lire des textes dépréciés, les lectures malgré soi

Bastien, Bertrand, Séverine ou Valérie entretiennent un rapport malheureux au suivi de sollicitations familiales à l’endroit de textes qu’ils n’apprécient pas, qu’ils ont appris à déconsidérer ou à ne pas considérer comme une lecture personnelle. Les expériences malheureuses des sollicitations proviennent de la contradiction des principes socialisateurs intériorisés et de certaines lectures réalisées. L’impossible évitement des textes laissés à disposition par leur entourage génère un malaise lorsqu’ils ne correspondent pas à ce que les enquêtés aimeraient lire et être.

Ainsi, comme Bertrand et d’autres enquêtés, Bastien lit ou regarde « vraiment quand il n’a rien à faire » le magazine de sa mère qui est un « magazine de femmes ». Valérie a « essayé une fois de lire » un roman de la collection Harlequin de sa mère qui lit « des saloperies comme ça » et s’empresse de préciser :

‘« je me suis dit ‘‘Hou là là laisse tomber’’ [petit rire] (ouais, ça t’avait pas plu ?) nan, pas du tout. Et... ces choses-là y a pas besoin de les raconter, c’est mieux quand on les vit [petit rire], on les vit au quotidien quoi » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau)’

Bien qu’elle n’aime pas lire le journal – qui plus est local –, Séverine lit celui de ses grands-parents quand elle se rend chez eux parce qu’il n’y a que cela à lire et à faire :

‘« (est-ce que tu lis des journaux ?) non... nan je lis pas de journal [petit rire] (tes parents i z’en lisent pas ?) nan, nan i lisent pas le journal (ouais). En fait ça m’arrive des fois de lire le journal parce que quand je vais chez mes grands-parents et que [petit rire] j’ai rien d’autre à faire [petit rire] et qu’y a un journal qui est posé sur la table et que [petit rire] que je lis un peu mais... ’fin en fait euh non j’aime pas lire les journaux (ouais. [petit rire] Quand tu le lis chez tes grands-parents tu lis quoi ?) ben en plus je lis Le Progrès donc y a pas grand chose dedans [petit rire] ça c’est les trucs qui se passent dans la région donc en fait, nan... en fait je préfère... nan... ’fin j’aime pas vraiment... en lire (ouais) D’ailleurs j’en lis jamais quoi donc euh [petit rire] » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

Pierre-Jean lit le journal municipal que ses parents remontent de la boîte aux lettres et feuillettent, alors qu’il ne trouve aucun intérêt aux informations répétitives sur les activités et « projets » des « élèves » qui y sont publiées :

‘« (t’avais écrit aussi dans le questionnaire que tu lisais [le journal municipal]) ouais des fois ça arrive (ouais ?) hum ! Mais c’est pas trop... trop souvent. Mais... je lis... c’est pas très intéressant [silence] (pourquoi c’est pas très intéressant ? Je sais pas, je connais pas) ben... parce qu’i nous racontent tout le temps les mêmes choses ! Ce qu’i z’ont fait les élèves... i z’ont toujours fait quèque chose les élèves, toujours [je ris un peu ; il a un ton sérieux] Si c’est vrai c’est toujours les mêmes choses... (quel type de choses i z’ont fait ?) je sais pas les projets ! (hum !) i z’ont des projets ou... que les élèves i z’ont monté, ou... des projets... i z’ont fait ça... ou euh... je sais pas les parents d’élèves ! Je sais pas i font quèque chose de nouveau, i font des manifestations... Ouais c’est pas très intéressant parce que c’est toujours la même chose (hum hum. Du coup tu continues à le lire ou des fois... du coup tu le lis plus ?) nan je continue... Mais... (et, dans ta famille ils le lisent aussi ?) nan ! Nan, y a personne qui le lit, tout le monde le feuillette, c’est tout (ouais ? Et i feuillettent... ) comme ça pour voir une... i feuillettent pour regarder les photos ! (ouais ?) parce qu’en général les photos et ben... y a les élèves qui passent... et puis... y a certains élèves, ils les connaissent eux aussi... Juste pour regarder » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’

Tout se passe comme si, en plus des faibles satisfactions lectorales procurées par les textes lus, l’expérience malheureuse du suivi de ces sollicitations était liée à la faible résistance dont les enquêtés avaient fait preuve, comme si les enquêtés auraient aimé ne pas avoir succombé à ces sollicitations et ne pas avoir à déclarer en entretien ces lectures.

