a. Le tournant du XIXe au XXe siècle au regard des rapports de force institutionnels et politiques

Historiens et littéraires ont montré le rôle essentiel de G. Lanson dans l’évolution des programmes au début du XXe siècle. Sa position institutionnelle à un moment particulier de transformation des universités et de refonte de l’enseignement littéraire lui a permis d’orienter les perspectives de ce dernier dans le secondaire.

Au cours du dernier quart du XIXe siècle les universités en France évoluent. Elles deviennent de « véritables établissements d’enseignement supérieur, c’est-à-dire, selon les mots de Seignobos, à la fois des écoles et des lieux de recherche, des ‘‘ateliers de production scientifiques’’ » 855 et non plus seulement des lieux de certification. Les universités françaises se créent autour d’intellectuels aux options politiques et scientifiques communes qui se rejoignent au moment de l’affaire Dreyfus : Lanson est de ceux qui demandent la révision du procès par foi dans la rigueur de la méthode historique et de l’examen des pièces. Il s’oppose en cela à son aîné, Brunetière qui, comme la plupart des littéraires de l’époque, critique la collusion des revendications des historiens au monopole de la science et de la juste parole politique. L’engagement dans la vie publique se double d’un engagement dans l’université et dans la redéfinition des disciplines ou de leur constitution universitaire : « En 10 ans, [1894-1904], Lanson est devenu la littérature française à l’université [...] comme Durkheim est la sociologie, Langlois et Seignobos [...] l’histoire, Brunot la langue et Andler l’allemand. » Leur investissement des lieux du savoir prend appui sur un idéal commun qu’est la « science de l’éducation » 856 à l’aune duquel ils justifient les réformes des enseignements.

Elèves de Monod et Lavisse qui jouèrent un rôle essentiel pour les facultés de lettres, Seignobos et Langlois « substituèrent l’érudition à la littérature, [...] méprisèrent l’éloquence [...] se firent une spécialité de la méthodologie et des sciences auxiliaires de l’histoire ; ils s’installèrent les censeurs, la police des sciences historiques » et doublèrent les littérateurs. En défendant la littérature par le biais de l’histoire contre la rhétorique – nommé à la chair d’éloquence française il déclare se donner pour tâche d’étudier les prosateurs et non d’enseigner le discours –, Lanson fait entendre ses propos et maintient un enseignement littéraire vivement contesté par les réformateurs.

Mais il s’intéresse plus particulièrement à l’enseignement secondaire dont il est familier : il y a enseigné pendant 20 ans, il a vécu les réformes qui l’agitent depuis les années 1880 et a « publié d’innombrables petits classiques et pages choisies à l’usage des élèves des lycées. » Sans être membre de la commission, Lanson participe activement aux discussions préparatoires à la réforme du secondaire de 1902 « qui supprima la rhétorique des programmes du secondaire » en publiant de nombreux articles dans divers journaux et des revues.

Ses prises de position pédagogiques s’articulent à des perspectives politiques. Contre un enseignement rhétorique et classique qui profite aux enfants de la bourgeoisie, Lanson veut promouvoir un enseignement scientifique de la littérature sur lequel appuyer une démocratie 857 . L’explication de texte est voulue au centre de cet enseignement moderne pour ses différents avantages supposés. Elle donne aux enfants une connaissance de la langue (la première phase de l’explication est grammaticale). Elle leur donne à penser historiquement la littérature comme produit d’une civilisation. Elle leur permet de recevoir une instruction civique. En outre, se substituant à l’enseignement de l’histoire littéraire qui sied mieux à l’université, l’explication française et les lectures dirigées permettent aux élèves qui ne sont pas forcément familiers de la littérature, d’en prendre connaissance par la lecture des œuvres plutôt que par le biais des manuels ou des cours magistraux d’histoire littéraire 858  :

‘« 1902 voudrait marquer un tournant : les Instructions [...] suppriment le cours magistral. Préconisant la lecture - la lecture directe des textes, d’œuvres complètes - les Instructions critiquent le cours magistral d’histoire littéraire, trop dogmatique, trop abstrait, qui, au lieu de contribuer à mieux faire comprendre textes et auteurs, fonctionne comme un écran. L’élève apprend le cours et le manuel, il ne lit pas » 859

Bien qu’ayant joué un rôle crucial, Lanson n’est pas seul à avoir contribué à l’évolution de l’enseignement littéraire secondaire au tournant du XXsiècle. Il est membre du camp hétérogène des réformateurs :

