a. au lycée on lit des textes se prêtant à l’étude

La ligne de partage entre les textes légitimement lus et étudiés en classe et les autres se situe à la frontière des textes reconnus comme appartenant au patrimoine littéraire ou considérés comme étant de « bonne tenue » stylistique ou idéologique et ceux qui ne sont caractérisés par aucun de ces critères. Les textes de moindre qualité littéraire conviennent mal à l’exercice d’une étude de texte qui s’attache particulièrement aux procédés d’écriture et qui s’appuie sur des savoirs qui ont été construits sur des textes littéraires mêmes. Au mieux, comme le disent mesdames A et G, on peut montrer en étudiant de tels textes qu’ils ne répondent pas aux critères de travail et de recherche littéraires justifiant une appartenance au patrimoine littéraire. Les textes moins légitimes à l’étude ont aussi pour caractéristique d’être conçus comme se prêtant aisément à d’autres façons de lire.

En passant insensiblement de la désignation d’une fonction de la lecture (lire pour se divertir vs lire pour étudier le texte) qui a des implications sur ce qui retient l’attention du lecteur (l’histoire vs les procédés d’écriture) à la désignation d’un type de texte (les livres de la collection Harlequin vs des œuvres plus légitimes scolairement), monsieur C laisse paraître cette relation entre le texte et la lecture qui s’en empare : « lire une histoire parce qu’elle est jolie je comprends très bien, moi je comprends très bien qu’on lise Harlequin hein, je veux dire on a besoin de se détendre... mais pour moi, là, c’est de l’ordre du divertissement pour ce qui est de la littérature on lit pour autre chose ». Dans ces propos, le texte même semble porteur de l’appropriation qui peut/doit en être faite 1001 , comme lorsque madame G reconnaissait la possibilité de lire Lentéric dans le train (ou des romans policiers... 1002 ).

S’il n’y a pas à proprement parler de lectures de divertissement au sein de l’institution scolaire, l’étude en classe de textes de moindre qualité littéraire donne peu de satisfaction pédagogique aux enseignants. Ainsi, mesdames A, D et G disent toutes trois leurs difficultés à mener des études de texte intéressantes sur des œuvres qu’elles jugent de moindre qualité littéraire – comme Rue cases-nègres,un roman policier, ou Senso – ou sur des œuvres qui se caractérisent par une sécheresse stylistique – comme les écrits de Berberova :

‘« on a étudié un peu Rue cases-nègres sans grande conviction de ma part [...] parce que je trouvais que c’était mauvais [rire des deux]. C’est vrai qu’en fait c’est difficile d’étudier un texte qui n’est pas très bon [...] je leur ai fait faire une espèce de synthèse sur [...] la description de la misère des noirs dans le roman [...]. C’était un peu accéléré [sourire] » (Madame A)
« j’avais fait étudier une année un roman policier... Oui c’était... la série Roule ta bille, là, enfin bon. Pff’ ! C’est pareil, bon alors une fois qu’on avait vu la structure, comment était construit le roman, ça ça tenait. Mais après, faire des explications de texte là-dessus ! Y a rien à dire ! Rien ! [rire des deux] (et du coup vous dites [petit rire] vous dites quoi ?) et ben... on fait de la paraphrase ! (hum) ou alors on finit par leur dire ‘‘Ben vous voyez y a rien à dire’’ Donc [petit rire des deux] Mais... vraiment i faut se battre les flans pour trouver un truc intéressant dans un passage d’une vingtaine de lignes [petit silence] » (Madame G)
« (à la suite d’un des cours [surSenso] tu m’avais dit que c’était difficile justement de faire étudier... une traduction, t’avais l’impression de faire de la paraphrase...) hum ! Alors là ça tient aussi au bouquin [...] ça tient pas tant... ça tient... à la fois au fait que c’est un texte traduit (ouais) mais ça tient aussi au fait que... ben c’est p’t-être un bouquin... Enfin si tu veux l’histoire est belle... (ouais) mais... [pause] c’est p’t-être un petit récit qui ne mérite pas d’être... étudié de A... Enfin, t’façon, c’est pas un grand styliste je pense... Boïto(ouais) et le pire... que j’ai eu c’était... Berberova ! Hum ! J’avais des élèves musiciens, y a deux ou trois ans, je leur avais fait étudier L’Accompagnatrice, le truc... Acte Sud là, enfin ce qui a lancé Acte Sud. Et, c’était atroce [sourire] (pourquoi ?) parce qu’alors là c’était vraiment de la para/ Y avait rien à dire, c’était un style qui était tellement sec ! tellement économique enfin tout était, han ! [...] On a passé [petit rire] deux séances sur ce bouquin et puis on est passé à autre chose, y avait vraiment rien rien rien à dire... là-dessus [...] c’était atroce, enfin je me suis dit ‘‘Ben... Berberova c’est fini’’ [...] pour Senso, je pense que c’est quand même... pour moi le génie ne tient pas dans l’écriture, il tient dans l’histoire enfin ou... dans le personnage de Livia qui est quand même une... fieffée salope, mais... le style de Boïto n’est pas génial... » (Madame D)’

