les difficultés à donner suite aux sollicitations lectorales, les non lectures malgré soi

L’impossible suivi de sollicitations dont la légitimité a été intériorisée et des satisfactions non éprouvées engendrent également des expériences malheureuses de sollicitations lectorales extra-scolaires.

Plusieurs enquêtés ont eu des expériences malheureuses en bibliothèque. Habitués à inscrire leurs lectures romanesques dans des sociabilités lectorales ou à lire ce que leur mère, leurs enseignants de français ou des pairs leur conseillent, Bertrand, Maxime ou Belinda éprouvent des difficultés à mener à bien leurs intentions de lectures. Tout d’abord ils peinent à choisir des livres :

‘« (pour choisir, ouais... comment tu fais ? Tu lis le résumé ?) ouais je regarde le résumé, la couverture. ’Fin moi j’aime pas trop choisir les livres en fait, c’est plutôt ma mère qui...(ouais ! tu te fies plutôt à... à ce qu’on te conseille) » (Bertrand ; père : officier de l’armée de l’air, bac C +2 ; mère : contrôleur des impôts, nombre d’années après bac C inconnu)’ ‘« [Maxime vient d’évoquer un livre emprunté en bibliobus] (tu prends souvent des livres au... bibliobus ?) non ! ça m’arrive rarement. Je sais que... plus l’été... quoique... je les prends même pas... au bibliobus je prends... je les achète ! L’été ma mère m’achète un livre... je vais le lire par la suite après [petit silence] Ouais, c’est pas dans le sens forcé à lire, c’est que... ben par exemple... je sais pas par exemple la piscine ou un truc comme ça... des fois... on va pas toujours à la piscine quand i fait pas beau (hum hum) je vais pas rester... je sais pas, sans rien faire... [je ris un petit peu] Si c’est... quand même une occupation (et c’est plutôt quoi ? C’est plutôt des romans... ? Ou plutôt euh... ?) non ce qu’i y a ! Pas... je me fixe pas sur quèque chose nan ! Je prends ce qu’i y a... nan je cherche ce qu’on me conseille ou... ce qu’on me parle et puis voilà ! Je prends pour... je sais pas ... ma sœur elle me dit... souvent... ‘‘Je trouve que çui-là il est bien...’’ ou un copain » ; « (la bibliothèque en fait. Tu m’as dit que t’allais de temps en temps, l’été au bibliobus) mouais, l’année dernière je suis rentrée une fois à la bibliothèque... J’ai dû ouvrir, la traverser et je suis sorti » (Maxime ; père : visiteur médical, bac+4 ; mère : secrétaire, bac)’

De même Belinda souligne son besoin des recommandations et mises à disposition maternelles de livres pour suivre les sollicitations lectorales :

‘« quand on me propose pas des... des livres, enfin quand on me les donne pas concrètement... j’ai du mal à [ petit rire] à le prendre moi ! » ; « [ma mère] elle sait que... i faut m’apporter des livres en fait pour que je les lise. Donc... elle en apporte souvent et depuis longtemps » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’

Belinda fréquente régulièrement et depuis longtemps une bibliothèque municipale : elle y travaille souvent, elle y lit des bandes dessinées ou des magazines mais y emprunte peu de romans – exceptés des romans dont elle a entendu parler. Elle éprouve des difficultés à y choisir des livres malgré son attention aux éléments des ouvrages pouvant servir à effectuer des choix (titre, couverture, etc.) :

‘« à la bibliothèque... c’est vrai que je me base plus sur les titres au début, mais... c’est vrai que y a des livres ça a rien à voir [petit rire] on s’y attend pas » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’

Ayant l’habitude d’inscrire ses lectures dans des sociabilités lectorales ou dans des activités scolaires (discussions familiales autour des livres, études en classe, etc.), Belinda est moins familière d’une sélection des ouvrages sur rayon. Elle est restée pantoise devant les rayons de la bibliothèque de son centre de vacances et demeure sceptique quant à la possibilité de se faire renseigner par le personnel de la bibliothèque municipale qui « ne sa[it] pas ce qu’on est » :

