b. concilier Instructions officielles (ou décisions collectives) et compétences professorales, en tenant compte des élèves

Dispensée d’œuvres sur programme, l’année de seconde laisse les enseignants relativement libres de leurs choix. Pour les enseignants interrogés, les Instructions officielles sont faiblement contraignantes dans la mesure où d’une part, les recommandations sont toujours présentées comme non exhaustives et, d’autre part, la préparation des cours rejoint souvent leurs goûts et intérêts lectoraux et intellectuels. La longue expérience d’enseignement en collège permet à madame B d’éprouver au lycée des satisfactions « par rapport à soi-même [...] à la fois le plaisir quand même de la pédagogie, mais... de la recherche ».

Le sentiment de leurs compétences professorales est essentiel dans la détermination des textes proposés à leurs élèves. Parce qu’ils aiment des œuvres, parce qu’ils les ont étudiées lors de leur formation universitaire ou de leur préparation aux concours 982 ou parce qu’ils les ont déjà enseignées, les enseignants se sentent mieux à même d’en encadrer l’enseignement. Ainsi, madame E étudie avec ses élèves Le Misanthrope qu’elle a elle-même étudié en préparant l’agrégation interne. Elle a proposé par ailleurs en lecture cursive « une liste... de bouquins plaisir [...] qui soient à peu près correctement écrits » piochant dans les livres qu’elle appréciait particulièrement « moi j’aime bien Faulkner, j’aime bien... Stephan Zweig... Garcia Lorca ». « Spécialiste de la poésie de la fin du dix-neuvième siècle », monsieur C se sent « sécurisé » en commençant l’année par l’étude d’un groupement de textes sur l’Automne dans la poésie des XIX-XXe siècles. Comme tragédie, il a choisi d’étudier Britannicus qu’il « aime beaucoup » et qu’il a lui-même étudié « quand [il a] préparé l’agrèg’... y a deux ans ». Enfin, il a fait étudier Fermina Màrquez qu’il « travaille pour [sa] thèse ». Madame D a proposé une œuvre de Maupassant qu’elle « aime beaucoup ». Madame G estime qu’un des « paramètres » essentiels du choix des textes est l’appréciation de ces derniers :

‘« je prends l’exemple du Misanthrope, c’est une pièce que j’aime pas ! [rire des deux] Ou Britannicus, c’est une pièce que je n’aime pas bien et... j’ai pas envie de me lancer avec une classe dans une pièce que je n’aime pas bien quoi (ouais)parce que je suis sûre que je vais pas... être convaincante, que... ou alors vraiment me forcer, ça... ça se verra ! [petit rire des deux] Et du coup les choses passeront pas très bien. Et ça c’est le problème qu’on a quand même en première parce que l’année où on nous a imposé Les Confessions de Rousseau... pff’... [rire des deux] Donc, alors j’ai essayé de faire... les choses en ayant l’air convaincu mais à la troisième explication, i m’ont dit ‘‘Vous le détestez Rousseau’’. Ben je leur ai dit ‘‘oui’’ [rire des deux] [...] Donc tant qu’on a la liberté de choisir les œuvres, i faut bien... en profiter mais tout en restant quand même dans des limites de textes qui leur seront utiles » (Madame G)’

Enfin, l’expérimentation en classe de certaines études assure les enseignants de leur aptitude à encadrer le travail de telle ou telle œuvre. Ainsi madame D « refai[t] un peu toujours les mêmes choses » sachant ce qui « marche » et ce qui ne marche pas pour présenter des notions littéraires ou des démarches particulières. Elle trouve par exemple que Le Dormeur du val est particulièrement propice à la présentation de l’exercice du commentaire composé.

Concernant le choix des textes recommandés aux élèves, les décisions professorales collectives, quand il y en a 983 , semblent plus pesantes que les Instructions officielles. Ainsi madame A a-t-elle étudié « sans grande conviction » Rue cases-nègres que les élèves devaient lire pour leur entrée en seconde. Madame E précise quant à elle qu’elle n’a pas pris part au choix des lectures estivales vérifiées à la rentrée de septembre : « moi je les ai pas choisis ces livres moi avec mes collègues ». Madame G n’est pas satisfaite de l’étude menée sur un groupement de textes sur le thème de l’altérité qu’elle a élaboré avec une collègue. Les décisions collectives semblent empêcher l’étude d’œuvres dont les enseignants maîtrisent la pédagogie ou qu’ils estiment adaptées à leur public.

