a. un « bagage métalinguistique »

L’enseignement des savoirs sur la langue, les textes et les discours, normalement commencé au collège, se poursuit au lycée et vise la maîtrise de savoirs stylistiques et linguistiques nécessaire à la réalisation d’une étude de texte et à une juste compréhension des textes..

Une étude de texte procède en effet par l’identification et l’analyse des faits de langue. Elle nécessite donc la mobilisation d’un vocabulaire analytique en même temps que la mémorisation des valeurs ou effets qui sont associés aux différents faits de langue. Ainsi, à l’occasion de cours techniques ou des études de texte, les élèves revoient ou apprennent ce que sont les discours rapportés, les temps et modes verbaux de même que leurs valeurs ou les valeurs des pronoms, etc. qui éclairent les textes lus :

‘« les valeurs des temps on les a revues parce que les valeurs des temps, ils sont censés les maîtriser [...] Par exemple... imparfait descriptif ou duratif, ou... imparfait à valeur itérative ‘‘Je prenais le car tous les matins’’, ou... les valeurs des présents : présent de vérité générale... présent d’énonciation, des choses comme ça, i sont censés les connaître. Euh... simplement c’est pas du tout acquis [...] dès la sixième on commence à parler des valeurs des temps [...] [mais c’est des choses] qui sont évoquées très tôt, et qui sont acquises très tard. C’est... alors je pense qu’y a des abstractions difficiles pour eux. Par exemple les valeurs du présent [...] I z’ont beaucoup beaucoup de... difficultés à saisir la nuance (donc tu les as revus) oui » ; « en français maintenant on ne veut plus séparer... une technique de son interprétation. Donc la lecture méthodique ça se pratique aussi au collège. Donc c’est vrai qu’on dit très bien dès le collège... ‘‘Le narrateur utilise ici un discours indirect libre... parce qu’il se met en retrait, qu’il laisse parler son personnage’’ [...] c’est bien de l’analyse ça ! On est... on ne peut pas non plus leur demander une analyse très très très fouillée quoi » (Madame E)’

Il s’agit en seconde d’apprendre à mobiliser les savoirs linguistiques à l’occasion des études de texte et pas seulement d’en montrer la maîtrise à l’occasion d’exercices de grammaire ou de conjugaison :

‘« [en début d’année] je leur ai demandé les images... les mots qu’ils associaient au français (mouais) donc i m’ont sorti ‘‘Dictée, orthographe, conjugaison’’... ’fin tout ce qu’i z’avaient subi [petit rire des deux] ou vécu en troisième et... donc je leur ai présenté ce qu’était le français en seconde pour qu’ils voient bien que c’était... tout à fait autre chose hein (hum hum) parce que y a quand même une grosse rupture entre le collège et le lycée là au niveau du français c’est assez... important. Et puis donc le premier texte que j’ai fait... j’ai vraiment beaucoup travaillé là-dessus pour leur montrer... ce qu’était une lecture... méthodique et approfondie... donc prélever les indices... voir les choses sur les temps verbaux, et pour leur montrer que tout signifiait quelque chose [...] il fallait vraiment mettre ça en place (hum hum) et... leur donner une sorte d’habitude de lecture un peu méthodique qu’ils n’ont pas tous encore acquise mais enfin... c’est quand même l’objectif des études au lycée [...] [au début de l’année] pour eux, c’est grammaire et orthographe le français. On a l’impression qu’ils ont jamais lu un bouquin au collège, qu’ils ont jamais fait d’explications de texte alors qu’ils en ont sûrement fait hein ! Et puis... pour leur montrer ben que c’était autre chose quoi même si... l’orthographe c’est tout de même important, on n’allait pas passer des heures et des heures à... sur les participes passés, mais que... on allait ben rencontrer des auteurs... qui nous parlaient de problèmes importants... voir des beaux textes, et cetera » (Madame G)’

En plus d’un « bagage métalinguistique », l’étude de texte requiert la maîtrise de « notions de rhétorique ou de stylistique ». Les cours de français en permettent l’acquisition. Mesdames A, D, E et G comme monsieur F ont distribué des glossaires où sont définies différentes figures de style à leurs élèves, plus ou moins demandeurs :

