c. un lecteur valorisé

L’expérience heureuse de sollicitations lectorales provient aussi de la reconnaissance et de la valorisation que peut tirer le lecteur de leur suivi : satisfactions lectorales (appréciation des textes), contentements à réaliser une injonction lectorale intériorisée, attentions et gratifications des sollicitateurs.

Les sollicitations lectorales constituent parfois en elles-mêmes la reconnaissance des habitudes lectorales ou des intérêts non lectoraux des lecteurs et encouragent leur consolidation. C’est le cas par exemple lorsqu’elles prennent la forme d’invitations exceptionnelles ou attentionnées à la lecture de textes supposés plaire aux lecteurs. Ainsi les parents de Marc offrent à ce dernier des mangas dont il est amateur lorsqu’il obtient « dix » à ses devoirs scolaires. Pour Noël ou son anniversaire, la tante et la grand-mère de Vanessa lui offrent des livres qu’elle est susceptible d’aimer : la novélisation de Titanic dont elle a adoré le film, un roman d’horreur puisqu’elle aime ce genre, etc. La mère d’Ophélie choisit avec attention les lectures estivales de sa fille et l’invite à lire Ondine qu’elle suppose correspondre à ses goûts. Connaissant l’investissement de Bruno dans le basket, sa sœur lui donne un livre sur ce sport. En proposant à sa fille la biographie de G. Montagné, alors qu’elle n’achète quasiment jamais de livres, la mère d’Adeline lui témoigne sa confiance en ses compétences lectorales, l’encourage dans ses goûts et favorise une expérience heureuse de sa sollicitation lectorale :

‘« (tu disais t’à l’heure le livre de Gilbert Montagné) ouais, Gilbert Montagné j’aime trop ses chansons [...] [dans le livre] il explique... de tout petit, comment il a été aveugle (ouais) en fait c’est sa... sa naissance... après comment il a fait pour se débrouiller et tout, comment ses parents i vivaient ça, après il est parti en Amérique [...] il est rentré dans une misère, et puis après du jour au lendemain il a remonté la pente... puis il est devenu ce qu’il est devenu maintenant... (et ça tu l’avais acheté ce bouquin ?) ouais... (ouais ?) hum. Ben j’étais venue une fois à Auchan avec ma mère (ouais) puis... j’en avais entendu la publicité dans une émission à la télé. Je fais ‘‘Ce livre je le lis’’. Puis ma mère elle l’a vu, elle l’a pris et puis... puis elle a vu que je l’ai terminé. Elle l’a pas acheté pour rien(ouais) quand j’ui fais acheter un livre, la plupart du temps c’est que je vais lire... du début jusqu'à la fin [...] quand elle achète la plupart du temps... je lis jusqu’au bout (ouais). C’est pour ça je lui dis ‘‘Ouais, donne-moi trente francs pour un livre’’ [petit rire des deux] ‘‘Tiens ma fille... prends...’’. Mais bon c’est pas souvent mais... quand j’ai besoin, ’fin quand j’ui demande un livre je sais que... elle va pas me dire ‘‘Nan ça va...’’. Elle sait que c’est pour moi que c’est pas pour... (ouais) pour faire comme ça, pour faire joli » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’

Souvent, les parents encouragent et accompagnent les émancipations lectorales des collégiens, dans une logique de différenciation ou d’individualisation des goûts (générationnels, sexués, culturels). Ils le font aussi par délégation de l’approvisionnement lectoral. Ainsi la mère de Marie qui lit Femme actuelle et laisse sa fille le lire, encourage-t-elle aussi les sociabilités lectorales de Marie autour des magazines de jeunes filles en lui achetant régulièrement Jeune et jolie. Cette enquêtée a apprécié en effet durant le collège de faire « les tests ’fin... avec ma meilleurs amie... ben y a bien des mercredis qu’on se fait les tests sur la moquette [petit rire des deux] ». Pour leur part, les parents d’Emmanuel sont ravis de savoir leur fils lire à la bibliothèque avec des copains et ne s’inquiètent pas de ce qu’il lit. Visiblement, ces conditions favorisent les expériences heureuses des sollicitations lectorales et ne suscitent guère de tiraillements chez les enquêtés.

