b. des études différentes selon certaines caractéristiques des textes

Il existe des distinctions dans le traitement des textes selon qu’ils sont ou non littéraires (les textes non littéraires occupent une place minime dans les études de texte et sont plus souvent appréhendés au sein d’autres cours : histoire-géographie, SVT, SES, etc.). C’est généralement lors de l’étude de l’argumentation que les enseignants proposent aux élèves de lire et d’étudier des textes non littéraires – de « bonne tenue », « substantiels, bien composés, bien rédigés » (IO 1987). Des textes littéraires peuvent toutefois être également support de cet exercice, mais plus rarement : par exemple madame D a travaillé l’argumentation à partir d’une tirade de Dom Juan, monsieur C et madame G étudient respectivement dans des groupements de textes un extrait du Contrat social et un extrait du Supplément au voyage de Bougainville. Madame A donne des sujets « à partir du manuel » parce que :

‘« [il] essaye de reprendre certains textes littéraires sous forme de textes argumentatifs, en proposant... comme des sujets de... bac hein à partir des textes qui étaient dans le livre, avec d’autres types de questions et des... Donc ça... j’utilise quelque fois parce que ça permet [...] à partir des livres du dix-septième et du dix-huitième dix-neuvième, de leur donner des sujets de devoirs » (Madame A)’

L’étude d’un texte argumentatif consiste en la production d’une argumentation après l’analyse des procédés d’écriture en articulation avec les arguments développés, peu resitués historiquement et encore moins réinscrits dans le domaine de productions dont les textes sont issus : journalistique, scientifique, philosophique, etc. L’argumentation produite/réclamée s’inscrit souvent dans une réflexion sur le monde social moins littéraire que morale. Les enseignants ont ainsi proposés des sujets sur l’altérité, l’indifférence, le progrès technique, le ‘‘jeunisme’’, l’amitié, la pollution, le dopage, le travail intellectuel, l’utilité du baccalauréat, etc. Comme si des textes non littéraires nécessitent, d’eux-mêmes, un autre ancrage que la seule réalité stylistique les Instructions officielles préconisent le travail des débats à l’occasion de ces lectures. Suivant les suggestions ministérielles, monsieur C a mis en place ces activités autour de textes argumentatifs :

‘« avec l’argumentation donc on a étudié par exemple un texte de Duby, c’est... le début de... L’Europe au Moyen-Âge, on a étudié aussi le début du... Contrat social de Rousseau [...] le passage obligé là de La lettre du voyant de Rimbaud, et là, pour l’interro i vont avoir un texte de Lévi-Strauss sur l’ethnocentrisme » ; « j’essaye aussi de faire un p’tit peu de civisme, mais au sens large, c’t-à-dire le Contrat social par exemple [...]le texte de Lévi-Strauss parce que [les élèves] [...] i sont très sensibles à ces questions de différences de cultures, et... le texte de Lévi-Strauss sur l’ethnocentrisme est... extrêmement intéressant évidemment, et [...] ce genre de textes permet aussi des... d’ouvrir sur des débats un peu plus... larges, de société en fait » (Monsieur C)’

Un article de Témoignage chrétien (moins légitime au sein de l’institution scolaire que les œuvres des sciences humaines citées ci-dessus) a aussi été introduit dans le cours de français de monsieur C comme point de départ de débat et occasion d’exposé :

‘« [dans une exposition] y avait une pile de Témoignage chrétien gratuits, [une élève] en prend un, puis y avait un p’tit encart en haut, où y avait écrit ‘‘Dossier pages neuf à douze : islam et laïcité sont-ils compatibles ?’’. P’tain elle arrive vers moi bouleversée ‘‘M’sieur, m’sieur, i z’ont le droit d’écrire ça ?’’. J’ui dis ‘‘Ben regarde, c’est une question, bien sûr qu’i z’ont le droit, on a le droit de réfléchir sur tous les sujets’’. [...] J’ui dis ‘‘ça t’intéresserait de faire un compte rendu dessus ?’’, ‘‘Et ben ouais ouais’’. [...] ‘‘Si vous voulez faire un exposé devant la classe, vous le faites’’. Voilà, donc tu vois, ça rejoint aussi la lecture, les encourager aussi s’tu veux. [...] ça m’intéresse [...] de voir leurs réactions face à ça » (Monsieur C) 1006