‘« en fait ça ils étaient très demandeurs au début. C’est eux qui ont commencé à me dire ‘‘Madame, on sait pas comment s’appelle... gnagna, les métaphores, machin, on confond’’ Donc... (ah ouais ?) ouais. Donc y en avait quelques-uns qui disaient ça et d’autres qui les maîtrisaient très bien. Donc je leur ai dit ‘‘Pas de problème, je vous donne une photocopie que vous gardez’’ » (Madame D)’ ‘« [les élèves] qui aiment bien les gadgets, adorent manipuler... [petit rire] les mots... savants [...] ceux qui sont... les esprits... très analytiques et très abstraits, bon les matheux par exemple... adorent manipuler ça parce qu’i... c’est un peu comme des théorèmes, donc i manipulent les choses... 932 Puis y en a d’autres qui sont rebutés par des mots... qui sont pas des mots français, donc... métaphore... ‘‘Oh là là, c’est quoi ça déjà ?’’ donc... puis alors pire ! synecdoque [petit rire] ‘‘n’en parlons pas’’, donc... oxymoron... ‘‘Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?’’ Donc... i savent pas trop quoi en faire... C’est très variable, ça ça dépend de la forme d’esprit, donc... les poètes, là-dedans, détestent ça [...] i préfèrent parler avec leurs... j’allais dire avec leurs tripes donc... » (Monsieur F) ’

Madame B engage ses élèves à lire et à apprendre les « Guides » de leur manuel de littérature définissant des procédés rhétoriques. Madame E consacre des cours techniques à leur enseignement :

‘« je leur demande d’apprendre le vocabulaire technique... les figures de style... et puis tous les termes... techniques... comme par exemple là on va travailler sur la nouvelle donc i va y avoir les points de vue, donc focalisations : interne, externe, omnisciente. Donc ça je vais leur demander d’apprendre. On va travailler le rythme du récit donc i va y avoir ellipse, analepse, prolepse, des choses comme ça qui sont à apprendre. Euh... donc tout ce vocabulaire-là oui. [je leur demande] la définition complète. Dans le théâtre y avait... ben tirade, y avait stichomythie, euh... y avait didascalie... » (Madame E)’

Les études de texte permettent également l’enseignement de savoirs stylistiques. Ainsi monsieur C nomme les figures de style dont il encadre la découverte dans les textes étudiés :

‘« tu appelles leur attention... sur un détail du texte, où... ça apparaît [...] y en a toujours un qui va [...] trouver... que y a un fait de style un peu bizarre, et donc pouf, ça marche. Et là donc tu dis effectivement c’est ça tu fais le schéma, tu marques les quatre mots au tableau, tu fais ta croix, t’écris ‘‘chiasme’’ » (Monsieur C)’

La maîtrise d’un vocabulaire analytique spécialisé permet de souligner la spécificité de chaque « langage artistique ». Les élèves apprennent par exemple à distinguer les langages visuel et littéraire en maîtrisant différents vocabulaires analytiques. Ainsi mesdames A, E ou G comme monsieur F ont précisé à l’occasion de cours sur la narration qu’« en littérature, le procédé de ‘‘flash-back’’ se nomme ‘‘analepse’’ ».

Certains enseignants demandent et vérifient l’apprentissage systématique de ce vocabulaire technique. Ainsi madame E vérifie-t-elle son acquisition lors des « évaluations sommatives » en fin de séquence, en demandant des définitions, des repérages dans des textes et des analyses. S’ils ne pratiquent pas tous ce type d’évaluation, les enseignants interrogés contrôlent en revanche tous l’assimilation de ces savoirs à l’occasion des études de texte : « ils ont un minimum à connaître, les instructions demandent à ce qu’y ait un certain... nombre de mots soient maîtrisés, bon, ce qui est logique d’ailleurs » dit monsieur F. Tous les enseignants interrogés critiquent un usage approximatif des termes spécialisés. Ainsi lors de la correction d’un devoir sur un texte de V. Hugo que la majorité de la classe « a raté », madame G demande l’étude des figures de style d’un passage et reprend un élève qui nomme « métaphore » un « effet d’hyperbole » :