Conformément aux Instructions officielles de 1987 préconisant de proposer aux élèves dans un premier temps la lecture d’œuvres ou de textes jugés plus ‘‘faciles’’, plus accessibles, ou dont le « contenu offre de réels motifs d’intérêt pour des jeunes gens qui vont atteindre leur majorité légale », les enseignants déclarent souvent sélectionner les œuvres étudiées en fonction des réactions attendues de leurs élèves (ils mentionnent leurs occasionnelles erreurs d’appréciation). S’appuyant sur les classes précédentes dans lesquelles ils ont enseigné, les enseignants envisagent ainsi les goûts et intérêts de leurs élèves à partir de leurs intérêts scolaires, de leur préparation scolaire/lectorale antérieure, de leurs goûts constitués hors école.

Monsieur F déclare son souci de proposer à ses élèves des œuvres de littérature étrangère qui, si elles ne correspondent pas forcément aux intérêts et goûts lectoraux des élèves, rejoignent leurs intérêts scolaires apparents puisque beaucoup d’entre eux sont inscrits en seconde européenne.

Pour les enseignants, la lecture et l’étude de certaines œuvres au cours de la scolarité collégienne rend accessibles les œuvres partageant des caractéristiques semblables. Mesdames D et E justifient de la sorte l’intérêt de commencer le travail en lycée avec des œuvres narratives :

‘« (pourquoi est-ce que t’as commencé par Pierre et Jean, plutôt que par Senso, plutôt que par Dom Juan) je commence par ce qui est [...] pas le plus simple, mais... J’ai voulu commencer par un... roman... classique, et... tout à fait accessible aux élèves. Donc j’ai commencé par Pierre et Jean... euh Senso, ça a été un petit peu notre récréation... Si tu veux, un petit roman court après un roman un peu plus touffu... Et le théâtre je l’aborde après parce que c’est moins... moins évident. » (Madame D)
« normalement la séquence sur le narratif on la fait en début de seconde. Moi je suis partie sur Eloge et Blâme, mais j’aurais mieux fait de partir sur la nouvelle, parce que i z’ont beaucoup d’habitude en troisième de nouvelles, et... ça crée le lien quand même. Ça les... ouais ça les violente beaucoup moins... de partir sur du narratif qu’ils connaissent, même si ensuite on pose une analyse, ce qu’ils savent moins faire. Mais c’est vrai que normalement ça se fait plutôt en début d’année. » (Madame E)’

Outre le parcours scolaire antérieur, c’est à partir des caractéristiques textuelles comme la thématique, les personnages, le genre, etc. que les enseignants estiment l’accessibilité des œuvres et leur intérêt pour les élèves. Madame A a ainsi fait étudier Rue cases-nègres à ses élèves avant Madame Bovary parce que, selon des critères thématiques et stylistiques, le second récit lui paraissait moins accessible que le premier : récit d’enfance et de « moindre qualité littéraire », il lui semblait plus opportun de situer l’étude du roman de Zobel dans le premier moment de la formation littéraire de ses élèves. Ayant constaté à l’occasion de l’étude de Fermina Màrquez  l’intérêt de ses élèves pour la thématique de l’adolescence, monsieur C a décidé d’élaborer un groupement de textes autour de celle-ci :

‘« comme le roman d’adolescence ça a marché, comme ça les a vraiment intéressés pis c’est normal i sont ados, ben je continue sur l’adolescence pour qu’i voient d’autres manières d’aborder l’adolescence dans l’art, avec Rimbaud [...] la liberté. ’Fin bon, toutes ces choses-là » (Monsieur C)’