S’il « est difficile d’étudier un texte qui n’est pas très bon », ou un texte au style « sec », c’est qu’ils rendent difficile voire empêchent la mobilisation de savoirs qui ont été construits sur des textes stylistiquement travaillés et inscrits dans une histoire littéraire (par la critique ou les auteurs eux-mêmes) à des lecteurs-commentateurs ayant appris à réaliser des études de texte sur des textes légitimes 1003 .

A l’inverse, certains textes sont perçus comme y étant particulièrement adaptés. Les Instructions officielles de 1987 soulignent d’ailleurs : le « texte littéraire, plus que tout autre, se prête par le travail d’écriture qu’il implique, à l’observation des pouvoirs du langage et à l’exploration des effets de sens » (IO, p. 17). Certaines œuvres dont le travail sur la forme est remarquable permettent aux enseignants d’attirer l’attention des élèves sur les « techniques de fabrication d’une œuvre », d’introduire et d’enseigner des savoirs spécialisés parallèles. En outre, par leur non transparence, certains textes justifient la posture même de l’étude et l’angle de cette dernière. Ainsi, un texte considéré comme ayant une ‘‘grande valeur’’ littéraire ‘‘appelle’’ une étude de texte et permet à madame B de présenter ce savoir-faire à ses élèves :

‘« au début de l’année j’ai pris... un poème d’Eluard La courbe de tes yeux... pour introduire la notion de lecture méthodique, parce que justement c’est un... texte qu’on ne comprend pas... forcément tout de suite, en plus c’est un poème [rire], donc... comment dégager un sens de ce texte si ce n’est par l’observation » (Madame B) 1004

Madame D et madame E évoquent d’autres textes susceptibles de présenter et justifier l’étude des textes et certains savoirs spécialisés sur lesquels elle repose :

‘« dans Une Vie y a un passage sur lequel j’aime bien travailler... sur les modalisateurs... y a un passage du portrait du mari de Jeanne [...] Julien de Lamare, qui est un parfait salaud et cetera, qui lui pourrit sa vie [...] c’est extrêmement adroit... parce que... c’est un portrait qui est à la fois un portrait charge... et un portrait qui... enfin quand on le lit très vite, on se dit ‘‘Tiens, qu’est-ce qu’il est beau’’, et cetera, et puis quand on regarde dans le détail, on se rend compte qu’il a tout une série de défauts... Et c’est un texte que j’aime bien faire parce que... ’fin... c’est vraiment... j’aime bien le faire lire aux élèves, i disent ‘‘Ah ouais ! il est beau, tout... il doit être bien’’. Et puis après je leur montre que en fait... Maupassant insiste sur tous ses défauts : ‘‘Il a une trop grosse mâchoire, mais elle est cachée par la barbe’’... ‘‘Il a des sourcils qui sont tellement parfaits qu’ils ont l’air artificiels... il a l’œil qui semble profond, le regard qui semble profond, mais qui ne l’est pas’’. Enfin... c’est vachement intéressant. » (Madame D)’ ‘« à l’IUFM, on donnait une nouvelle qui s’appelle Quand Angèle fut seule [...] c’est une nouvelle qui fait une page [...] C’est donc... un monologue intérieur, et c’est une femme qui vient de perdre son mari. Alors au début... tu comprends qu’elle, je sais plus ce qu’elle fait, elle range... je crois qu’elle range des trucs et puis... donc elle parle de sa vie et cetera. Et en fait tu découvres à la... toute fin du texte... qu’elle l’a assassiné... Elle... lui a fait avaler de la mort aux rats et elle l’a tué. Et alors [petit rire] en fait... la lecture t’avait fourni toutes sortes d’indices... qu’elle l’avait bien assassiné. Mais ! Ces indices-là, tant que t’avais pas... la dernière partie de l’histoire, la chute, tu pouvais quand même pas, tu pouvais... avoir... une présomption, mais t’étais pas certain [...] Alors, ce texte-là, à l’IUFM, on nous le proposait pour montrer aux élèves comment fonctionnait une lecture méthodique, que finalement ton texte il ne prenait du sens que quand t’es arrivé à la fin, et que la lecture... qu’on faisait en classe... elle proposait de revenir sur ce texte. ‘‘Maintenant que vous savez qu’Angèle a tué... et ben... cherchez-moi les preuves... qu’Angèle a tué dans le texte’’. Et y avait plein de choses à souligner, parce qu’y avait plein de preuves [...] [mais en] premières lectures, une lecture naïve et puis lecture incomplète, c’t-à-dire sans la fin du texte, au fur et à mesure, comme ça... tu perçois pas du tout qu’elle a tué son mari » (Madame E)’