Les travaux d’écriture d’invention, fondés sur une analyse des procédés d’écriture, sont également l’occasion d’étude de textes littéraires et non littéraires. Ainsi, madame B a-t-elle fait travailler ses élèves sur l’écriture de « récits brefs » en comparant contes, faits divers journalistiques et nouvelles. De même, madame D a proposé un travail d’écriture d’invention à ses élèves : en leur demandant de s’inspirer de la rubrique Rebonds de Libération (et notamment un article d’A. Gavalada) et de l’actualité présentée dans la presse écrite. Ainsi, les textes non littéraires donnent lieu à des activités relativement spécifiques.

Comme cela apparaissait précédemment, les textes font l’objet d’un traitement différencié en fonction des qualités littéraires qui leur sont reconnues. Au sein de l’institution scolaire, les textes de moindre qualité littéraire sont moins encadrés. Les traductions d’œuvres littéraires légitimes subissent un sort similaire dans la mesure où elles ne permettent pas d’atteindre aux procédés littéraires originaux 1007  :

‘« tu peux difficilement taper dans les auteurs étrangers parce que ça suppose la traduction, et ça suppose une autre écriture par-dessus l’écriture première... et puis un texte qui est donc changé par... ben ouais par la traduction, donc... vaut mieux éviter » (Madame E)’

Ainsi monsieur F donne à lire à ses élèves chez eux des œuvres de littérature étrangère, comme madame E, madame G ou monsieur C, qui y joignent des œuvres du XXe siècle plus récemment introduites dans les listes de suggestion (Le Fils du pauvre, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, Le manuscrit de la mémère morte, etc.). Ces œuvres peuvent faire l’objet de lectures cursives simplement vérifiées (mais non étudiées en classe). Elles peuvent être lues de façon analytique à domicile, guidées par des questionnements professoraux (traitement d’un thème, composition d’ensemble, etc.), effectuées en « parallèle aux » études principales d’œuvres majeures qui sont elles réalisées sous tutelle enseignante, ou « en complément ».

La distinction des textes selon le genre justifie pour sa part une organisation différente des études de texte. Ainsi, les enseignants estiment les lectures « par axes » moins adaptées aux poèmes que les lectures linéaires où l’étude de la composition du texte précède un commentaire qui suit le déroulement du texte :

« pour les textes poétiques, souvent, l’étude linéaire est plus appropriée, voilà, tandiss que pour les autres textes étant donné qu’ils sont plus longs l’approche méthodique... convient mieux » (Madame B)
« Si le texte est très riche, comme un poème, il faut plutôt faire une lecture linéaire pour ne pas sauter de mots intéressants » (Observation 13, Monsieur F) ’

Enfin, les façons de lire encadrées par les enseignants varient en fonction du format des textes. Selon qu’il s’agit d’un extrait de texte isolé ou intégré dans un groupement, ou d’une œuvre intégrale, les textes ne font pas l’objet de lectures semblables. En pointant « l’utilité pédagogique » des extraits de texte, les Instructions officielles soulignent la spécificité du mode de lecture qui s’en empare : un extrait est le format approprié d’une étude de texte. Ce lien entre explication de texte et extrait s’est historiquement constitué. Ainsi, Martine Jey note-t-elle :

‘« Plus neuve est l’affirmation, dans ce rapport [G. Merlet, Rapport sur l’enseignement du français, 1889], de la nécessité d’étudier des textes d’une certaine longueur [...]. Liée à l’importance croissante de l’explication des textes, émerge la notion de texte, ni trop court, ni trop long, possédant une unité qui permet de l’étudier en soi et pour soi, de manière quasi autonome de l’œuvre dont il est extrait (même si on signale la nécessité de lire des œuvres complètes. [...] L’explication française reprend une des caractéristiques majeures de la traduction [version, thème de textes latins ou grecs], le fait de privilégier l’extrait » 1008

