c. validation ou moindre surveillance scolaires des compétences lectorales

L’expérience heureuse des sollicitations lectorales scolaires repose en partie sur la validation des compétences lectorales des collégiens au sein du contexte scolaire ou sur leur faible tension à l’endroit des évaluations (rétrospectivement tout au moins). Les motifs d’un rapport détendu aux évaluations scolaires varient selon les caractéristiques sociales et scolaires des enquêtés et selon les situations scolaires mêmes.

Pour certains enquêtés, la moindre tension à l’endroit des évaluations scolaires tient à l’assurance de leurs compétences dans la discipline. Ainsi Esther mentionne-t-elle la régularité de la validation scolaire de ses compétences lectorales à l’occasion de fiches de lecture dont elle exagère à peine la quantité :

‘« en sixième... enfin... je, on faisait pas des exposés, mais on faisait des fiches de lecture(hum hum) et je crois que j’en avais rendues dix-huit en un mois, mais c’était... pff’... [je ris] Nan, là je vivais un peu séquestrée [petit rire des deux] quoi j’étais... 'Fin j’en... à chaque cours j’en rendais une quoi... Alors j’étais/ Enfin j’étais contente quoi, j’ai tout le temps eu des A et tout [petit rire des deux] J’avais des bons trucs ! C’est vrai j’étais contente quoi et la... Et ça m’avait bien... ça m’avait plu de faire ça, aussi. Et après en quatrième... / (/ c’était quoi que ? Le contenu des fiches de lecture ?) les fiches de lecture fallait faire... i fallait présenter les personnages, mais vraiment, en sixième c’était vraiment... le minimum. Quoi i fallait mettre le nom des personnages et faire une espèce de petit résumé... et tout, ce qui nous avait plu quoi » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’

Au florilège de bonnes notes, certains enquêtés opposent des évaluations positives marquantes effaçant les éventuelles et ponctuelles invalidations scolaires de leurs compétences lectorales. En plus d’infléchir l’expérience globale des sollicitations lectorales scolaires, ces bonnes notes favorisent les bons souvenirs des œuvres mêmes. Ainsi Adeline se souvient avec plaisir du 16 obtenu au contrôle de lecture du Cid et de son appréciation de la tragédie. Aïcha se rappelle s’être distinguée du reste de la classe à l’occasion du compte rendu de lecture des Dix petits nègres – « j’avais eu la meilleure note, j’avais eu seize je m’en rappelle [petit rire] ». Cédric savoure encore la bonne évaluation de sa lecture d’Une Vie :

‘« Maupassant [...] l’année dernière on a lu Une Vie . Et ça c’est assez long. Mais j’avais bien aimé ça (Une Vie ça t’avait plu ?) ouais ! J’avais bien aimé ce bouquin, je sais pas pourquoi ! [petit rire] J’avais bien aimé... l’histoire, p’t-être ! Je sais pas [...] il était long quand même... Ouais quand je l’avais fini, j’étais content ! [petit rire des deux] Ah ouais je suis allé à l’interro, j’ai eu seize je crois... Je l’avais noté çui-là ! [petit rire des deux] » (Cédric ; père : routier ; belle-mère : coiffeuse ; mère : préparatrice de commande ; études inconnues de l’enquêté ; il vit avec sa mère)’

Pour certains enquêtés, la faible tension à l’endroit de l’évaluation scolaire des compétences lectorales au collège tient moins à l’assurance des « bonnes notes », ou au caractère exceptionnel de ces dernières qu’à la place secondaire de cette évaluation par rapport à celles des travaux d’écriture ou de maîtrise de la langue. Il en va ainsi de Belinda qui explique le poids respectif des différentes activités en français (de nombreux enquêtés semblent avoir connu une répartition et une hiérarchisation similaires des activités de français en fonction de leur évaluation) :

‘« c’est vrai qu’i notent beaucoup plus haut les... professeurs de français au collège, donc j’avais... quatorze... la plupart du temps en rédaction. En orthographe j’avais des difficultés... [elle dit ailleurs « moi j’étais pas très bonne aux dictées... même franchement nulle »] [...](et en lecture par exemple ? si vous étiez notés...) ben en lecture... je sais plus combien j’avais en lecture... Nan ça se passe souvent de notes [...] [sinon] j’avais toujours de bonnes notes, mais ça rentrait moins en compte dans l’évaluation » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’

Par ailleurs, la difficile surveillance des activités lectorales des élèves par les enseignants ou la moindre exigence à leur endroit ont permis à certains enquêtés d’entretenir un rapport détendu aux sollicitations lectorales scolaires au collège. Ainsi, pour certains enquêtés, le collège constitue le temps heureux où le détournement des consignes scolaires de lecture – par exemple l’absence de lecture des œuvres – n’impliquait pas nécessairement de mauvaises évaluations 748  :

‘« [au collège, le français] c’était tranquille un peu [petit silence] Même si tu comprenais pas... en fait là, ouais, c’est collège de... Lycée c’est pas pareil (ah ouais ?) ouais... De basculer entre les deux... c’est dur quand même [...] Au collège, même si tu travailles pas, tu suis pas en cours et ben... au DS c’est bon, t’as quand même une bonne note tellement que c’est facile. Tandis qu’au lycée... si tu révises pas... si tu bosses pas... et si t’es, si tu fais rien et ben... à la fin... c’est bon... c’est sûr que t’auras un carton (hum hum) ouais ! Ouais mais c’est sûr qu’i faut bosser mais... quand on comprend pas et ben... C’est dur... Ouais c’est pas facile (et en français au collège c’était quoi que vous deviez faire ? Vous lisiez des livres aussi ? Tu m’as dit L’Avare mais y en avait d’autres ?) ouais L’Avare ! Euh... si on avait eu... Germinal  ! (ouais ?) mais je l’ai pas lu [sourire] Et je l’ai pas lu ! (ouais ?) Ouais les gros livres... ça me fascine pas ! Et, franchement... ouais on m’a dit/ (/ T’avais demandé à quelqu’un qu’i te le raconte ?) ouais mais... ouais le résumé !(ouais ?) et... ouais ça parlait du temps où les gens où i se révoltaient... pour je sais pas, pour la démocratie ou je sais pas quoi... pour le travail... » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’

