c. enseigner l’évaluation des textes à partir de critères littéraires

On l’a dit, l’étude de texte ne consiste plus en une « critique de sympathie » avec l’auteur, ni en un « panégyrique » louant les vertus du texte, de l’auteur ou d’un personnage 989  : la particularité de l’enseignement actuel consiste en la reconnais­sance de la possible dissociation des goûts personnels et des qualités littéraires. Mais, la connaissance des textes distingués et des critères littéraires de leur distinction constitue un implicite pédagogique. Non vérifiée indépendamment d’autres compétences, et non déclarée objet de savoirs à part entière, elle constitue néanmoins le pendant de l’étude de texte qui fait apparaître l’intérêt ou l’inintérêt littéraire des textes. Au terme d’une étude de texte bien menée, supposant la maîtrise des critères littéraires d’appréhension des œuvres, le lecteur doit pouvoir statuer sur leurs qualités ou défauts littéraires et convenir de leur légitimité à être étudiées en classe. En ce sens, l’enseignement du français reste aux prises avec un arbitraire culturel, et constitue toujours une formation du goût, mais d’un goût raisonné fondé sur une appréciation particulière des productions culturelles.

Cependant, en plus d’être dans leur majorité insensibles à la « beauté » du vers racinien ou à l’intérêt du travail poétique de Ponge, les élèves rencontrent des difficultés à per­cevoir les défauts littéraires d’œuvres qu’ils ont appréciées. Les moindres qualités littéraires de certaines œuvres justifient pourtant aux yeux des enseignants que l’on s’y arrête peu en seconde. Les élèves doivent donc être accompagnés dans cette démarche. Ainsi, madame A constate à propos de Rue cases-nègres, la difficile réalisation d’une critique spécialisée des œuvres et regrette de n’avoir pas mis en place un dispositif permettant l’acquisition de cette capacité « critique » :

‘« [réalier] un travail de critique sur des mauvais romans [...] i z’ont beaucoup de mal. C’est difficile d’apprendre la critique[...] Mais ça je l’ai fait trop vite parce que... il aurait fallu justement donner un modèle, de faire une espèce de p’tite critique sur un point précis [...] Je dis pas dénigrer... mais i z’ont du mal à prendre un recul sur quelque chose » (Madame A)’

Pour sa part, madame G rend compte avec satisfaction de la critique négative qu’ont fait ses élèves de La nuit des enfants-rois :

‘« Alors La Nuit des enfants-rois, moi je connaissais pas, mais comme l’année dernière, ils m’avaient tous dit qu’ils adoraient ce livre je l’ai lu... c’est [rire] C’est ignoble !(ah bon ?) mais [rire des deux] Non, c’est une espèce d’histoire... qui mêle science-fiction, roman d’horreur et cetera, euh... Intérêt littéraire nul. Mais enfin bon, je leur ai donné quand même. Et alors cette année, curieusement, i m’ont dit que c’était très mauvais [petit rire des deux] [...] ils ont vu que c’était bourré de clichés... que c’était mal écrit, parce que c’est vraiment très mal écrit, que... ben qu’y avait une histoire qui est complètement invraisemblable d’ailleurs parce que... il y a des passages où on comprend pas très bien où il veut en venir. Donc... j’étais contente parce que ils ont fait preuve [petit rire des deux] (de critique) d’un esprit critique... assez développé. I se sont rendus compte que... c’était p’t-être drôle à lire, encore que... mais... c’était mauvais ! » (Madame G)’

Plus loin dans l’entretien, elle décrit comment, par la formulation de questions littéraires, elle a encadré l’élaboration de cette critique :