Parfois, le difficile évitement de certaines lectures est lié au caractère pressant des sollicitations plus ou moins explicites de l’entourage à la réalisation de lectures communes comme gages d’appartenance au groupe.

Le cas de Sylvia permet particulièrement bien de prendre la mesure de tels tiraillements entre des injonctions contradictoires. Les sollicitations lectorales auxquelles elle se sent contrainte de donner suite sont implicites.

La configuration familiale au sein de laquelle évolue cette enquêtée est source d’injonctions contradictoires qui se répercutent sur ses pratiques de lecture et sur son expérience de différentes sollicitations lectorales.

La réussite scolaire constitue une première injonction parentale. Face à la comparaison des enfances parentales et enfantines, Sylvia éprouve cette injonction avec force. Elle entretient des rapports complexes à la scolarisation où l’espoir de la réussite scolaire pour l’accession à une bonne position sociale se mêle à la valorisation d’une école accessible à tous et de l’interdiction du travail enfantin, ainsi qu’à la crainte du chômage, etc. :

‘« [ma mère et mes tantes] me disaient ‘‘Ouais, nous on travaillait alors que vous êtes à l’école... ça c’est un...’’ (elles, elles ont travaillé jeunes ?) ouais ! Elles ont travaillé jeunes, ouais ouais. Elle est... ben ma mère elle me raconte que bon... donc des fois je rentre je fais ‘‘Ouais, j’en ai marre de l’école’’. Elle fait ‘‘Ouais ben moi à douze ans, je travaillais... je mentais à ma mère ! Je disais que j’allais à l’école alors que je travaillais... Et puis après... c’est quand je travaille, quand je devais travailler la nuit, ben je lui ai dit ‘je travaille à... l’usine...’ ’’ et puis voilà quoi ! (ouais... !) C’est vrai que c’est complètement différent... les mentalités d’avant et de main’nant... Quand on voit avant i se mariaient à 22 ans alors que main’nant à 22 ans t’es encore à l’école... tu sais pas quand est-ce que tu vas sortir... [petit rire des deux] C’est différent... (hum ! Et elle elle trouve... 'fin qu’est-ce qu’i disent tes parents par rapport à l’école ? Tes parents et tes tantes, enfin...) ben i disent ben pff’... qu’on a eu de la chance parce que bon... avant c’était cher ... on pouvait pas tous y aller... (hum) ben surtout qu’i z’étaient nombreux donc bon... si y en a qui voulait aller à l’école tout le monde devait, t’sais ! C’était pas... i fallait pas qu’i y ait de... un qui était plus... privilégié que d’autres... (ouais !) bon elle dit que main’nant... c’est... on a plus la chance, à peu près tout le monde peut y aller ... ! C’est bien ! I faut... elle dit ‘‘Faut y aller à l’école... [sourire] pour après avoir un métier parce que... c’est pas facile et tout le travail et puis avec le chômage et tout ça...’’ i z’ont un peu peur... de ce qu’i va se passer un peu plus tard... tout ça. Bon c’est un peu normal, c’est vrai ([petit rire] Mais bon toi ça te... ?) ben c’est pff’... ! Ben c’est vrai quand elle m’en parle bon tu te dis... ‘‘C’est vrai qu’i y a le chômage p’t-être que... quand je vais sortir de l’école, je vais pas avoir un travail tout de suite... et puis bon... je vais pas faire de longues études... pour sortir à 30 ans et... avoir un métier... donc plus tard...’’ Voilà faut gérer tout ça en fait ! » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’

L’investissement scolaire se manifeste par le suivi parental des conseils professoraux : ils acceptent par exemple le redoublement de Sylvia en souhaitant qu’il donne à leur fille aînée de « meilleures bases » pour poursuivre sa scolarité. Il a des effets sur les pratiques de lecture de Sylvia. Ses parents lui demandent par exemple de cesser de lire des bandes dessinées lorsque son enseignante de sixième le leur recommande. Ils achètent des encyclopédies et dictionnaires afin de faciliter les scolarités enfantines. Ils encouragent Sylvia à fréquenter la bibliothèque de quartier (où l’enquêtée a noué des liens étroits avec les bibliothécaires), etc.

L’implication dans le groupe familial, le partage des activités, des références et des valeurs constituent une seconde série d’injonctions parentales à laquelle Sylvia est également confrontée et qu’elle a faite sienne : « Je suis très famille famille ».

La combinaison de ces deux injonctions s’opère relativement aisément avec des membres de la famille élargie. Elle suscite des tiraillements au sein de la famille restreinte.