Enfin, la conversion pratique des pièces de théâtre constitue, pour quelques enquêtés, une occasion de moindre tension vis-à-vis des sollicitations lectorales scolaires. En effet, quand elles ont lieu, les évaluations professorales sont souvent positives. De plus, cette activité reste une activité secondaire par rapport à la lecture suivie de l’œuvre souvent réalisée en parallèle. Elle est perçue comme une activité récréative. Sur les 27 enquêtés qui ont eu à jouer des scènes en classe, 22 ont gardé un souvenir heureux de ces activités. C’est le cas de Gaspar qui explicite les conditions d’une faible tension à l’endroit de cette activité : d’une part, elle intervient à un moment de son parcours scolaire où il est fortement investi et donc moins en situation d’encourir les risques d’une évaluation négative ; d’autre part, elle se réalise en fin de cours de français comme activité récréative ; enfin, les textes mêmes autorisent des débordements contrôlés apportant des satisfactions :

‘« avec le théâtre [...] I faut vraiment que l’histoire soit bien ou alors que... ce soit très facile... parce que sinon... (Les Fourberies de Scapin ça t’avait pas plu ?) bopf’ ! Ouais si, ça c’était en cinquième donc je travaillais encore [petit rire](hum ?) disons qu’en fait au collège, j’ai travaillé beaucoup en sixième et puis après au fil du temps c’est bzzz boum ! Donc... en cinquième je travaillais encore un peu et j’avais bien aimé Les Fourberies de Scapin, mais c’était un peu stupide et on riait bien parce que... (vous riiez ?) ouais c’était de la farce donc... on pouvait se permettre de rire quand on le jouait... (ah ouais vous le jouiez aussi ?) ouais... enfin là on jouait quand on n’avait rien à faire style ‘‘Bon i reste une demi-heure, on fait quoi ?’’. ‘‘Ben on joue... !’’ Et on se tapait dessus et par exemple quand l’autre est dans le sac et... qu’i joue, qu’i fait croire qu’i y a des voleurs et qu’en fait ouais... c’était sympa ouais Molière... » (Gaspar ; père : pasteur ; mère : ouvrière ; études des parents jusqu’en troisième au Laos) ’

En outre, la conversion pratique des pièces permet parfois aux élèves de se voir reconnus non seulement par leurs enseignants, mais aussi par leurs camarades de classe. Ainsi Salah souligne l’importance du regard des pairs sur sa pratique et sur le plaisir pris à celle-ci :

‘« [en sixième] je faisais très bien... un monologue de L’Avare , je m’en rappelle [petit rire] [...] i fallait faire, moi... ‘‘Je suis perdu... je suis assassiné, on m’a volé mon argent’’ et tout [rire des deux] Je le faisais très bien, et le prof il était content quoi [...] moi je m’amusais bien et... la classe elle avait l’air de bien s’amuser [...] en sixième, ça faisait bien rigoler et... c’était bien quoi. Bon en cinquième c’était un peu moins... [petit silence] les... ceux de ma classe, i z’avaient un peu moins d’enthousiasme quoi à la fin, et ça me... ouais [petit rire ; petit silence] » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’

Ainsi, pour la plupart des enquêtés, les cours de français au collège constituent un contexte de lecture faste permettant des expériences heureuses des sollicitations lectorales. Celles-ci sont pour beaucoup d’enquêtés associées à des satisfactions lectorales. Cette association n’est pas nécessaire à tous les enquêtés et particulièrement à ceux qui ont construit des attentes lectorales différentes de celles dont la satisfaction est permise par les lectures scolaires. Les expériences heureuses reposent tout d’abord sur la reconnaissance de l’autorité pédagogique des enseignants (et donc leur légitimité à émettre telle ou telle sollicitation lectorale) liée à la correspondance des sollicitations scolaires et des attendus des élèves vis-à-vis de l’enseignement de français en matière de lecture. Pour de nombreux enquêtés, les cours de français ont à enseigner et à faire lire de la littérature et à proposer un encadrement des lectures littéraires (attendus pédagogiques constitués au sein de l’institution scolaire ou en dehors, par l’intermédiaire de leur entourage par exemple). Les expériences heureuses des sollicitations lectorales scolaires s’appuient aussi sur la validation professorale ou amicale des compétences lectorales des élèves ou sur la moindre surveillance des réalisations lectorales.

Cependant, ponctuellement, un certain nombre d’enquêtés ont connu des déconvenues au sein de l’institution scolaire. Quelques enquêtés ont même eu une expérience globalement malheureuse des sollicitations lectorales scolaires. Il convient d’évoquer les conditions de possibilité de telles expériences.

Notes
748.

Différentes recherches soulignent le difficile suivi des cours au collège, au lycée ou à l’université lié à la non acquisition de savoirs et savoir-faire scolaires, passée inaperçue durant le collège (ou auparavant). Cf. M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 221-223 ; E. Bautier et J.-Y. Rochex, L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, p. 28 ; S. Beaud, 80% au bac... et après ?, p. 154-164.