3) Lire pour connaître la production écrite

Suivant les recommandations des Instructions officielles et Programmes, les enseignants interrogés construisent leurs cours pour permettre à leurs élèves d’appréhender la production écrite et, de manière privilégiée la littérature, comme un univers de production. Les œuvres intégrales sont présentées comme des actualisations singulières mais tenues pour représentatives d’un genre, d’une époque, d’une problématique, d’un procédé d’écriture, d’un mouvement littéraire, etc. Les groupements de textes privilégient une entrée dans la production écrite. Pour plusieurs raisons, Madame A trouve plus pertinent pédagogiquement de réaliser ses groupements de textes autour d’une « technique » littéraire ou d’un mouvement littéraire et culturel qu’autour d’une thématique. D’abord, il lui semble que les élèves éprouvent précisément des difficultés sur les techniques littéraires. Ensuite, elle sait que la maîtrise des techniques littéraires est souvent testée au baccalauréat. Enfin, elle évite ainsi une approche thématique « accouchant de lieux communs énormes ». Cette enseignante a proposé à ses élèves un groupement autour « des différentes manières dont le discours se présente dans le texte littéraire » (discours rapporté, discours du narrateur, discours autobiographique, sermons, lettre). Son deuxième groupement « sur la Renaissance, sur l’Humanisme » à partir de textes Rabelais et Montaigne s’inscrit dans une perspective d’histoire littéraire. Elle croise une perspective thématique qui est l’éducation chez deux auteurs du XVIe siècle. Madame B pour sa part a élaboré un groupement autour d’une forme littéraire maniée par des auteurs de différentes époques : le sonnet. Par souci de « cohérence » et d’approfondissement de la littérature romanesque au XIXe siècle, elle a demandé à ses élèves de lire Le Rouge et le noir après l’étude en classe de Madame Bovary. Monsieur C a souhaité initier ses élèves à « l’esthétique classique, mêlée d’esthétique baroque » par l’intermédiaire d’une étude de Britannicus et les faire travailler sur l’Adolescence dans l’art à partir d’un groupement de documents (textes et tableaux), parallèlement au « roman d’adolescence » Fermina Màrquez étudié en œuvre intégrale. Madame D comme madame G et monsieur F ont présenté à leurs élèves le réalisme et le narratif à partir de Pierre et Jean pour les unes et des Contes normands et parisiens pour l’autre (« leur faire découvrir qu’en fait y avait... des contraintes réalistes »). Un groupement de textes sur les incipits (fonction et modèles) a complété l’approche du genre romanesque pour mesdames D et G. L’enseignement de la tragédie – du tragique et du comique – sous-tendait leurs études de pièces du XVIIe. Madame D a réalisé un groupement sur des scènes de séduction dans la littérature en miroir de l’étude de Dom Juan. Madame E a travaillé le narratif à partir de trois nouvelles et de La Peste. Parallèlement à son étude du comique et du tragique à partir du Misanthrope, madame E a demandé à ses élèves d’effectuer une recherche documentaire sur les Précieuses, etc.

L’appréhension de la littérature comme un ensemble disparate, mais clos et organisable – si ce n’est organisé – se situe en arrière-plan des choix professoraux de textes et des perspectives d’étude. Inspiré de la linguistique saussurienne et de la conception de la critique par Thibaudet, G. Genette a formalisé cette appréhension de la littérature 938 . Il a évoqué son ordonnancement et sa « spatialité » :

‘« Thibaudet, moins absolu que Valéry, ne répudie nullement l’attention à l’unique [...] il y voit simplement [...] le point de départ d’une recherche qui doit finalement porter, non sur les individualités, mais sur la totalité d’un univers dont il a rêvé souvent de se faire le géographe (le géographe, insistons-y, non l’historien), et qu’il nomme, ici et ailleurs, la République des Lettres [...] que l’on appellerait aujourd’hui plus sobrement, [...] la Littérature. Retenons surtout ce mouvement caractéristique d’une critique peut-être encore ‘‘impure’’, qu’on pourrait aussi bien dire critique paradigmatique, en ce sens que les occurrences, c’est-à-dire les auteurs et les œuvres, y figurent encore, mais seulement à titre de cas ou d’exemples de phénomènes littéraires qui les dépassent et auxquels ils servent pour ainsi dire d’index » ; « Le dernier mode de spatialité que l’on peut évoquer concerne la littérature prise dans son ensemble [...] [car] nous avons appris [...] à reconnaître les effets de convergence et de rétroaction qui font aussi de la littérature comme un vaste domaine simultané que l’on doit savoir parcourir en tout sens » 939

