur comparaison avec les sollicitations lectorales lycéennes dont les désagréments paraissent plus importants.

De plus, la prise de contact avec les enquêtés au sein des cours de français, et la constitution de la population sur la base d’un volontariat (même forcé par le regard professoral et par l’insistance de l’enquêtrice) a sans doute favorisé la surreprésentation d’individus ayant eu des expériences heureuses des sollicitations lectorales scolaires. Si l’expérience heureuse des sollicitations lectorales scolaires ne suffit pas à se sentir autorisé à prendre la parole ou à témoigner, elle participe sans doute à ce sentiment et encourage aussi la prise de parole 737 .

Cependant, la prédominance des expériences heureuses des sollicitations lectorales scolaires ne renvoie pas qu’aux conditions de production du matériau, elle est aussi socio-logique, au vu des caractéristiques de la population d’enquête. En effet, interrogés alors qu’ils étaient élèves de seconde d’enseignement général, tous les enquêtés ont eu un parcours scolaire justifiant l’accès à ce niveau et à cette filière d’enseignement. Même inégalement 738 , ils maîtrisent des compétences lectorales et sont familiers de l’écrit et des sollicitations de prescription. Comme la maîtrise de certaines techniques par les fumeurs de marijuana constitue un élément essentiel, si ce n’est suffisant, du goût pour la pratique 739 , la maîtrise des compétences lectorales et la familiarité avec les sollicitations de prescription sont nécessaires, si ce n’est suffisantes, aux expériences heureuses des sollicitations lectorales.

Constatant l’importance des textes lus et appréciés des collégiens dans le cadre des cours de français, C. Détrez invitait d’ailleurs également à atténuer l’opposition entre lectures scolaires et extra-scolaires 740 . Les satisfactions lectorales participent assurément à la constitution d’une expérience heureuse des sollicitations lectorales. Mais il faut souligner aussi que celle-ci n’y est pas réductible. On constate en effet que des enquêtés ont eu une expérience heureuse des sollicitations lectorales scolaires sans pour autant avoir pris plaisir à lire les textes recommandés : sans attendre d’éprouver des satisfactions lectorales, certains souhaitaient être en règle avec les demandes professorales de lecture ou les exigences programmatiques de découverte de la littérature et éprouvaient des satisfactions à l’être 741 . De plus, les expériences des sollicitations lectorales s’articulent à d’autres éléments que les réactions aux textes lus : l’appréciation des enseignants et la reconnaissance de leur autorité pédagogique (dont dépend leur légitimité à donner à lire des textes particuliers, selon des façons elles aussi spécifiques), les évaluations professorales ou amicales des compétences lectorales dont les enquêtés ont fait l’objet au sein des cours de français.

Revenons donc sur chacun de ces points pour les expériences heureuses des sollicitations lectorales scolaires d’abord, pour les expériences malheureuses de ces sollicitations ensuite.

Notes
737.

Dans Ce que parler veut dire et dans le chapitre 9 de La Distinction, op. cit., P. Bourdieu propose des analyses des prises de parole. Il met en évidence les caractéristiques sociales favorables à celles-ci : les individus ont d’autant plus de chance de prendre la parole (sur un sujet politique en particulier) que leur niveau de diplôme est élevé, qu’ils sont hommes et qu’ils possèdent des compétences linguistiques permettant de ne pas être invalidés en situation de parole, etc.

738.

On sait en effet que les liens entre pratiques de lecture et résultats de français « ne se laissent pas enfermer dans une formule simple » : c’est parmi les bons élèves que se comptent un plus grand nombre de lecteurs, mais ces bons élèves peuvent être bons en mathématiques plus qu’en français ; cependant, il y a de bons et très bons élèves qui ne lisent pas et de très forts lecteurs (surtout lectrices) qui n’ont pas des parcours de réussite scolaire, C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 49-50.

739.

H. S. Becker, Outsiders, op. cit., p. 68-70.

740.

« François de Singly durcit cette distinction en faisant correspondre à chacun de ces deux espaces de lecture des types de livres et des fonctions différentes de l’acte de lire qui répondent aux deux sphères de l’identité contemporaine : à l’école, les classiques dont la lecture contrainte contribue à la formation de la valeur scolaire de l’individu et à la maison, une lecture-plaisir, support de la révélation du moi. Mais cette distinction entre une lecture scolaire, vécue sur le mode du devoir, et une lecture personnelle, vécue sur le mode du plaisir, doit être nuancée dans le contexte du collège. », C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 319.

741.

Inversement, l’invalidation des lectures de textes appréciés aurait pu susciter des expériences malheureuses de ces sollicitations. Dans la population d’enquête, ce cas ne se présente pas pour les lectures collégiennes mais se rencontre pour les lectures lycéennes.