De diverses manières Sylvia articule avec bonheur ces injonctions avec des membres de sa famille élargie. Elle réserve ses amitiés et son temps libre non à ses camarades de classe mais à une cousine et à sa marraine qui offrent des gages vis-à-vis de la scolarité et de la lecture. Ainsi, sa cousine de 25 ans qu’elle qualifie de « bonne amie » suit un BTS de comptabilité. Sa tante et marraine qu’elle voit régulièrement est « secrétaire assistante PDG à Bouygues Télécom ». Elle est surtout grande lectrice de romans, de magazines, etc. Sa cousine et sa tante encouragent et soutiennent son activité lectorale en lui offrant des romans, en partageant des lectures de magazines et de journaux. Par ailleurs, en s’occupant de sa nièce et filleule, âgée de 5 ans, Sylvia exerce une tutelle lectorale qui fait se rejoindre les deux injonctions : Sylvia l’emmène régulièrement à la bibliothèque, elle lui lit des histoires, etc.

Sa famille restreinte en revanche ne permet pas l’articulation heureuse de ces deux injonctions. Ses parents et ses frères et sœurs cadets n’offrent pas les mêmes gages scolaires et lectoraux que ses tante et cousine. Les parents de Sylvia n’ont pas suivi de longues études au Portugal. Les frère et sœur de Sylvia quant à eux n’aiment pas lire de livres et ne fréquentent pas la bibliothèque de quartier. Par ailleurs, tous vouent leur temps libre et leur intérêt au football amateur plus qu’à des activités scolaires. Son père est « correspondant dans un club », son frère fait partie de l’une des « équipes », sa mère « tient un peu la buvette » quand il y a des matchs. Sa sœur n’est pas en reste puisqu’elle « entraîne » les petits depuis qu’elle ne peut plus y jouer elle-même :

‘« [ma sœur] veut faire kiné... pour les joueurs de football... [petit rire] (ah ouais ?) c’est pour ça ouais ! [petit rire des deux] (tu m’as dit qu’elle était entraîneuse ?) ouais... elle entraîne des petits... 'fin y a des... i z’ont... entre... 7 et 9 ans ! (hum !) parce que elle faisait du foot quand elle était plus jeune et puis après elle avait des problèmes aux genoux... (hum hum) donc bon... elle a dû arrêter et... après elle a entraîné... » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’

Cette enquêtée participe à contrecœur aux activités communes de la famille restreinte. Avec parcimonie elle se rend au club précisant « j’ai jamais aimé le foot ! ». Elle regarde du bout des yeux les écrits sportifs de la maisonnée, comme une allégeance minimum à la passion familiale :

‘« [mon père] i lit pas trop, nan [...] c’est plus les articles, les journaux... Ouais c’est plus ça... le sport ! [...] (et... toi tu le lis ou euh... ?) nan pas trop, non [...] (c’est lui qui te dit... qu’il aime mieux... plus les trucs, les pages sportives ou euh...) ouais ! I me dit ce qu’i... ou avec ma sœur et mon frère... (parce que eux i lisent quoi ?) ben... ouais c’est vrai que mon... frère et ma sœur i sont plus ouais... tout ce qui est sport , magazine de sport ... les trucs comme ça, BD... I sont pas... i sont pas livres, romans... ouais je suis la seule... (ah ouais ?) ouais... [petit rire] (et quand i te... quand eux i lisent des magazines de sport tu les regardes des fois ou euh...) ben je les regarde... un peu pour voir ce qu’i y a mais bon je suis pas trop » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’

Plusieurs éléments contribuent donc à ce que Sylvia ait une expérience malheureuse des sollicitations lectorales implicites des membres de la famille restreinte. D’abord, ces sollicitations renvoient à une activité – le foot – que Sylvia n’a pas construite comme prioritaire par rapport à la lecture. Ensuite, elles émanent de personnes auxquelles Sylvia reconnaît peu de légitimité en matière de lecture puisqu’elles ne lisent pas de livres et ont été peu scolarisées. Enfin, ces sollicitations sont concurrencées par des sollicitations lectorales de personnes plus légitimes aux yeux de Sylvia (bibliothécaires, cousine, tante). Parce que Sylvia ne peut toutefois s’y soustraire, craignant de faillir à l’injonction intériorisée d’entretenir les sociabilités familiales, elle en a une expérience malheureuse.