‘« (vous me disiez que vous aviez fait lire... La Nuit des enfants-rois, ’fin pourquoi finalement vous l’avez mis...) ben ! Je l’ai mis parce que... l’année dernière ils m’avaient... pris vraiment la tête [rire des deux] toute l’année avec ce livre [...] Alors... le but de l’opération c’est de leur démontrer que c’est mauvais !(et comment vous faites ?) et ben justement... en leur posant des questions... ciblées sur les procédés littéraires, ils s’aperçoivent qu’y en a pas ! Ils s’aperçoivent qu’y en a pas, que c’est mal écrit [je ris un peu] et que l’histoire... en elle-même... si on regarde la structure de près elle tient pas la route. Donc... en regardant de près le bouquin, ils s’aperçoivent qu’il est mauvais quoi ! [...] Je m’étais dit ‘‘I faut absolument qu’on déboulonne ce mythe-là’’ [...] Les questions que j’ai posées [petit rire] avaient quand même pour but de bien leur montrer que... littérairement c’était mauvais (ouais) Voilà, bon ben qu’i lisent ça, dans le train... en vacances, si i veulent, et cetera, c’est pas un problème ! Mais... ce qu’i faut bien qu’ils comprennent c’est qu’y a des textes qui sont intéressants d’un point de vue littéraire et puis d’autres qui ne le sont pas ! » (Madame G)’

Au lycée, l’étude de texte est plus souvent réalisée sur des œuvres reconnues/retenues pour leurs qualités littéraires que sur des œuvres mineures (malgré leur possible capacité à satisfaire des attentes lectorales personnelles) dont elle mettrait en évidence les faiblesses. Mais en étudiant les caractéristiques littéraires des textes, elle est censée permettre l’élaboration d’un jugement critique de ces derniers et une hiérarchisation des textes, une distinction des belles et des mauvaises œuvres. Toutefois, l’explicitation de ce jugement n’est pas toujours demandée et n’est pas évaluée en tant que telle au sein des cours de français au profit de l’élaboration, de la justification et de la démonstration de propositions interprétatives.

L’enseignement d’une hiérarchisation des textes ne procède pas seulement par l’exercice et la formation d’un « esprit critique » littéraire durant les études de texte. Il procède également, plus subrepticement, sous forme de parenthèses, par l’évocation professorale des qualités des œuvres, par l’explication de l’appartenance de certains textes au corpus enseigné, de leur nécessaire lecture ou connaissance avant l’épreuve anticipée de français au baccalauréat, ou par la quasi-exclusivité des études d’œuvres littéraires légitimes.

Ainsi madame D mentionne régulièrement en classe le caractère « incontournable » de telle ou telle œuvre dont un extrait est étudié. Monsieur F ne manque pas de qualifier de chefs d’œuvres les textes qu’il cite lors d’analyses de textes, comme cette fois où, étudiant une tirade de Bérénice, il évoque Phèdre pour apporter des savoirs sur le dialogue au théâtre :

‘« Très souvent, la servante sert à ce que la reine ne parle pas seule. Mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, dans Phèdre, la reine avoue son amour devant sa servante qui la pousse à des erreurs. Phèdre est un chef d’œuvre de la littérature français tragique. Qui veut essayer de relever les citations les plus brèves possibles fondant cet axe [Bérénice, une amoureuse sincère] ? » (Observation 3, Monsieur F)’

A l’occasion monsieur F indique encore cette hiérarchie des œuvres dans ses annotations de copies. Ainsi, dans son analyse de Macbeth, Colin écrit « Comme, plus tard, dans les films à suspense tels que ‘‘piège en eaux troubles’’, Shakespeare comprend la grande utilité symbolique d’une action quasiment exclusivement nocturne. » Monsieur F annote avec humour dans la marge : « Comparaison injurieuse pour le grand Will ! » .

