1) Analyser les Documents officiels et leur évolution

Les contraintes lectorales lycéennes peuvent être approchées par les Documents officiels qui les réglementent.

L’enseignement de la littérature et de la lecture a été constitué comme un objet d’étude à part entière dans de nombreuses disciplines. Qu’ils soient historiens, sociologues, chercheurs en sciences de l’éducation, en didactique ou en littérature, les chercheurs l’ont appréhendé souvent à partir des Documents officiels, matériau essentiel, mais non exclusif. Les analyses de ces Documents officiels sont parfois complétées par l’analyse d’autres matériaux : les points de vue des concepteurs ou des détracteurs de la définition institutionnelle de cet enseignement, les propos d’enseignants publiés dans des revues pédagogiques qui convergent ou non avec le point de vue officiel, les outils pédagogiques des enseignants, les sujets proposés aux élèves, voire les cahiers d’élèves. Ainsi, pour étudier l’enseignement jésuite, Dainville analyse non seulement le curriculum formel, mais aussi les cahiers des élèves et des enseignants. M. Jey analyse pour sa part l’évolution de l’enseignement à partir des Documents officiels des comptes-rendus de débats politiques. A.-M. Chartier et J. Hébrard ou P. Albertini procèdent notamment par l’analyse de revues pédagogiques et par la caractérisation sociale des publics enseignants et enseignés ; les premiers comparent aussi les discours pédagogiques et ceux d’autres professionnels. A. Compagnon consacre une étude aux discours et articles de G. Lanson, partie prenante des réformes de l’enseignement littéraire du début du XXe siècle. V. Houdart-Mérot croise Documents officiels et copies d’élèves 772 . Chaque croisement de matériau éclaire l’enseignement de la littérature et son évolution d’un certain point de vue et nuance, complète ou infléchit les analyses précédentes.

Sans chercher à rendre compte des enjeux disciplinaires propres aux différents travaux, on s’est intéressée à l’éclairage qu’ils apportent sur l’évolution des Documents officiels réglementant l’enseignement de la littérature. A partir de ces recherches on a veillé dans un premier temps à souligner l’évolution des Instructions officielles et des activités pédagogiques proposées pour l’enseignement littéraire depuis le XIXe siècle, avec la création de l’explication française. On a veillé dans un second temps à rendre compte de l’inscription de cette évolution dans des transformations sociales variées.

Les analyses historiques de l’évolution des Instructions officielles soulignent l’évolution des principes et objectifs pédagogiques associés à cet enseignement. Elles montrent que cette évolution est faite de continuité et déplacements du point de vue des activités pédagogiques recommandées et des corpus étudiés. Construite sur le modèle de l’explication des textes latins, l’explication française est d’abord l’occasion d’une élucidation du sens du texte, d’une évocation des connaissances de la langue, de la rhétorique, de l’histoire. Elle s’accompagne d’exercices d’écriture par imitation des grands auteurs. Progressivement, c’est l’écriture du commentaire qui accompagne l’explication de texte. Mais l’écriture du commentaire connaît des modalités diverses sous-tendues par des objectifs pédagogiques variés. Les commentaires de sympathie soulignent les émotions ressenties par le lecteur et celles données à lire par l’auteur. Le commentaire historique comprend les textes en les comparant avec d’autres textes et en les inscrivant dans des esthétiques. Certains commentaires de la première moitié du XXe siècle distinguent les remarques formelles et les remarques sur le sens du texte. D’autres, plus tard, associent et articulent au contraire ces dimensions : ils s’organisent selon des hypothèses interprétatives au lieu de suivre linéairement le texte. Parallèlement à l’évolution des façons de lire et de rendre compte de ces lectures enseignées, le corpus s’est ouvert : des œuvres des XVIIIe, XIXe et XXe s’adjoignent à celles du Grand siècle. A la fin du XXe siècle, la presse et les essais rejoignent la poésie, le roman et le théâtre. Par ailleurs, si l’extrait reste le format de textes le plus usité pour l’explication de textes, les œuvres intégrales sont peu à peu intégrées au sein des cours.

Malgré les nuances liées aux différentes sources à partir desquelles l’évolution de l’enseignement de la littérature est reconstruite, les travaux historiques s’accordent globalement sur une périodisation de cette évolution : XIX; 1880-1920 ; 1920-1960/70 ; 1970-80. Ces travaux mettent en évidence les liens entre cette évolution de l’enseignement littéraire et d’autres transfor­mations sociales : transformations du système scolaire français (du point de vue de son organisation, de la composition de son public et du corps professoral), évolution de la production culturelle et de sa diffusion, évolution des politiques culturelles en matière de lecture publique notamment et professionnalisation du métier de bibliothécaire, évolution des disciplines universitai­res bénéficiant d’une légitimité scientifique (passage d’une légitimité par l’histoire à une légitimité par les sciences du texte et de la langue), etc. Les travaux évoquent aussi les infléchissements possibles des directives ministérielles en fonction des positions institutionnelles des pédagogues.

Cette évocation de l’évolution de l’enseignement littéraire contextualise et explique les Instructions officielles en vigueur au moment de l’enquête qui réglementent les contraintes lectorales lycéennes auxquelles ont été confrontés les enquêtés. Elle permet également de se faire une idée de la formation reçue et appropriée par les enseignants participant à l’enquête, réglementée par des Instructions officielles antérieures à celles des années 1980-90 773 . En revanche, elle est insuffisante à la reconstruction des actualisations des contraintes lectorales lycéennes connues des enquêtés élèves.

Notes
772.

F. de Dainville, L’Education des jésuites (XVI e -XVIII e siècles), op. cit. ;M.Jey, La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925)op. cit. ; A.-M. Chartier, J. Hébrard, Discours sur la lecture, op. cit. ; P. Albertini, « Les mutations de l’enseignement secondaire depuis 1960 », Textuel 34/44 « Commenter, expliquer », Université Paris VII, 1987, p. 87-97 ; A. Compagnon, La Troisième République des lettres. De Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983, 382 p. ; V. Houdart-Mérot, La Culture littéraire au lycée depuis 1880, Paris-Rennes, Presses Universitaires de Rennes & Adapt éditions, 1998, 274 p.

773.

La recherche de F. Ropé ayant pour objet même la formation professionnelle des enseignants de lettres éclaire plus frontalement cette question, F. Ropé, Savoirs universitaires, savoirs scolaires. La formation initiale des professeurs de français, Paris, INRP-L’Harmattan, 1994, 255 p.