Lorsque les lectures s’inscrivent dans des sociabilités lectorales, ces dernières constituent un « marché franc » sur lequel les compétences et habitudes lectorales, plus ou moins distantes des normes et critères scolaires, amicaux ou parentaux, sont reconnues. Ainsi, les sociabilités lectorales instaurées avec ses sœurs aînées autour de la lecture des magazines – retours et commentaires sur les articles lus, partage de préoccupations communes malgré les différences sexuées, etc. –, constituent pour Ahmed, non lecteur de livres, un lieu de reconnaissance de ses compétences et habitudes lectorales, à l’abri des jugements scolaires et amicaux – Ahmed est camarade de classe et copain de Lagdar qui déteste ces magazines sur les stars :

‘« autrement tu vois j’aime pas trop lire... ouais. Je lis surtout magazines [...] j’aime bien lire les choses sur... tu vois les stars ! [sourire] (ouais ?) et ouais ! Tu vois... sur leur vie, sur ce qu’i pensent... et tout. Ouais ça me plaît ça ! (ça c’est quoi que tu... ?) ouais même si i gagnent des millions, tu vois... les gens... i sont naturels quand même [...] Ouais ça, ça me plaît ça ! La vie des stars et tout (tu lis n’importe quelle star ou euh... ?) ouais n’importe lequel ouais que ce soit un chanteur de... machin ou... un mannequin... mais ouais je lis quand même (et tu le lis où en fait ?) ouais sur... tu vois mes sœurs elles sont abonnées à des magazines, tu vois c’est, je m’en fous tu vois je lis quand même [sourire] tu vois ça me plaît ! [...] Télé7jours... Télémachin ouais. Ouais franchement j’aime bien tu vois. Ouais surtout les interviews p’t-être je lis, ouais les interviews sur les stars. Déjà ça... je sais pas, tu vois ça te permet de donner une opinion en plus... des... je sais pas mais... de te dire ce qu’i pensent ! Je sais pas [petit silence] (et t’en discutes avec tes sœurs ?) ouais ! Vite fait... Ben ouais je le lis et... voilà... [...] quand c’est quèque chose tu vois d’important et tu vois on parle comme ça entre nous ! [...] Ouais en fait tu vois j’aime mieux... ce genre de lecture » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’

Lorsqu’ils appréhendent leurs lectures comme des réponses à des injonctions scolaires intériorisées, certains enquêtés trouvent en eux-mêmes les sources de reconnaissance et de satisfaction et ce, même si les textes lus ne satisfont pas leurs attentes lectorales participatives. Jérôme par exemple est content d’avoir lu L’Assommoir durant des vacances scolaires, même s’il n’a pas satisfait d’attentes lectorales participatives. Tasmina est fière d’avoir lu Le Horla même si elle n’a pas apprécié cette nouvelle qui « parlait trop des... fantômes, trop c’était... conte fantastique, j’aime pas trop le fantastique ».

Cette reconnaissance de leurs compétences et habitudes lectorales découle non seulement des lectures effectuées, mais aussi parfois d’une comparaison valorisante avec les pratiques d’autrui – notamment les frères et sœurs. Ainsi, du point de vue des compétences et habitudes lectorales, Mathilde, Peggy, Sylvia, Colin, Maxence, etc., se distinguent et dépassent leurs frères et sœurs qui lisent peu. Ces comparaisons avantageuses se doublent parfois de celle des parcours scolaires fraternels variés. Ainsi, les parents de Maxence, ou ceux de Caroline, valorisent les lectures de leurs benjamins respectifs par rapport à celles de leurs aînés qui ont suivi des parcours scolaires dévalorisés. En concentrant ses efforts sur la scolarité (arrêt du karaté en entrant au lycée) et sur les lectures scolaires, Caroline correspond mieux aux attentes parentales que sa sœur aînée, faible lectrice, dont le parcours scolaire sert de contre-modèle :