Les différentes caractéristiques textuelles étudiées – thématiques, procédés stylistiques et linguistiques, genres, esthétiques ou registres, etc. – constituent les « coordonnées » à partir desquelles les textes peuvent être situés dans ce « domaine » ou cet « univers » qu’est la littérature. Elles sont également ce à partir de quoi les textes peuvent être situés les uns par rapport aux autres. L’enseignement de la lecture au lycée entend aussi conduire les élèves à pouvoir situer les œuvres étudiées dans l’ensemble de la littérature ou à les comparer à d’autres œuvres. Ainsi, telle tirade de Bérénice 940 peut être définie ou caractérisée à partir de diverses « coordonnées ». Elle est extraite d’une œuvre appartenant au genre théâtral par rapport à l’ensemble des genres littéraires (romanesque, poétique, essayiste, etc.), et plus précisément, d’une tragédie (vs comédie, drame, etc.) écrite par Racine (vs Corneille, etc.), au XVIIe siècle (vs tous les autres siècles). L’œuvre dont elle est issue relève de l’esthétique classique (vs romantique, baroque, etc.). Cette tirade est aussi définie par la place qu’elle occupe dans l’œuvre même : elle apparaît au 4ème acte de la pièce (vs scène d’exposition, dénouement, etc.). Elle est le fait de Bérénice, celle-ci s’adressant à Titus (vs Antiochus, Arsace, Phénice, etc.). Enfin, cette tirade est caractérisée par des procédés d’écriture qui peuvent et doivent également être décrits : sa tonalité est, entre autres, élégiaque (vs comique, épique, ironique, etc.) ; avant de les analyser, on peut repérer les éléments d’un discours de type argumentatif (vs narratif, descriptif, etc.), les nombreux points d’exclamation et d’interrogation (vs des points de suspension, etc.) ainsi que le chiasme (vs comparaison, etc.), les champs lexicaux de l’amour et de la cruauté (vs celui de la nature, etc.), etc.

De ce point de vue l’enseignement de la littérature et de la production écrite rejoint l’enseignement de la langue dans le primaire et le premier cycle du secondaire : non seulement parce que l’étude des texte repose sur des savoirs linguistiques et lexicaux, etc. mais aussi parce que ces enseignements procèdent d’une même logique. En effet, le lycée, comme l’école et le collège, vise à produire chez les élèves un rapport analytique et réflexif à ce qu’ils étudient impliquant une appréhension des objets d’étude selon des « lois spécifiques de fonctionnement » :

‘« L’école vise d’abord et avant tout - avant même la correction de l’expression - un rapport au langage : un rapport réflexif, distancié, qui permet de traiter le langage comme un objet, de le disséquer, de l’analyser, de le manipuler dans tous les sens possibles et d’en faire découvrir les règles de structuration interne. Objectiver le langage, c’est lui faire subir une transformation ontologique radicale : l’enfant était dans son langage, il le tient désormais face à lui et l’observe, le découpe, le souligne, le classe, le range en catégories. Il se servait du langage pour dire ou faire des choses, et en pouvait presque ignorer l’existence tellement sa présence était indissociable des situations, des objets désignés, des autres, des intentions, des émotions, des actes. On lui fait désormais prendre conscience du langage en tant que tel dans sa matérialité et son fonctionnement propre, et on ne lui apprend pas vraiment à s’en servir dans des contextes d’usages particuliers, mais à en découvrir les lois spécifiques de fonctionnement, à voir comment il sert » 941

Prolongeant ce qui est abordé au collège, le lycée fournit aux élèves des catégories permettant de nommer différentes caractéristiques textuelles et de distinguer des classes ou types de textes. Il s’apparente à « l’école [qui] fournit aux élèves des catégories permettant de nommer les différents constituants des propositions ou des mots ou encore de distinguer des classes de mots » 942 et leur demande d’effectuer des opérations de classement sur le langage, et de localiser par exemple le mot « manges » dans l’univers scolaire de la langue, « univers autonome et cohérent » où chaque élément « est un point de croisement localisable à partir de multiples coordonnées ».

Cependant, il n’y a pas à proprement parler d’enseignement systématique d’un ordonnancement particulier de la littérature durant le secondaire contrairement à l’usage scolaire de la littérature à la fin des années 1970, décrit par J. Dubois :

‘« la matière littéraire y est structurée selon un système de catégories historiques et stylistiques (périodes, écoles, genres, types). L’élève apprend à reconnaître par rapprochements et mises en opposition. Il distinguera ainsi la Renaissance du classicisme, le romantisme du réalisme, la poésie du roman, l’épique du tragique, et ainsi de suite jusqu’à descendre dans des oppositions de plus en plus fines. Il se sert d’une grille destinée à unifier un corpus dont on connaît par ailleurs le caractère relativement disparate. » 943

D’une part, l’enseignement systématique et théorique d’un ordonnancement de la littérature durant le secondaire (vs à l’université) a été critiqué dans les années 1960-70, comme il l’avait été par Lanson fin XIXe début XXe. Cette critique a participé à la modification des Instructions officielles à partir des années 1980. Au moment de l’enquête, les Instructions officielles préconisent en effet de ne pas enseigner théoriquement et superficiellement un ordonnancement donné de la production écrite, mais de procéder par l’étude de « grandes œuvres représentatives » « des scansions majeures de l’histoire littéraire en France », d’« apprendre à construire ce que c’est qu’un mouvement littéraire [...] plutôt que de partir de définitions préétablies » 944 . C’est en partant de l’étude de textes singuliers que les élèves construisent progressivement une vision de la littérature, de la production écrite et de ses ordonnancements. Ils peuvent également l’acquérir subrepticement avec les groupements de textes qui soulignent les relations entre les textes et opèrent des comparaisons entre eux, avec une présentation simultanée de plusieurs auteurs faisant apparaître des proximités et des différences 945 , ou encore avec les parenthèses des enseignants visant à apporter les savoirs nécessaires à la compréhension scolaire des œuvres.