Les sollicitations lectorales dont les enquêtés ont eu des expériences malheureuses peuvent être explicites. L’entourage exerce intentionnellement une pression pour la réalisation de lectures que les enquêtés n’ont pas constituées comme plaisantes et qui ne leur procurent pas de satisfactions lectorales. Ainsi Léonardo a eu une expérience malheureuse de sollicitations lectorales familiales explicites, récurrentes et variées, à l’endroit de la littérature classique. Plusieurs éléments se combinent pour expliquer son expérience malheureuse de ces sollicitations.

Elle découle tout d’abord de l’absence de satisfactions lectorales suscitées par les romans de Balzac « c’est un peu lourd [petit rire des deux], un peu long je trouve. Mais bon y en a des courts quand même. Mais pff’... c’est pas mon auteur préféré... ».

L’insatisfaction lectorale devient expérience malheureuse des sollicitations lectorales ensuite parce qu’elle différencie Léonardo des autres membres de la famille et l’exclut d’une connivence autour de ce répertoire. En effet, ses parents sont tous deux amateurs de romanciers français des XIXe et XXe siècles. Ils lui « parlent tout le temps de leurs lectures » en l’incitant à partager leurs plaisirs lectoraux :

‘« (i t’en parlent comment ?) ‘‘Ouais, i faut que tu lises ça, c’est génial, c’est le plus grand auteur du siècle’’ » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat de médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)’

De plus, son frère aîné est également amateur de littérature classique. Etudiant en lettres et civilisations anglaises, il dévore la littérature anglaise et dédaigne les bandes dessinées de son cadet :

‘« [mon frère] il est en littérature donc il est tout le temps dans ses livres, surtout quand il est malade, là il est malade [petit rire], i fait de la littérature anglaise donc... i lit tout le temps, tout le temps, tout le temps, mais vraiment tout le temps, à longueur de journée... donc... pp’, enfin bon c’est des livres en anglais, intraduisibles » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat de médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)’

Tout se passe comme si Léonardo ressentait l’injonction à aimer la littérature classique comme une injonction à prendre une place déjà occupée par son frère aîné 763 . Cette injonction le place donc nécessairement en échec 764 .

L’expérience malheureuse des sollicitations parentales est vraisemblablement renforcée par l’exigence familiale d’une connaissance de la littérature classique et des goûts des différents membres de la famille. Les sollicitations parentales s’inscrivent dans le droit fil des sollicitations scolaires. Ainsi, le père de Léonardo invite son fils à lire les romans classiques : « Mon père c’est... ‘‘Toi tu dois lire Balzac, tu dois lire machin, tu dois lire truc, les trucs classiques pour ton âge’’ ». La manière dont la mère de Léonardo se saisit de la question sur les goûts livresques des proches et la transforme en interrogation sur la connaissance qu’a Léonardo des « grands auteurs » manifeste aussi un prolongement domestique du contexte scolaire :

Dans cette configuration familiale la littérature classique constitue une référence commune obligée. La dépréciation de cette catégorie de textes manifeste donc une exclusion relative et plus ou moins souhaitée, de relations privilégiées. En outre, l’appréciation de catégories de textes dévalorisées est difficile à assumer. En plus, d’une expérience malheureuse des sollicitations familiales à l’endroit de la littérature classique, Léonardo, on y reviendra, a une expérience ambivalente des sollicitations lectorales de la bibliothèque municipale qui l’amènent à lire des textes non lus par les membres de sa famille : bandes dessinées, magazines de sport ou d’actualité, romans de science-fiction.

Sans s’y attarder, on peut souligner que les sollicitations extra-scolaires dont les enquêtés ont eu des expériences malheureuses ne sont pas nécessairement familiales. C’est le cas lorsqu’ils n’ont pas apprécié les textes donnés à lire au sein d’activités pratiquées extra-scolaires. Ainsi, Franck a dû lire des textes de Molière qu’il n’appréciait pas dans le cadre de ses cours de théâtre. Habiba et Gaëlle ont eu une expérience malheureuse des sollicitations lectorales émanant des cours de religion suivis pour satisfaire à des demandes parentales : elles ont dû y lire des textes entrant en contradiction avec leurs convictions.

Notes
763.

Sur l’imbrication des rapports à la lecture et des relations au sein d’une fratrie, cf. M. Burgos, « Modèle et contre-modèle de lecture adolescente. Entrer dans l’histoire, se faire prendre au discours », in S. Goffard, A. Lorant-Jolly (dir.), Les Adolescents et la lecture. Actes de l’Université d’Evian, Créteil, Editions CRDP Créteil, 1995, p. 121-131.

764.

B. Lahire, « Clotilde Dutreille » (avec M. Millet), Portraits sociologiques, op. cit., p. 170-176.