Ainsi, pour les enseignants, l’intérêt des textes étudiés en classe réside non seulement dans leur qualité littéraire et dans leurs pouvoirs formateurs (enrichissement de la culture, développement de la sensibilité, etc.), mais aussi dans la façon de lire exigeante et spécialisée qu’ils appellent et rendent possible, dans le travail formateur qu’ils permettent (former l’élève à emprunter une démarche rigoureuse, à se soumettre à une certaine discipline, etc.). En ce sens on peut dire avec A.-M. Chartier et J. Hébrard que l’exercice de la lecture, au sein de l’école « produit ses effets dans la mesure où il se saisit d’œuvres fortes, c’est-à-dire trop fortes pour que celui qui lit en prenne d’emblée la mesure. Sur un texte qui ‘‘parlerait’’ de lui-même aux élèves, qu’ils saisiraient à première lecture, aucun travail formateur ne serait possible. C’est bien pourquoi l’explication de textes est réservée aux ‘‘grands’’ textes » 1005 , dont les qualités littéraires et stylistiques sont reconnues.

Les relations entre textes et façons de lire se nouent bien d’un point de vue scolaire autour des savoirs stylistiques et littéraires. Par ailleurs, les façons de lire varient en fonction des textes proposés – identifiés selon leur nature littéraire ou non, leur qualité littéraire, leur genre, leur format.

Notes
1001.

Il semble que C. Baudelot et M. Cartier aient fait leur le présupposé de cette relation de causalité lorsqu’ils écrivent que lors du passage du collège au lycée « Une conversion des postures et des attitudes intellectuelles à l’égard du texte est donc attendue des élèves. Elle s’inscrit en filigrane dans l’évolution du corpus des textes dignes d’être lus et cités dans le cadre d’une enquête officielle », C. Baudelot et M. Cartier, « Lire au collège et au lycée », op. cit., p. 37, on souligne.

1002.

P. Bourdieu, « La lecture : une pratique culturelle », op. cit., p. 276 ou J. Dubois, « Naissance du roman policier », Actes de la Recherche en Sciences sociales n° 60, 1985, p. 51-52.

1003.

On peut imaginer en effet que d’autres lecteurs-commentateurs éprouveraient moins de difficultés que les enseignants de français à mener une telle étude sur des textes illégitimes lorsqu’on observe par exemple l’analyse que fait W. Labov des échanges de vannes entre enfants vivant dans les ghettos noirs des Etats-Unis. Il utilise en effet un vocabulaire spécialisé (stylistique : « métaphore », « prose », « effet de comique », etc.) pour décrire les échanges enfantins (« baise », « pine », etc.). Ce faisant, l’analyse des échanges proposée s’inscrit dans une démarche de requalification, W. Labov, Le Parler ordinaire, op. cit., p. 403.

1004.

On l’a vu, c’est dans des termes similaires que l’explication de texte français telle qu’elle était conçue à la fin du XIXe siècle était justifiée. Tout se passe comme si les difficultés éprouvées à comprendre un texte obligeaient le lecteur à ralentir son rythme de lecture, à porter attention à chaque mot, et favorisaient ainsi l’adoption d’une posture analytique par rapport au texte. Sur ce point, cf. M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 255-256.

1005.

A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-1980), op. cit., p. 343-344.