b. difficultés rencontrées par les élèves, constatées par les enseignants

extrapolation et perception non littéraire des textes et des auteurs

Effectuer des relevés textuels pour justifier des propositions interprétatives s’inscrivant dans une perspective littéraire constitue une des difficultés que rencontrent les élèves lorsqu’ils apprennent à réaliser des études de texte.

Pour les enseignants, les élèves s’appuient souvent sur « leurs impressions » pour justifier leurs réactions aux textes parce qu’ils en ont pris l’habitude à l’école ou ailleurs. Ne reposant pas sur le relevé et l’analyse littéraire des procédés textuels, leur étude de texte consiste alors en un jugement de valeurs, en une explicitation d’« opinions », en des projections inadéquates sur les motivations et ressentis des personnages par exemple :

‘« quèquefois [les élèves] i z’ont des impressions : ‘‘Emma elle a pitié de lui’’ [l’aveugle]. Je lui dis ‘‘Oui, prouvez-le moi dans le texte...’’ Et il n’y a strictement rien, y a pas de pitié d’Emma... . Elle [...] a peur, elle est dégoûtée [...] comme il chante une chanson triste et qu’il a une voix rauque, à un certain moment, elle éprouve... une très grande tristesse, mais... pas pour lui en fait hein. Bon, donc ça ils ont pu le vérifier et je trouve que c’est bien, c’est toujours cette opération, cette démarche : vérification [...] d’une... interprétation, [...] souci de relever, de s’appuyer sur [...] des indices. Enfin, donc une démarche méthodique » (Madame B)’ ‘« on leur apprend justement à... penser des choses peut-être variables mais... ! étayées par le texte et puis de... Donc ça suppose de savoir... décrypter et analyser les connotations d’un texte mais pas... n’importe comment quoi parce qu’i... partent beaucoup... Je pense que ça vient aussi peut-être du collège où on leur dit de partir de leurs impressions(ouais) et... leurs impressions elles sont quand même pas toujours justes, même si elles sont souvent intéressantes parce qu’elles sont... immédiates et... fraîches ! Mais enfin elles sont aussi quand même idéologiques, donc... ils sont comme d’autres... : aliénés, et en particulier aliénés sur le plan littéraire donc... (ça donne quoi par exemple ?) ça... Oh ben ça donne des clichés c’t-à-dire que i sont convaincus que... telle chose est dite pour telle ou telle raison... Alors je sais pas... je n’ai pas d’exemple qui me vient précisément mais... Comment dire ? I sont d’abord persuadés je pense qu’en fait... la littérature, et parler de la littérature, c’est vraiment... parler... des goûts et des couleurs. » (Monsieur F)’

Les élèves peuvent également opposer des résistances morales aux propositions interprétatives professorales de personnages. C’est une autre de leurs difficultés :

‘« la condition de la femme, c’était dans la tirade d’Arsinoé [...] ce que je voulais montrer c’est que... Arsinoé... elle représentait... comme Alceste... l’ancien temps, et que... au contraire Célimène elle est plutôt la représentation de la modernité. Et que donc... [petit rire] Au départ si tu veux pour moi... je voulais pas montrer que Célimène... était... uniquement une coquette. Je voulais montrer que Célimène c’était une femme qui s’émancipait. Or ce qu’i y a c’est que... pour les élèves... qui sont... très conventionnels, beaucoup plus que ce qu’on attendrait d’eux... c’est avant tout... une allumeuse quoi, pour eux ça n’est qu’une allumeuse, Célimène . Il est... extrêmement difficile de leur faire percevoir... que c’est une femme qui s’émancipe... et que... si elle joue sur plusieurs tableaux... c’est parce que la société l’oblige à jouer sur plusieurs tableaux(hum hum) mais je n’arrive pas à aller à ça... Donc j’ai l’impression que c’est vrai... que quand je leur en parle... que mon étude se restreint un peu, mais... ils... ne vont pas jusqu’à cette émancipation-là, pour eux c’est pas... [petit silence] » (Madame E)’ ‘« [dans le groupement de textes sur l’Altérité, on a fait] le texte... sur ‘‘La traite des Nègres’’ dans l’ Encyclopédie ... qui est très difficile, et... ça leur a complètement passé au-dessus de la tête [petit rire] [...] Diderot, donc Le Supplément au voyage de Bougainville. Alors, c’est la rencontre entre un vieillard, ’fin c’est un discours d’un vieillard Tahitien, qui renvoie, congédie Bougainville et ses hommes... en leur faisant... des reproches en leur montrant que la civilisation... entre guillemets tahitienne est bien supérieure... au Siècle des Lumières, la civilisation des Lumières. Alors là c’est un texte qui mêle... persuasion et... conviction. Bon ! Alors pff’... c’était... ça a moyennement marché. D’abord... c’est vrai que c’est des notions qui sont assez abstraites à faire passer, qui sont pas... très faciles, que ces thèmes. Pp’, je sais pas si c’est une très bonne idée de prendre le thème [petit rire] de l’altérité à [nom de la ville de l’établissement, banlieue populaire] parce que ça remue quand même... des choses ! Donc... je crois que l’année prochaine je prendrais... le thème de l’éducation, même si l’altérité c’est intéressant, mais... I faut p’t-être attendre un peu plus loin dans l’année, qu’ils soient un p’tit peu plus mûrs (parce que là y a... qu’est-ce qu’i... faisait problème /) / ben par exemple ‘‘La traite des Nègres’’, y a quand même beaucoup de Noirs dans la classe (hum hum) donc ils le vivent plus ou moins bien... ils le... Déjà le mot nègre, c’est un mot qui est très gênant, on a beau essayer de leur expliquer que c’est un mot qui a été utilisé par les esclavagistes et... qui depuis est connoté et cetera, et qu’au départ c’est pas un mot connoté, c’est simplement... la couleur noire... qui apparaît dans le mot. Euh... ça fait rien ! C’est... et pour eux c’est un mot qui est très gênant. Donc... enfin, c’est, et y a pas eu d’hostilité, y a pas eu... de manifestation vraiment, mais, on sentait... que... par exemple quelqu’un comme... [un élève noir] qui est assez bouillonnant, et ben... il était assez réticent à l’égard de ces textes, hein (ouais) Donc, moi je le comprends très bien, mais c’est vrai que... quand on prépare un cours et qu’on se dit... ‘‘Voilà ! I faut qu’on fasse passer des notions [petit rire des deux] sur l’argumentation’’, on pense peut-être pas toujours à toutes les implications... psychologiques... et affectives que ça peut avoir(ouais) donc voilà. Bon ben ça c’est des choses qu’on découvre au fur et à mesure » (Madame G)’