‘« d’un côté les partisans d’une formation générale, fondée sur une culture générale, de préférence gréco-latine, sans visée utilitaire, ni préparation à une carrière ultérieure ; de l’autre, reprenant à leur compte des critiques déjà anciennes formulées à l’encontre de l’enseignement, les partisans d’une formation plus ancrée dans la réalité économique, politique, et préparant l’élève à sa tâche future, sans qu’on puisse pour autant parler de formation professionnelle. » 860

La transposition non mécanique des prises de position politiques et idéologiques en prises de position pédagogiques rend raison de l’hétérogénéité du camp des réformateurs, liée à sa grande assise sociale. Les arguments des ‘‘modernes’’ en faveur d’un enseignement sans latin sont variés : l’échec des élèves non préparés à un enseignement classique ; le manque de préparation à la vie moderne ; l’absence de formation de l’esprit patriote par la non fréquentation des œuvres du génie national ; etc. Bien que moins diversifié socialement, le camp des partisans de l’enseignement classique avance des arguments également divers pour critiquer l’enseignement sans latin : celui-ci empêcherait la formation morale passant par l’apprentissage de la rigueur et de l’exigence requises pour la traduction d’œuvres dispensant elles-mêmes un enseignement moral ; il nuirait à l’enseignement laïc et républicain dans la mesure où l’Eglise catholique soutient massivement l’enseignement latin et encourage une scolarisation dans les établissements religieux. De plus, l’enseignement des lettres classiques serait indispensable à l’entrée dans les facultés de médecine et de droit ; etc.

Parmi les modernes, certains négligent la littérature : le rôle de Lanson et de ses proches a été de rallier des partisans des différents camps en soulignant la place essentielle qu’elle pouvait tenir dans la formation morale et patriote des élèves. L’enseignement littéraire est présenté comme pouvant former des « générations saines et vigoureuses » par la lecture, l’appréciation et l’étude – en un mot, l’explication – d’œuvres au caractère édifiant 861 . C’est comme tel qu’il s’impose dans les années 1900.

Analysant les Instructions officielles au cours de la période allant de 1880 à 1925, M. Jey souligne la non linéarité de leur évolution. Les conflits, débats et rapports de force entre ceux qui occupent les places donnant un ascendant sur les réformes scolaires  rendent raison des contradictions des Instructions officielles et de leurs revirements successifs. Si l’explication française constitue pour une longue période le point nodal de l’enseignement littéraire, d’autres positions défendues par Lanson ont été abandonnées dans les années 1920. En effet, les cours d’histoire littéraire sont réintroduits dans l’enseignement. Accusée de sacrifier la culture générale, la spécialisation de l’enseignement secondaire est annulée par la dotation de latin aux enseignements qui en étaient dispensés.

Ainsi, les positions institutionnelles éclairent les orientations des Textes officiels en donnant à certains la possibilité d’imposer un temps leurs définition et conception de l’enseignement. Le contenu des Textes officiels se comprend aussi au regard des transformations et des évolutions sociales diverses.

Notes
855.

A. Compagnon, La Troisième République des Lettres, op. cit., p. 28, p. 62 et 45 pour les citations suivantes.

856.

A. Compagnon, La Troisième République des Lettres, op. cit., p. 87-88., p. 33, 77 et 79 pour les citations suivantes.

857.

Ibidem, p. 79.

858.

Selon A. Compagnon, la loi Falloux de 1850 qui supprime le monopole d’Etat sur l’enseignement a permis le départ des enfants de la bourgeoisie vers les établissements congréganistes. Ceux-ci ont été remplacés dans les lycées par les enfants de la petite-bourgeoisie puis des fonctionnaires moins familiers de la littérature et encore moins des littératures grecque et latine, A. Compagnon, La Troisième République des Lettres, op. cit., p. 130-131.

859.

M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 68.

860.

Ibidem, p. 149.

861.

Cette question occupe une place centrale dans les débats politiques. Elle apparaît par exemple à propos de différentes défaites militaires. Ainsi, celle de 1870 comme celle de 1914-18 ébranlent le système scolaire. Les uns attribuent la défaite de la Première Guerre mondiale au caractère désuet du système scolaire et aux humanités classiques. Les autres l’attribuent aux récentes réformes qu’ils décrivent comme un abandon des traditions, M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 268.