C’est en ne retenant pas la réponse d’une élève que monsieur C manifeste la non appartenance de P. Cornwell au cercle des auteurs étudiés au lycée :

Dans son introduction de l’étude d’Une allée du Luxembourg, madame A souligne la qualités des écrits de Nerval et enjoint ses élèves à la lecture des Fleurs du mal :

‘« Eléments biographiques : folie de Nerval. Ses textes sont magnifiques mais illuminés. Nerval a beaucoup plu aux surréalistes. Les auteurs mettent dans leurs textes toute leur vie. L’écriture poétique est un moyen de combler le manque. Ce poème évoque une rencontre ratée qui ne débouche pas sur un dialogue. Vous pouvez lire en parallèle A une passante de Baudelaire. Il faut lire Les fleurs du mal, on n’en a étudié qu’une petite partie. » (Observation 1, madame A)’

Ainsi, s’ils sont attentifs à ces petites phrases et jugements prononcés par leurs enseignants, les élèves ont l’occasion de faire le partage entre les textes que le lycée exige de connaître, ceux dont il enjoint de reconnaître des qualités littéraires et ceux auxquels il ne prête pas attention – même s’il ne les dévalorise pas nécessairement. Alors que l’orientation du regard sur des marques textuelles particulières, appréhendées à l’aune de critères de qualité littéraire, permet de « démontrer » et justifier l’évaluation scolaire des œuvres et la légitimité de leur appartenance aux textes étudiables, ces petites phrases réalisent, pour leur part, un enseignement subreptice 990 . Leur fréquence varie d’un enseignant à l’autre et d’un cours à l’autre, de même que leurs contenu et tonalité : tel enseignant mettra en avant l’importance de l’œuvre dans l’histoire littéraire, tel autre, sa singularité littéraire, tel autre encore pointera son importance idéologique et éthique, etc. Apportant des connaissances littéraires et des conseils pédagogiques, ces petites phrases dissocient moins que les études de texte les goûts personnels et les jugements construits. Leur récurrence manifeste visiblement une de leurs satisfactions professionnelles : lire et donner à lire des textes appréciés. Elle découle sans doute en partie aussi de l’adhésion des enseignants à la délimitation du corpus d’œuvres étudiées et étudiables ; adhésion construite ou renforcée au cours de leur formation 991 . Ainsi, les cours de madame E, qui déclare une formation à la littérature autrement que par l’histoire littéraire, en comportent peu.

Cette adhésion professorale aux œuvres littéraires étudiées et étudiables se donne à voir également dans les justifications explicites que les enseignants apportent en entretien à l’enseignement de la littérature, des œuvres littéraires significatives, indépendamment même de l’étude de texte et de sa démarche rigoureuse.

Notes
989.

Pour la fin XIXe début XXe, cf. l’analyse de l’enseignement du français réalisée par M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 94 ; pour les années 1925-1960, cf. V. Houdart-Mérot, La Culture littéraire au lycée depuis 1880, op. cit., p. 135-152. Commentant l’enseignement littéraire dispensé à la fin des années 1960 J. Dubois écrivait en 1978 : « l’usage scolaire du littéraire conçoit avant tout celui-ci comme un héritage que transmet l’enseignement. Cela revient à dire qu’une position de lecture est requise par l’école. Largement définie par les programmes, cette ‘‘posture’’ s’exprime dans un procès de reconnaissance des modèles et de célébration des valeurs. En grossissant, on pourrait dire qu’il s’agit avant tout pour l’élève de s’aviser que Racine est bien Racine et que la qualité de chefs-d’œuvre attribuée à ses tragédies se justifie pleinement. [...] C’est la lecture confirmante qui prévaut, avec ses nécessités particulières. Cela indique assez qu’il s’agit de s’approprier un patrimoine, d’entrer dans la propriété collective d’un trésor monumental. », J. Dubois, L’Institution de la littérature, op. cit. p. 79-80.

990.

Ces remarques s’apparentent aux phrases auxquelles P. Bourdieu attribuait entre autres la formation d’un ethos : « on n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps, par la transsubstantiation qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite, capable d’inculquer toute une cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi insignifiantes que ‘‘tiens-toi droit’’ ou ‘‘ne tiens pas ton couteau de la main gauche’’ et d’inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés hors de prises de la conscience et de l’explicitation. », P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 117.

991.

F. Ropé, Savoirs universitaires, savoirs scolaires, op. cit., p. 40 et suivantes.