‘« (ta grande sœur en fait tu m’as dit qu’elle travaillait, elle faisait quoi ?) ben elle travaille dans un magasin, en fait elle a... travaillé dans... les magasins de vêtements et tout ça et main’nant elle travaille dans un magasin de chaussures (elle est vendeuse ?) ouais parce que... au début... en fait elle savait pas ce qu’elle voulait faire, elle a arrêté l’école à seize ans [...] elle s’est plantée, elle a fait n’importe quoi donc elle est retournée à l’école. Et... là elle a bien aimé la vente donc elle est restée quoi (ouais ?) donc elle a fait de la gestion et... main’nant elle est vendeuse. Et bon... mon père par rapport à ça par contre i me dit ‘‘Ouais, tu veux finir comme ta sœur vendeuse ?’’. C’est vrai que... quelque part ça fait mal au cœur parce que j’aime pas comment i parle comme ça(hum, hum hum) ça... ça me dérange. Mais c’est p’t-être pour montrer que... i faut que j’envisage mieux » ; « [mon père] me dit ‘‘Ouais... tu pourrais avoir des bonnes notes ! I faudrait que tu cherches plus loin, i faudrait pas que tu te contentes à juste faire ce que t’as à faire à l’école et c’est tout ». En fin d’année, elle exprime sa hantise de faire comme sa sœur un BEP : « D’accord j’ai redoublé ! Mais je suis quand même arrivée en générale ! Je suis pas partie en BEP [...] Je me battrai jusqu’au bout et quitte à faire, j’aurai, je ferai n’importe quoi mais j’irai pas en BEP » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

Lors de l’entretien, la mère de Maxence m’accueille en disant : « les jeunes lisent peu aujourd’hui, mais on a de la chance avec Maxence parce qu’il aime bien lire ». Elle témoigne de la sorte aussi qu’en lisant des romans de littérature classique et en travaillant à préparer une première ES, Maxence satisfait aux attentes de ses parents (père magistrat et mère au foyer après avoir été attachée d’études dans le privée). Cet enquêté les contente d’autant plus qu’il se distingue du modèle scolaire de son frère et se rapproche de celui de sa sœur. Le premier, élève d’une première STT, est décrit par Maxence comme ne lisant « pas beaucoup » bien qu’amateur et fort lecteur des romans de S. King et M. Higgins Clark. La seconde, avertie des lectures essentielles à la scolarité, est décrite comme une étudiante brillante et studieuse, qui poursuit des études au centre de formation à la profession notariale après avoir obtenu une maîtrise de droit.

Ainsi, durant la période collégienne, l’ensemble des enquêtés ont eu des expériences heureuses de sollicitations lectorales extra-scolaires. L’appréciation des textes lus et le caractère peu contraignant parce que librement consenti du suivi des sollicitations lectorales y ont contribué. Ils ne suffisent pas, toutefois, à en rendre compte. Les expériences heureuses de sollicitations lectorales extra-scolaires dépendent de plusieurs éléments : d’une part de la familiarité des enquêtés avec les sollicitations lectorales auxquelles ils sont soumis et auxquelles ils répondent en éprouvant des satisfactions lectorales et en confortant des habitudes constituées ; d’autre part de leur reconnaissance de la légitimité des sollicitateurs à émettre des sollicitations lectorales ; enfin, de la reconnaissance de leurs compétences et habitudes lectorales soit par gratification extérieure, soit par auto-satisfaction. Les sociabilités lectorales peuvent constituer un « marché franc » sur lequel les lectures effectuées peuvent être reconnues même lorsqu’elles ne correspondent pas aux lectures scolairement, amicalement ou familialement valorisées.

Cependant, les expériences des sollicitations lectorales extra-scolaires ne sont pas nécessaire­ment heureuses. Elles peuvent être malheureuses et ambivalentes.