D’autre part, les Instructions officielles affirment qu’« Une saisie panoramique [de l’histoire littéraire par ses périodes et mouvements], si elle constitue certes un résultat souhaitable, impose un survol trop superficiel pour être profitable » et pour apporter « une approche réflexive des périodes de la littérature [...] [ou d’]un mouvement littéraire » 946 . Privilégiant l’étude d’œuvres représentatives des scansions de l’histoire, l’enseignement de la démarche d’étude des mouvements littéraires et le croisement des perspectives d’étude (histoire littéraire, genres, registres, intertextualité, argumentation), les Instructions officielles encouragent l’« abandon » de « l’étude systématique [et privilégiée] des siècles » comme le souligne madame A : ce n’est plus à partir de sa maîtrise que les élèves sont évalués mais à partir d’autres savoirs et savoir-faire 947 .

Les enseignants suivent ces Instructions en apportant ponctuellement des connaissances d’histoire littéraire ou en en recommandant la recherche, en présentant des questions historiques – tant du point de vue de l’intertextualité que de la production/réception des textes – à partir des textes étudiés. Certains toutefois déclarent plus explicitement veiller à ce que les élèves acquièrent une « petite chronologie » qui facilite selon eux une juste compréhension des textes et permet d’éviter certaines « énormités » ou ignorances :

‘« c’est aussi pour éviter après les énormités, du style les erreurs de siècle complètement délirantes... on met dans le même panier, je sais pas moi... Racine et puis Flaubert, enfin bon, je veux dire des trucs comme ça... ou... même Molière et Marivaux » (Madame D)
« c’est vrai que... cette espèce de diachronie là... c’est gênant pour eux parce que c’est vrai que... i z’ont peu de repères... les textes sont catapultés comme ça et... . Quelquefois i posent des questions qui nous étonnent ‘‘Ce texte, c’était quel siècle ?’’ » (Madame A)’

Du fait de leur parcours social et scolaire, certains enseignants interrogés sont soucieux de transmettre une vision d’ensemble de la littérature et de l’histoire littéraire, même simplifiée. Ils estiment que, sans être le seul facteur, une vision d’ensemble de la littérature et de l’histoire littéraire favorise l’adoption de la posture de commentateur qui est requise pour l’étude de textes. Ainsi madame D évoque ses propres cours de classes préparatoires qui lui ont permis de construire un point de vue réflexif sur la littérature et les textes par le biais d’un enseignement de l’histoire littéraire.

A l’inverse, « formée à la lecture méthodique » à l’université, c’est par l’analyse stylistique des textes que madame E a construit un point de vue réflexif sur ces derniers. C’est cette démarche qu’elle privilégie pour ses élèves plutôt que l’enseignement systématique de l’histoire littéraire et n’en souhaite pas moins former un lecteur-commentateur.

Notes
938.

Les Instructions officielles affichent leur filiation avec les travaux de G. Genette (parmi d’autres universitaires littéraires) en reprenant ses termes analytiques (« focalisation », etc.).

939.

G. Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, « Raisons de la critique pure », p. 12 et « La littérature et l’espace », p. 47-48.

940.

Racine, Bérénice, Paris, rééd. Larousse, 1991, p. 114, v. 1103-1121.

941.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 122.

942.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 134, les citations suivantes sont issues du même travail.

943.

J. Dubois, L’Institution de la littérature, op. cit., p. 79.

944.

A. Viala, « Former la personne et le citoyen », op. cit., p. 12 et 16.

945.

M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 63.

946.

Ministère de l’Education nationale, Français. Classes de seconde et première, programmes applicables à la rentrée 2001, www.education.gouv.fr, p. 12 et 26.

947.

L’abandon de l’étude systématique des siècles et de l’histoire littéraire va de pair avec l’introduction de textes non littéraires dont la recontextualisation dans leur domaine de production est rarement exigée. Il s’agit par exemple de comprendre et d’analyser l’argumentation d’un extrait de Lévi-Strauss et d’en saisir les enjeux moraux et politiques plus que de rappeler sa position parmi les travaux de sciences sociales ou que d’enseigner les modalités spécifiques de la vérité scientifique (apprendre à rapporter un propos à ses conditions de production). Pour rendre possible un traitement relativement équitable des différents textes, on comprend que la logique analytique stylistique l’emporte sur la logique analytique qui demanderait la connaissance non seulement de l’histoire de la littérature, mais aussi d’autres domaines de production intellectuelle.