d. l’adhésion professorale à la délimitation des textes enseignés aux œuvres littéraires significatives

Dans Les jeunes et la lecture, F. de Singly constate que si les « barrières entre genres légitimes et illégitimes peuvent être déplacées, elles existent toujours. Le marché commun de la littérature n’existe pas. Ce n’est pas un objectif de supprimer toutes les frontières dans la mesure où les enseignants croient toujours dans la hiérarchie des textes, dans le fait que certains écrits sont plus formateurs, mieux écrits que d’autres » 992 . Les Instructions officielles de 1987 comme celles de 1999 donnent une légitimité institutionnelle à cette conviction puisqu’elles énoncent que donner à lire et à étudier la littérature aux élèves, c’est être « soucieux de donner à chacun les moyens de stimuler sa réflexion critique, d’enrichir et d’affiner sa sensibilité, de nourrir son imagination et de développer sa personnalité » (IO, 1987) et c’est permettre « la connaissance de la littérature et l’appropriation d’une culture [...], avec la connaissance de l’héritage culturel, la réflexion sur les opinions et la capacité d’argumenter. » (Programme, 2001).

Les enseignants interrogés manifestent leur adhésion à la délimitation du corpus de différentes manières en soulignant les bienfaits de cette délimitation et ceux de la découverte des textes. S’il ne s’agit pas de former des « générations saines et vigoureuses », comme c’était le cas à la fin du siècle dernier 993 , les enseignants pointent le pouvoir formateur des textes 994 .

Pour les enseignants interrogés, la délimitation du corpus facilite la constitution de références culturelles communes aux bacheliers dont l’utilité n’est pas seulement scolaire pour l’examen mais aussi sociale :

‘« i faut quand même... leur permettre d’acquérir une culture littéraire [...] [en leur proposant] des textes qui vont leur... constituer une culture commune... On sait que tous les élèves de seconde... auront lu une tragédie classique et puis ça leur fera une base commune » (Madame G)’

A l’occasion d’une lecture analytique d’un extrait de L’Illusion comique, monsieur F rappelle l’exigence de connaissance de la littérature et des auteurs étudiés. S’adressant à des élèves majoritairement enfants de bacheliers, monsieur F pointe une communauté intergénérationnelle de références culturelles :

Témoignant des liens entre enseignements dispensés, modalités d’enseignement et publics enseignés, il est intéressant de constater que la communauté intergénérationnelle de références littéraires est peu suggérée au sein des cours de madame E ou de madame G dont les élèves enfants de bacheliers sont peu nombreux.

Les bienfaits de la concentration sur des œuvres significatives du corpus tiennent aussi aux pouvoirs formateurs que les enseignants reconnaissent aux textes littéraires. Ces derniers permettent de découvrir des réalités inconnues – des époques, des pays, des modes de pensée, des auteurs singuliers, etc. – ou de se comprendre soi-même :

‘« [après avoir déclaré que Boïto n’était « pas un grand styliste », madame D justifie l’étude de Senso par d’autres motifs dont le fait que ] ça leur rappelle que l’Italie elle a été unifiée vachement tard, et puis si, enfin, ça a un côté historique vachement important... après, enfin là cette année je leur ai pas projeté, mais [à de précédents élèves] je leur avais montré un film de Visconti » ; « [en sortant du lycée] i me semble vraiment qu[e les élèves] doivent se... dire qu’i... y a toute cette littérature... enfin la littérature française et étrangère et qui fait un tout, et qui faut mettre son nez dedans [...] Donc... c’est leur ouvrir un p’tit peu... Et si tu veux c’est pour ça que je / [sa fille de 6 ans : / le cerveau ?] le cerveau exactement [je ris] » (Madame D)’ ‘« [à propos des études des poèmes et des axes passe-partout] ‘‘Le poète’’ ce n’est pas la même chose quand on étudie un texte de Verlaine ou Baudelaire : leur vision est différente et c’est normal puisque ce ne sont pas les mêmes personnes. » (Observation 15, Monsieur F)’ ‘« saisir l’intrigue psychologique d’un roman, puis voir les retombées que ça peut avoir en soi, ou... dans... actuellement, enfin. Je sais pas, voir que le drame de Roméo et Juliette, ça existait dans les romans grecs, ou ça existe encore main’nant, ’fin bon, voir... je sais pas le caractère universel d’un roman... ou le fait que ça puisse nous parler à nous directement, ou se dire ‘‘Tiens, mais c’est moi’’, enfin... ‘‘I ressent, ce que je ressens’’, enfin pour moi c’est le plus important ! » (Madame D)’