En plus d’une non connivence morale et culturelle liée à des positions sociales différentes, ces résistances cachent et manifestent la difficulté des élèves à répondre de manière attendue à la demande scolaire de percevoir le texte à partir de savoirs analytiques, de produire une étude littéraire plus qu’un jugement.

Préoccupé par l’analyse formelle des textes, l’enseignement du français, comme tout autre enseignement scolaire, est bien en peine lorsqu’il doit gérer des questions plus morales ou politiques 973 .

Pour les enseignants, l’imagination ou la recherche de motivations biographiques des auteurs, plus ou moins fondées, manifeste également les difficultés des élèves à concentrer leur attention sur le seul texte et à réduire les justifications des propositions interprétatives aux relevés de texte. Qualifiées de « psychologie de salon de coiffure », les opinions ainsi formulées ne sont pas valides scolairement et rejetées « gentiment ». D’un point de vue scolaire, il faut percevoir la fonction qu’occupe la beauté de Fermina Màrquez dans le roman – elle prend sens par rapport aux relations entre les différents personnages par exemple – et non appréhender cette caractéristique à partir de la biographie de l’auteur et de ses éventuels souvenirs d’amours perdus :

‘« souvent c’est de la psychologie de salon de coiffure [...] Style... ‘‘Ouais... si ça se trouve l’auteur... il a rencontré... une fille qui était aussi belle que Fermina Màrquez, et... i regrette beaucoup et... il a écrit ce roman pour cette fille, pour qu’elle le retrouve’’ Tu vois j’ai eu ça quoi. J’ui dis ‘‘Non attends là, t’as rien qui te le prouve laisse tomber [...]’’. Je dis ‘‘ça c’est de la psychologie de bazar hein c’est... (ouais ouais)c’est pas ça un texte’’ [...] J’ui ai dit ‘‘T’as le droit de le penser hein, et tu as le droit de te faire tes films, mais là on essaye d’interpréter le texte’’. Bon ces questions là en général [...] tu les écoutes et tu les rejettes mais gentiment quoi, en disant justement [...] qu’y a rien dans le texte qui prouve que... il a connu une femmeet que... [rire des deux] que l’auteur regrette ce temps et qu’il aimerait bien la retrouver. Bon, évidemment qu’y a rien, surtout que c’est pas vrai tu vois et puis même si c’était vrai, on s’en fout quoi (hum hum)leur faire comprendre que c’est le texte qui est important, que nous on étudie ça » ; « ‘‘Est-ce que il faut chercher... des choses biographiques de l’auteur dans le texte ?’’, ‘‘Oui, pourquoi pas on peut essayer, [...] ça peut nous amener à comprendre, mais c’est pas l’essentiel’’. S’tu veuxpuisque je partais du fait que c’était surtout l’étude du texte lui-même, j’ai jamais parlé de la vie de Larbaud quoi (ah ouais ?) nan nan, c’était dans le texte qu’on voyait [...] les effets de nostalgie. » (Monsieur C)’

L’invocation par les élèves d’une autorité auctoriale susceptible de trancher entre des propositions interprétatives différentes témoigne de leur difficulté à se concentrer sur les textes et leurs éléments signifiants, à saisir ce qui fait la rigueur d’une étude de texte (cf. supra, une démarche rigoureuse) et à se départir d’un sens commun :

‘« Leur grande idée [aux élèves] étant que si l’auteur est mort de toutes façons on pourra jamais le savoir donc y a pas de raison qu’on dise pas un peu n’importe quoi... enfin bon c’est... selon les goûts de chacun quoi. Et ça c’est une... ça à mon avis de toutes façons comme disent les philosophes c’est doxique, c’t-à-dire c’est quelque chose qui est partagé par l’opinion courante que... penser qu’on peut dire un peu n’importe quoi. » (Monsieur F)’

Pour fréquentes qu’elles soient, les justifications par extrapolation (et non par relevés textuels) et la perception des textes et des auteurs à partir de catégories non littéraires ne sont pas les seules difficultés d’élèves que les enseignants décrivent et tentent d’écarter.

Notes
973.

En SES, il s’agit d’étudier les causes économiques, démographiques, etc., du chômage ou de la reproduction sociale, plutôt que de réagir politiquement ou affectivement aux informations données sur ses réalités et leur traitement social. De la même manière en histoire-géographie, il ne s’agit pas de réagir sur la période coloniale mais d’en étudier les causes historiques. Il ne s’agit pas non plus en chimie de juger de la recherche scientifique sur le nucléaire, mais d’étudier les formules chimiques, etc.