Estimant qu’« en principe, sur des thèmes qui sont un peu porteurs comme le fantastique par exemple là i z’ont quand même plus de plaisir », monsieur F a proposé à ses élèves de lire des contes fantastiques d’Hoffmann et de Poe. Ces œuvres n’ont malheureusement pas toujours rencontré le succès escompté :

‘« bizarrement, Hoffmann, enfin je pensais que... i z’auraient... pour certains d’entre eux, qui ont une sensibilité un peu romantique au sens moderne du mot, c’t-à-dire... au sens un peu... l’effusion des sentiments... ça les a intéressés, mais il y a quand même la barrière de la langue parce que... c’est assez difficile en fait Hoffmann, c’est parce que c’est littéraire et... un peu... donc... délicat. Edgar Poe les a... beaucoup plus [intéressé] (ouais) oui oui. Alors, bon, c’est vrai qu’y a des âmes sensibles... ont quand même... eu de la réticence à lire des histoires terribles. » (Monsieur F) ’

Par ailleurs, il a préféré donner à lire un roman de Fitzgerald qu’un recueil de Borges, jugé trop difficile. Madame D a pour sa part privilégié l’étude de Maupassant « plus accessible » que Balzac :

‘« i z’ont... donc parallèlement [à La Ferme africaine et au Hussard sur le toit] à lire... Fitzgerald, pour la littérature américaine, donc... ça va les faire promener un peu... dans des zones différentes. Bon c’est aussi pour leur faire découvrir la littérature du vingtième... étrangère. C’est un choix hein, de toutes façons... y a tellement d’œuvres... Puis en même temps, ce sont des choix abordables, et puis d’auteurs qui sont quand même universellement reconnus, donc... i sont... Puis c’est p’t-être plus profitable que de lire des choses très confidentielles et... illisibles donc... comme du [avec l’accent argentin :] Borges [petit rire] Voilà. J’ai des collègues qui font ça... [il fait la moue / je ris] Non on peut tout faire mais... c’est difficile hein, ça demande une préparation... qui devient presque du bourrage de crâne quoi donc... et qui à mon avis est totalement disproportionné par rapport... à la structuration psychique d’un enfant de quinze ans » (Monsieur F)
« je trouve que Maupassant il écrit... extrêmement bien... Si tu veux, ’fin pour moi c’est... tout ce qui est Balzac ! Enfin, leur faire étudier les classiques je trouve que c’est... de plus en plus difficile... (hum, parce que Maupassant tu le considères pas comme un classique ?) si ! Mais justement je considère qu’il est beaucoup plus accessible à des élèves... de notre époque... que Balzac. Moi je sais pas j’ai des souvenirs de seconde de m’être ennuyée profondément pendant un trimestre sur La Rabouilleuse, ça m’avait vaccinée... Et j’ai découvert après, à vingt ans, enfin quand je m’étais plongée dans Balzac, autrement c’était mais pp’. Enfin... (ouais) C’est... et je vois bien que les gros romans ça peut être un petit peu pff’... rebutant. » (Madame D)’

En outre, cette enseignante prévoit d’étudier Antigone, sachant d’expérience qu’« Antigone d’Anouilh je t’assure [petit rire], ça marche bien, i z’aiment bien... cette révolte et tout » :

‘« je me dis ‘‘A leur âge, c’est vrai, ben qu’est-ce que je lisais ? j’allais à la bibliothèque et je dévorais... Antigone, machin... je dévorais tout Anouilh’’. Donc... pourquoi pas ? enfin... pourquoi pas / (/ pourquoi ça te plaît plus maintenant ?) moi j’aime plus [...] ç a me touche pas... ça m’horripile même... ça me ferait même sourire [...] c’est pas une écriture que j’aime. ’Fin je trouve ça beau, mais un peu facile, enfin... Je trouve que oui c’est... la beauté d’Antigone est un peu... pas primaire mais c’est un peu facile, c’est des effets un peu faciles... » (Madame D)’

A la manière des pédagogues du XIXe siècle qui considéraient que les romans de leur temps pouvaient jouer un « rôle d’appât », ces pratiques professorales de choix de textes accessibles manifestent des « compromis pédagogiques [qui] ne présupposent pas, contrairement à ce qu’affirment certains détracteurs, un relativisme culturel. [En ce sens qu’elles] sont avant tout ruse » 984 pour amener doucement les élèves à la littérature 985 . Elles ne remettent pas en cause la légitimité de la littérature classique à laquelle les enseignants souhaitent conduire leurs élèves.