‘« [l’été je participe à] des camps pour adolescents qu’organise... l’entreprise de mon père... et y a souvent une bibliothèque, pas tout le temps d’ailleurs, mais bon, des fois j’y vais... et je regarde ben tout le temps... ben ouais je regarde si... on découvre toujours de nouveaux livres (ouais. Généra/, euh ça t’arrive de prendre des livres...) ouais [petit rire] Des fois je... des fois ça m’arrive de pas prendre de livres parce que je sais pas quoi prendre en fait. » ; « (les bibliothécaires par exemple, tu les connais ? Ou pas du tout, t’as pas trop de liens avec elles) non j’ai pas trop de liens avec elles. Surtout que quand j’y vais, je fais un petit tour, mais... je passe pas du temps à discuter avec elles. Non parce que quand j’y vais je reste la plupart du temps toute seule, ou... ouais... je parle pas. Je vais pas faire attention à qui est là quand je vais à la bibliothèque [...] (et tout à l’heure tu me disais que... il t’arrivait de... pas savoir quoi choisir... à la bibliothèque) ouais ! Ouais ben parce que... y a vraiment beaucoup de livres à la bibliothèque, du coup pour choisir ben je regardais les titres, ou alors les couvertures ou... ou des fois je prends rien... Soit des fois j’allais vers les bibliothécaires... je leur demandais quelquefois, mais... De toutes façons elles savent pas vraiment ce qu’on est... enfin ce qu’on aime lire » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’

Parfois, c’est moins la sélection des textes que les enquêtés ont eu du mal à effectuer que leur lecture. Ainsi Emilie déclare qu’en troisième, elle « [s]’obligeai[t] à prendre des livres... Mais [elle] ne les lisai[t] pas en fait ». De même Matthieu et Edith déclarent n’avoir « jamais lu » les livres choisis en bibliothèque et toujours rendus en retard. Olivia et Benjamin évoquent plusieurs livres non terminés durant le temps imparti au prêt. Maxime souligne l’irrégularité des lectures des livres empruntés en bibliothèque :

‘« t’façons quand j’emprunte des livres soit j’oublie de les rendre, soit je les lis jamais donc euh... » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’ ‘« [à la suite d’étude en classe de romans sur la même thématique] j’ai commencé plein de livre sur les Noirs en fait [...] c’était... soit ma mère qui me le prenait à la bibliothèque, soit moi qui allais les chercher à la bibliothèque mais bon... c’était par moi-même parce que... parce que pendant l’été des fois on n’a rien à faire... (ouais ?) et chaque fois je les commençais et puis je les finissais jamais. Je m’en rappelle... y en a cinq ou six que j’ai commencés et que j’ai jamais finis. Je m’en rappelle... du début de l’histoire mais enfin... [petit rire] (et tu les arrêtais parce que... ?) je les ai arrêtés parce que... (i te déplaisaient ?) nan ! Ou si hopff’... ouais, ’fin, moyennement en fait. Je les aimais bien mais j’étais jamais, parce que c’était... j’ai jamais été vraiment pris d’un plaisir de lecture exceptionnel... et puis à la fin des vacances i fallait retravailler et puis... je les mettais de côté et puis... ma mère elle me disait ‘‘I faut le rendre à la bibliothèque, donc tu le reprendras après’’ et puis après je le reprends jamais donc c’est... (hum !) donc voilà quoi » (Benjamin ; père : ingénieur en télécommunication, bac C, maîtrise de physique et diplôme d’ingénieur ; mère : assistante sociale, bac SMS et « fac »)’ ‘« [à la bibliothèque] i m’ont viré ! (ah bon ?) parce que... je leur ai rendu un livre ouais six mois en retard et... i z’étaient pas contents [...] à la bibliothèque ça fait longtemps que j’y suis pas allé, j’arrive jamais à rendre les livres, j’aime pas lire sur... les livres d’une bibliothèque (ah ouais ?) je préfère ça ouais, en plus c’est les miens, comme ça, je sais pas pourquoi j’aime mieux ça me donne plus, ça me force plus à les lire ça se trouve je pense comme je sais que j’ai pas de temps... pour les lire, trois semaines pour les lire... je sais que je pourrais le lire dans deux mois si je veux... (c’étaient quoi les livres que tu prenais à la bibliothèque avant ?) [...] je prenais... je sais pas des romans mais... j’ai jamais lu un roman que j’ai pris à la bibliothèque en fait c’était parce que j’étais contraint de le lire un peu alors, ’fin j’étais, je devais... j’étais un peu forcé à le lire, en trois semaines et tout et... (ouais. Et du coup tu le lisais pas) [silence] (hum, d’ac.) » (Matthieu ; père : agent de maintenance, CAP puis formation par l’AFPA ; mère : directrice d’un centre social, maîtrise d’économie ; parents séparés, il vit avec sa mère)’ ‘« (quand t’étais plus petit, t’y allais [à la bibliothèque] ?) j’allais à... ouais, j’y suis allé ! Ouais. Je ramenais d’autres livres, je prenais deux trois livres, mais je les lisais jamais... Je les regardais ! [petit rire] (ah ouais ?) j’en lisais deux trois mais... pas... Sur les trois que je prenais, j’en lisais : des fois j’en lisais aucun ! Des fois je lisais les trois, ça dépend... ça dépendait... » (Maxime ; père : visiteur médical, bac+4 ; mère : secrétaire, bac)’

Ces enquêtés ne parviennent ni à suivre des sollicitations lectorales ni à réaliser une injonction à la lecture romanesque intériorisée. Toutefois, leur gêne reste modérée dans la mesure où ces lectures auraient été supplémentaires au minimum exigé (les lectures scolaires) et où ils assument assez bien un profil de faible lecteur.