‘« non, c’est un effet d’hyperbole. Un esprit scientifique se doit d’être précis et rigoureux. [...] Ensuite il y a beaucoup d’hyperboles [...] des pluriels à valeur hyperbolique [...] des périphrases, des symboles [...] et des allégories [...] Toutes ces figures de style, d’amplification contribuent à la glorification de Napoléon 1er. » (Observation 18, Madame G)’

Comme pour le « bagage métalinguistique », la maîtrise de ce vocabulaire analytique ne consiste pas seulement en la mémorisation des termes spécialisés et en la capacité de les repérer dans des textes, mais aussi en la mémorisation par les élèves des effets auxquels les procédés stylistiques sont associés. A l’école primaire, les élèves apprennent dans le dictionnaire des mots ayant « subi une réification du sens » 933 . Au lycée ils doivent apprendre ou revoir les effets produits par les différents procédés d’écriture, eux aussi réifiés. Dans les deux cas, ils doivent savoir que les contextes d’usage infléchissent la valeur des procédés d’écriture et donc se garder des interprétations mécaniques. Les élèves doivent mémoriser que les hyperboles ont souvent des effets comiques, que la focalisation interne favorise l’identification au personnage, que l’incipit in medias res vise à impliquer immédiatement le lecteur (Madame D), que les stichomythies témoignent d’un « affrontement verbal » entre personnages (mesdames E et G), que l’antiphrase est la figure de l’ironie 934 , etc. Ainsi le manuel utilisé par mesdames A et B et monsieur C propose :

‘« on peut observer que la comparaison, toujours signalée par l’outil de comparaison, donc plus explicite mais moins immédiate, sollicite, moins que la métaphore, l’intuition et la sensibilité du lecteur » ou encore à propos de l’anaphore « Cette figure se caractérise par la répétition insistante du ou des mêmes termes [...] Cette répétition lancinante crée un effet d’écho, d’obsession et de persuasion » et « Le mode de focalisation influe sur la narration que lit le lecteur. Il en résulte des effets différents pour le sens et les enjeux du texte [...] La focalisation interne. En exprimant des perceptions et des émotions à travers la sensibilité et la subjectivité d’un personnage, ce point de vue narratif permet au lecteur de mieux cerner la psychologie du personnage et de mieux le comprendre de l’intérieur. [suit un extrait du Rouge et le noir] [...] La focalisation interne crée, entre le lecteur et Julien, une complicité favorisant le phénomène d’identification et le partage des émotions » 935 .’

Le travail de synthèse d’un groupement de textes de pièces de théâtre autour du comique demandé par monsieur F à ses élèves nécessite notamment la mémorisation des procédés stylistiques ayant des effets comiques :

La maîtrise de ce vocabulaire analytique – rhétorique ancienne ou nouvelle disent les Instructions officielles de 1987 – repose enfin sur la reconnaissance de sa pertinence comme outil d’analyse littéraire indépendamment de l’autorité des auteurs. Si l’idée d’un travail de l’écriture littéraire et la conception de celui-ci comme expression d’une singularité sont essentielles à l’analyse littéraire, la distinction est faite entre le point de vue de l’auteur et celui de l’analyste qui mobilise des savoirs spécialisés. Cette distinction est plus ou moins explicitée en classe (plus souvent moins que plus, dans la population d’enquête). Monsieur F se démarque de l’ensemble des enseignants interrogés en explicitant nettement en cours l’autonomie du vocabulaire analytique. A l’occasion de l’étude d’un chapitre du Hussard sur le toit, il dit en effet à ses élèves:

‘« La focalisation change souvent – narrateur omniscient, focalisation zéro –, ce n’est pas forcément conscient pour l’auteur. Le mot de focalisation n’existait pas à l’époque où Giono écrit, ni celui de point de vue. » (Observation 13, Monsieur F) ’

Outre les savoirs linguistiques et stylistiques, l’identification des textes selon leur dominante discursive, qui contribue en partie à la définition des axes de lecture, constitue un autre savoir essentiel : « le commentaire composé on peut pas le commencer tant qu’on n’a pas... posé... ces différences » entre les textes dit madame B.