Les thématiques, la langue, la construction des œuvres, etc. constituent des critères à partir desquels les œuvres littéraires sont classées selon un ordre de difficultés souvent superposable à un ordre de légitimité littéraire. Les œuvres perçues comme nécessitant une lecture au second degré (comme L’Etranger dont « la lecture de premier degré est une lecture de contresens » selon madame E) rendent cette superposition moins évidente mais ne l’annulent pas (la difficulté n’est alors ni lexicale, ni stylistique, mais symbolique). L’évaluation et la hiérarchisation possibles des œuvres autorisent l’établissement d’une progression des lecteurs : « Subtilement hiérarchisées, les œuvres culturelles sont prédisposées à marquer les étapes et les degrés du progrès initiatique qui définit l’entreprise culturelle » 986 . Les individus s’empareraient d’œuvres de moins en moins accessibles et de plus en plus légitimes scolairement 987 en ‘‘progressant-grandissant-mûrissant’’. C. Détrez décrivait de manière imagée cette conception pédagogique de l’entrée progressive en littérature et en lecture :

‘« les élèves graviraient ainsi peu à peu les degrés d’une échelle de légitimité, entreraient dans le monde de la culture par des chemins de traverse. [...] En creux se reproduisent les jugements et catégorisations, les stigmates de ‘‘sous’’- ou ‘‘para’’-littérature, puisque ces lectures n’auraient d’existence et de légitimité que comme marchepied et tremplin vers une autre lecture, une autre littérature » 988

L’évaluation et la hiérarchisation des œuvres autorisent/justifient surtout une délimitation des œuvres étudiées en cours de français (selon le degré de légitimité littéraire) qui rejoint les Instructions officielles. Les dernières réclament la distinction entre l’enseignement de littérature et l’enseignement d’un « dogme ». Elles préconisent l’enseignement des enjeux d’une histoire littéraire par opposition à celui d’une histoire littéraire établie. Ce point de vue ne balaie pas pour autant le caractère remarquable de certaines œuvres justifiant qu’on s’y arrête aujourd’hui : que leur supériorité soit ou non évoquée, il existe des « œuvres significatives » qu’il convient d’avoir lues et dont il faut connaître les caractéristiques. L’enseignement de la littérature implique toujours en filigrane l’intériorisation ou la mémorisation des œuvres étudiées et étudiables et des critères scolairement légitimes de sélection des œuvres.

Notes
982.

F. Ropé constate que « nombre de stagiaires choisiss[ent], en lecture suivie ou en explication de texte au lycée, des textes qu’ils ou elles [o]nt étudiés durant leurs études universitaires. », F. Ropé, Savoirs universitaires, savoirs scolaires, op. cit., p. 10.

983.

L’ensemble des élèves entrant en seconde dans les lycées 1 et 2 devaient avoir effectué des lectures estivales décidées par les enseignants de français des établissements.

984.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 155, on souligne.

985.

C. Détrez analyse les pratiques analogues d’une enseignante de collège, C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 347 notamment.

986.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 253.

987.

La correspondance entre des âges et des œuvres ressortit à un processus de réification des œuvres pointé plus haut : on fait comme si, par exemple, un adulte ne pouvait s’emparer d’un texte pour enfant qu’en en ayant une lecture ‘‘enfantine’’. Les œuvres ayant été relégitimées par des commentateurs autorisés, soulignant un second degré des œuvres, une portée symbolique, etc., échappent à ce processus de réification : c’est le cas pour des contes ou pièces de théâtre, une fois relus par des psychanalystes, ou des bandes dessinées, tel Tintin, une fois relues par des historiens. Un processus de transsusbstantiation se substitue alors au processus de réification : les caractéristiques reconnues des œuvres sont celles dégagées par le commentateur.

988.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 354-355.