Par la confrontation à d’autres réalités que celles observées au quotidien (l’activité même de lecture d’une part, les thèmes abordés dans les textes et la manière dont ils le sont d’autre part) et par l’effort que leur appropriation requiert, les textes littéraires permettent de « se couper de la nature » 995  :

‘« lire des textes théoriques ou lire des textes littéraires, c’est toujours une ouverture [...] sur autre chose que ce qu’on connaît habituellement. Et ça c’est ce que j’aimerais qu’i comprennent » (Monsieur C)’ ‘« y a une part de désintérêt à mon avis [face aux textes littéraires], parce que ça les intéresse pas, c’est complètement étranger à ce qu’i font d’habitude » (Madame A)’ ‘« [à propos de Macbeth] ça les a intéressés, enfin... j’ai l’impression, mais... c’est pas devant moi qu’i vont dire le contraire, mais bon. Nan mais i z’ont quand même lu un... chef-d’œuvre de la littérature mondiale... Ils l’ont quand même bien senti. Même si certains d’entre eux... s’intéressent peu à ça... j’allais dire méchamment les matheux, ou les futurs matheux mais bon... [petit rire des deux] Non, non non, mais y en a qui sont quand même... ouverts, bon, simplement, comme toujours, c’est un travail scolaire, donc difficile, donc y a de la souffrance. » (Monsieur F)’

Quand ils viennent à bout des esprits « matheux » et peu emprunts de littérature, les textes littéraires permettent de ‘‘développer la sensibilité’’ des lecteurs :

‘« à la limite dans le cas d’un poème comme Mallarmé, ce que j’ai essayé de leur faire dire c’était juste que c’était... que ça voulait rien dire mais qu’on pouvait trouver ça beau quoi... » ; « la poésie ça leur est... vachement étranger en fait. Ben Mallarmé i z’ont réagi en disant que c’était nul parce qu’on comprenait rien [...] Donc tu vois pour un texte comme Mallarmé... ce que t’essayes d’aborder... c’est le côté sensible parce que t’façon Mallarmé c’est sensible » ; « i voient pas l’intérêt... i se rendent pas encore compte à quel point ça les enrichit » (Monsieur C)’ ‘« l’enseignement du français c’est quand même spécial hein, c’est pas comme enseigner les maths hein non plus parce que... y a toute une part affective dans l’enseignement du français, i me semble, quand même, à prendre en compte. Donc i faut bien qu’i voient... ben qu’on est des êtres humains ! Euh qu’on ait des goûts et des... [petit rire] et des aversions et que... ça fonctionne un peu comme ça (ouais) tout en étant rigoureux à côté hein dans les objectifs qu’on veut faire passer et les objets de l’enseignement, bon, là, on est très rigoureux, mais... y a quand même toute cette dimension affective... esthétique et cetera qui rentre en ligne de compte » (Madame G)’

Les enseignants s’approchent alors des partisans d’un corpus de textes strictement littéraires, de haute ‘‘qualité’’ et principalement des œuvres classiques (du XVIIe siècle), que M. Jey nomme les humanistes, qui défendaient fin XIXe début XXe le point de vue selon lequel le « savoir [...] n’a pas de valeur propre, il ne vaut que dans la mesure où il perfectionne l’âme. [...] il se donne pour seule fin de former l’homme » 996 .