‘« en début d’année on a étudié les types de texte : alors descriptif, narratif... argumentatif, savoir distinguer l’un de l’autre » (Madame B)’ ‘« au début de l’année j’ai fait un cours sur les types de textes [...] y a les textes narratifs, textes descriptifs, textes argumentatifs, textes... informatifs, euh... [etc.] » (Monsieur C)’

L’avancée dans l’année permet progressivement de reprendre et de nuancer une typification des textes estimée simpliste et qui ne rend pas compte de la complexité ou richesse de certains textes :

‘« pour... les leur apprendre [les différents types de textes] on simplifie, donc on commence à prendre des exemples bien nets, bien distincts, mais dans la vraie lecture, c’t-à-dire quand on... se lance vraiment dans un roman, il est bien rare que ce soit aussi délimité » (Madame B)’ ‘« je suis pas d’accord avec ces typologies qui fragmentent... la vision qu[e les élèves] peuvent avoir des textes (c’est quoi ?) ben y a les textes narratifs, textes descriptifs, textes argumentatifs, textes... informatifs, euh... [il fait comme s’il perçait avec son doigt sa joue gonflée d’air] bon tu vois pp’, alors qu’en fait ça existe pas(ouais). Je veux dire à... dans un texte argumentatif i peut y avoir de la narration, des... ’fin tu vois tout est mélangé » (Monsieur C)’

En plus de ces savoirs dits « techniques », l’étude de texte nécessite la maîtrise de savoirs littéraires, historiques, culturels et lexicaux pour se réaliser à partir d’une juste compréhension des textes.

Notes
932.

Dans l’enquête de S. Beaud et M. Pialoux, l’enseignant de Gundur aurait dit « techniciens » plutôt que « matheux » : « Gundur et son copain Moussa ont suivi à la lettre le conseil de leur professeur de français tel qu’ils l’ont réinterprété : en commentaire de texte, il vaut mieux expliquer ‘‘la forme’’ que le ‘‘fond’’ : ‘‘Je me suis concentré là-dessus toute l’année. D’ailleurs, le prof nous appelait les ‘‘techniciens’’. On parlait toujours de la forme, comment il [l’auteur] faisait, les pieds, on comptait toutes les syllabes, ‘‘ça c’est un alexandrin, là y a une rime’’, tout ça ! On parlait plutôt de ça. », S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, rééd. 10/18, 2004, p. 246.

933.

« les mots de vocabulaire que les élèves apprennent à classer [...] sont des mots qui ont forcément subi une réification du sens pour entrer dans des classes, dans des dictionnaires, etc. », B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 132.

934.

Propos de G. Genette lors d’une conférence sur « l’ironie et l’antiphrase » donnée à la Villa Gillet à Lyon, le 9 octobre 2001.

935.

B. Doucey et al., Littérature 2 nde , op. cit., p. 78, 79 et 238, on souligne. Il est intéressant de noter qu’aucune caractéristique sociale, psychologique, etc. du lecteur n’est évoquée. De même, silence est fait sur les conditions dans lesquelles s’effectue la lecture. Tout se passe comme si ces éléments n’avaient aucune influence sur la réception des textes par le lecteur : quel que soit le lecteur et quel que soit le moment où il effectue la lecture, de tels procédés d’écriture favorisent une réception particulière du texte. Or, tout lecteur peut-il éprouver une complicité avec Julien Sorel ? une fille autant qu’un garçon ? un enfant de cadre autant qu’un enfant d’ouvrier ? Si les caractéristiques évoquées ne sont pas agissantes en elles-mêmes, elles peuvent être exhibées dans la mesure où elles évoquent immédiatement des socialisations potentiellement différentes, et donc des répertoires virtuels d’expériences qui peuvent, ou non, faire que le lecteur se sent plus ou moins proche de Julien Sorel, en fonction de ce qu’il vit par exemple. Le manuel de 5ème présenté par C. Détrez qui donnait en exemple des lecteurs s’identifiant à des personnages de romans était bien attentif au contraire à livrer aux élèves des textes mettant en scène des lecteurs proches de ceux-ci, au moins par l’âge..., cf. C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit.,p. 343-344.