Parce qu’ils ont lu des textes inscrits dans des sociabilités lectorales ou dans un encadrement scolaire serré durant la période collégienne, ces enquêtés manifestent par ces abandons et non lectures de leurs difficultés à lire seuls, à instaurer un cadre de lecture individuel et à planifier leurs lectures 765 . Concernant les pratiques de lecture, ils sont donc tributaires des cadres qu’on leur propose ou leur impose. Or, apprendre à être son propre maître de lecture comme apprendre à être « correcteur de son propre langage » ou « le narrateur » « de sa propre expérience », participe à la construction d’une « disposition à exercer le pouvoir » (au moins sur soi-même) 766 .

Ce sont souvent des enquêtés qui, incités et encadrés à lire des livres durant l’enfance au sein de la configuration familiale, ont vu s’assouplir voire disparaître l’encadrement relativement serré de leurs lectures romanesques avec l’entrée au collège. Ils poursuivent en revanche sans dommage, et généralement sans désagrément, les lectures bénéficiant d’un encadrement – scolaire, familial ou amical – ainsi que celles d’autres catégories.

La fréquentation de grands lecteurs de livres suscite des expériences malheureuses proches auprès d’enquêtés ayant intériorisé une injonction à la lecture de livres et ne parvenant pas à s’y soumettre. Selon les lectures de leur entourage, les enquêtés sont culpabilisés par l’absence de lectures différentes : Marie ou Livio expriment par exemple un peu de tension quant au fait de ne pas partager les lectures maternelles de littérature classique. Véronique, Julie, etc. soulignent leur admiration pour leurs mères grandes lectrices de littérature ne figurant pas sur les listes de suggestion.

Enfin, une contradiction entre des injonctions explicites et implicites peut susciter des expériences malheureuses des sollicitations parentales : lorsque les parents invitent leurs enfants à lire des livres qu’ils ne lisent pas eux-mêmes. Ainsi Clara, Valérie, Matthieu, Emmanuel, etc. n’ont pas réussi à suivre les incitations parentales qui ne s’inscrivaient pas dans des sociabilités lectorales. Ils n’ont pas ouvert les livres de littérature classique, non lus par les parents et achetés pour la scolarité des enfants. Clara laisse de côté les romans classiques que sa mère lui achète pour bien faire à l’école. Valérie se déclare peu inspirée par les livres de littérature classique, reliés. Elle leur préfère des livres de poche qu’elle ne craint pas d’abîmer. Matthieu mentionne sa « flemme » à lire les livres pourtant attirants de Boris Vian que son père possède. Emmanuel précise en souriant que les « livres jaunes » de littérature achetés par ses parents ne bougent pas du meuble sur lequel ils sont rangés. Belinda, Gaëlle ou Léonardo n’ont pas vraiment apprécié ni persévéré dans leurs lectures de certains magazines éducatifs auxquels leurs parents ou oncles et tantes les avaient abonnés.

Ainsi, ces enquêtés ont éprouvé des expériences malheureuses de sollicitations lectorales relevant d’une logique de communion et d’incitation : soit parce qu’ils ont été contraints de diverses manières à lire des textes dépréciés ; soit parce qu’ils n’ont pu répondre à des sollicitations lectorales extra-scolaires faute de conditions et d’habitudes propices à la réalisation des lectures (moindre familiarité aux types de sollicitations, habitudes lectorales individuelles faiblement constituées et absence d’encadrement des lectures, etc.).

Dans la population d’enquête, ce sont essentiellement les sollicitations lectorales parentales (ou déléguées) qui suscitent des expériences malheureuses : les pairs qui invitent à des lectures déplaisantes et non familières bénéficient généralement peu d’une légitimité à émettre des sollicitations lectorales. Qu’il s’agisse des « petits robots » (tels que les nomme Adeline) dont les lectures extra-scolaires s’apparentent trop à des lectures scolaires ou des « copains » qui sont « loin » par les goûts lectoraux comme le souligne Mathilde, ces pairs font souvent piètre figure à côté d’autres modèles de lecteurs.

Notes
765.

Ces difficultés témoignent peut-être de la non acquisition/construction d’une disposition plus générale à la planification.

766.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 293.