Les textes choisis rendent tangibles les différences entre langue parlée et langue littéraire et permettent d’approcher la richesse de la langue littéraire et du travail sur la langue 997  :

‘« y a quèque chose qui a bien marché c’était [...] Chanson d’automne de Verlaine, bon un truc bateau hein [...] i z’ont été... extrêmement intéressés par l’illustration que ça pouvait donner des différences entre le langage qu’i parlent eux, et le langage poétique, qui est... presque une autre langue surtout pour eux » (Monsieur C)
« y a des textes qui sont plus difficiles à comprendre, Montaigne i z’ont du mal à comprendre le sens... on a fait un p’tit peu de théâtre classique... certains d’entre eux comprennent pas bien ce qu’i racontent en fait, parce que [rire] y a des alexandrins et... et cetera » (Madame A)
« quelquefois ils ont du mal à comprendre... parce que le lexique est trop éloigné du leur, parce que... [pause] ben parce que par exemple c’est écrit en vers déjà, hein, y a bien eu ça au début d’Iphigénie hein, c’était difficile à lire parce que... c’est des alexandrins et que... l’alexandrin... c’est pas une façon naturelle de parler [sourire des deux] » (Madame G)’

Enfin, articulés à l’enseignement d’un lecteur-commentateur, les textes choisis fournissent des occasions de réfléchir sur des questions littéraires :

‘« c’est quand même difficile ces notions de projection, de personnage tout ça, et eux... i répondaient à mes questions par des questions [...] qui montraient qu’i voulaient comprendre et qu’i z’y arrivaient par tâtonnement quoi et donc que le texte était support à une vraie réflexion et ça c’est bien ». Tâtonnements et réflexion aiguillés par l’enseignant : « sur ces histoires donc de narrateur, d’auteur et de personnages [...] i z’essayaient de préciser eux-mêmes les choses, c’t-à-dire ‘‘Oui mais alors est-ce que l’auteur c’est vraiment le ‘je’ qui parle ?’’, ‘‘Non, ça c’est le narrateur, faut bien faire la différence, mais après tout ce qui est des personnages, c’est effectivement des projections’’ » (Monsieur C)
« dans la vraie lecture, c’t-à-dire quand on... se lance vraiment dans un roman [...] ce qui est intéressant [...] c’est la superposition de plusieurs points de vue, ou justement l’incertitude... c’est ce qui fait réfléchir et c’est donc ce qui est le plus intéressant » (Madame B)
« ma lecture suivie sur Pierre et Jean a commencé par... j’ai raconté la vie de Maupassant (ouais) et j’ai, enfin on l’a resitué par rapport au... courant réaliste. Je les ai pas emmerdés avec le naturalisme puisque... franchement y a pas de grosses différences [...] (tu définissais un peu ce que c’était que les critères) ben je leur disais que, alors le... oui, mais si tu veux... le réalisme c’était facile grâce à la peinture... (ouais) et puis c’est facile aussi parce qu’y a l’essai... euh Pierre et Jean ... tu sais i commence par un essai de Maupassant sur le roman... dans lequel il donne sa conception du roman(ah oui ‘‘les illusionnistes’’) et on a été voir voilà... ‘‘Les Réalistes de talent devraient s’appeler des Illusionnistes’’ (ouais) et je pensais, j’ai dû leur montrer cette page qui était la plus importante [...] donc ça leur permettait déjà de réfléchir sur le réalisme. Mais i me semble qu’on avait surtout parlé de la peinture [...] j’ai essayé de leur montrer que... Maupassant il était à la fois près du réalisme... mais à la fois près de l’impressionnisme parce que [...] dans le chapitre cinq, Pierre est sur la plage de Trouville, et i... c’est là qu’i laisse sortir toute sa hargne contre les femmes et cetera, et la plage est dessinée comme une espèce de bouquet multicolore, et là on est dans la peinture impressionniste mais plus du tout dans le réalisme, et... alors que quand on parle du salon des Roland... on est plus près du enfin, du réalisme. » (Madame D)’

Ainsi, les enseignants interrogés justifient de différentes manières la délimitation du corpus aux « œuvres littéraires significatives » et reconnaissent par là la légitimité d’une hiérarchisation des textes qu’ils ont eu l’occasion de faire leur au cours de leur parcours social, scolaire et professionnel. Certains appréhenderaient ces propos comme autant d’éléments d’autojustification professés par des enseignants de littérature passant par la valorisation de ce qu’ils ont pour mission de transmettre 998 . Dans cette perspective, F. de Singly souligne par exemple que, pour les enseignants de français, « au lycée ou au collège, la valeur d’un enseignement dérive plus de la nature du support que de la nature de l’exercice. Schématiquement une mauvaise explication de Racine vaut mieux qu’une analyse systématique d’un corpus de la presse du cœur » 999 .

Ayant pour objet l’analyse des contraintes lectorales lycéennes et non les rapports des enseignants à leur profession, il est plus pertinent d’éclairer ces réactions professorales par l’évocation d’une autre caractéristique de la conception professorale de l’enseignement de français qui a une incidence sur l’enseignement de la lecture : le lien entre façon de lire et textes lus.

Notes
992.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 155.

993.

« L’idée d’un commerce formateur avec les grands écrivains revient souvent dans les Instructions. On reconnaît à la littérature un pouvoir éducateur certain [...] La sélection des œuvres s’opère en fonction de leur capacité à être des modèles moraux irréprochables. Aussi, se méfie-t-on de certaines œuvres contemporaines, refuse-t-on ce qui est perçu comme malsain, comme décadent. L’ironie, le dilettantisme, la mélancolie, le scepticisme sont explicitement rejetés dans les textes officiels », M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 134.

994.

Le mode de lecture envisagé lorsqu’on présuppose un tel pouvoir aux textes, ancre leur compréhension dans une autre réalité que la seule réalité textuelle, littéraire : les textes ne prennent plus sens uniquement dans leurs relations avec les autres textes. La position de G. Lanson en 1903 est à cet égard significative : « regarder dans la littérature la vie qui s’y reflète et la gonfle [...] y rechercher les moyens de préparer des hommes à la vie », G. Lanson, « Les études modernes dans l’enseignement secondaire », L’Education de la démocratie, cité dans M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 133-134. C’est parce que la mise en œuvre d’une façon de lire analytique réduit sans doute le pouvoir formateur des textes (en l’analysant, elle peut le mettre à distance, voire le neutraliser), que l’intéressante mise au jour des thématiques évoquées dans des extraits de textes proposés dans les listes du baccalauréat par M.-P. Schmitt ne suffit pas à assurer de la formation réelle, lors des études de texte, la formation d’un individu modéré, mélancolique, etc., cf. M.-P. Schmitt, « L’éthique étriquée des extraits », op. cit.

995.

M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 252-253. On retrouve des thématiques proches de celles développées par D. Sallenave à propos de la littérature dans Le Don des morts.

996.

M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 158-159.

997.

A cet égard, il est significatif que les textes jugés plus faciles, sont souvent des textes plus contemporains, dont la langue (sans parler du travail sur la langue) serait moins éloignée de la langue ‘‘courante’’. Ce lien entre ‘‘facilité’’ et ‘‘contemporanéité’’ est caractéristique de la conception pédagogique de l’‘‘accessibilité’’ des textes. On le pensait déjà à la fin du XIXe siècle (cf. M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 28). Il est encore perceptible dans les Instructions officielles de 1987 : « Le XXe siècle fournira des œuvres, d’un accès parfois plus aisé, qui permettront d’organiser la progression des lectures en fonction des besoins et des intérêts des élèves », Ministère de l’Education nationale, Français. Classes de Seconde (1987), op. cit., p. 26.

998.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., cf. également L. Pinto, « Epreuves et prouesses de l’esprit littéraire », op. cit.

999.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 96.