De même que la mise en livre réalisée par les éditeurs troyens 1009 était associée à leur représentation de la manière de lire du public qu’ils visaient pour une diffusion plus large et plus populaire que les éditions originales, la présentation de la littérature sous forme d’extrait par les auteurs et éditeurs des manuels scolaires et les enseignants vise un usage scolaire des textes. Les extraits permettent aux élèves de s’entraîner à l’étude de texte détaillée, en un temps court. Ils rendent possible l’acquisition de savoirs spécialisés par les caractéristiques textuelles qu’ils manifestent. Leur découpage et leur sélection sont étroitement liés aux objectifs d’étude. Ainsi, travaillant sur l’image dépréciée de la femme dans Pierre et Jean, madame D a-t-elle proposé à ses élèves un extrait particulièrement long pour contenir une expression-clé :

‘« j’aime bien qu’i comprennent pourquoi j’ai coupé ce bout de texte, et pas... enfin, pourquoi je l’ai coupé comme ça et pas autrement [...] je me justifiais [une fois] d’avoir pris un extrait très long... donc y a la scène où Pierre est plein de hargne contre les femmes... ben, j’avais gardé... j’avais été assez loin parce que à la fin i disait en gros que... la plage c’était un immense bordel [petit rire] t’sais ‘‘C’est une hall d’amour’’ bon, je suis restée un paragraphe de plus mais je voulais absolument avoir cette phrase... » (Madame D)’

Le regroupement des extraits sous des titres (comme la constitution de groupement de textes) est également significatif de la perspective de lecture supposée : intitulant les pages 299-305 « Parnasse et Symbolisme », les auteurs du manuel Littérature 2 nde , utilisé dans le lycée 1, supposent une lecture qui fasse le lien entre des textes et des courants littéraires. Les notes et renvois révèlent la représentation d’un lecteur ayant besoin d’être aiguillé dans sa lecture par l’apport de connaissances en matière de vocabulaire, d’histoire littéraire, etc.

Les termes avec lesquels les Instructions officielles désignent la lecture qui s’effectue sur des œuvres intégrales sont révélateurs a contrario de l’usage strictement scolaire conçu pour les extraits : « L’activité de lecture ne prend tout son sens que devant des œuvres intégrales » (IO, 1987). Cette formule semble portée par le présupposé contestable selon lequel ce qui est scolaire est moins ‘‘vrai’’, ‘‘véritable’’ - et par suite moins ‘‘réel’’ - que ce qui ne l’est pas 1010 . Cette proposition contredit par ailleurs d’autres passages des Instructions officielles soulignant la multiplicité de façons de lire non hiérarchisées selon le plus ou moins grand sens qu’elles donnent à l’activité : « Le professeur s’applique à faire découvrir [les œuvres intégrales] sous des angles variés et par des travaux divers (lectures suivies, étude méthodique d’un passage, exposés, dossiers individuels ou collectifs, exercices écrits, etc.) » (IO, p. 19).

Mais, réclamée dès les années 1970, l’étude des œuvres intégrales relève désormais de façons de lire elles aussi stabilisées. Elles se distinguent des études détaillées des extraits et permettent des études d’ensemble. Ainsi madame B évoque-t-elle les approches différentes des différents formats :

‘« pour l’étude... d’une œuvre intégrale, l’approche est quand même différente... parce que on est moins... focalisé sur l’étude d’extraits bien précis. On peut en étudier certains, mais [...] cela représente peu de choses par rapport à l’étude de l’œuvre intégrale quoi [...] on... choisit des thèmes, [...] soit dans une partie de l’œuvre, soit dans toute l’œuvre, et on essaye de leur faire... trouver... les différents éléments que l’on va pouvoir exploiter pour montrer la présence de ce thème, l’importance de ce thème... la façon dont il se développe » (Madame B)
Un des thèmes étudiés par madame B dans Madame Bovary était intitulé « les étapes de la désillusion d’Emma ».’

L’étude des œuvres intégrales s’inscrit dans une perspective d’étude liée à certaines de leurs caractéristiques comme leur genre ou le courant littéraire auquel elles peuvent être rattachées. Systématiquement, l’étude prête attention à leur composition avec notamment l’analyse de la construction des personnages, du traitement du temps, de l’évolution de certains thèmes, etc. L’étude détaillée de certains passages prend place dans l’étude même de cette composition d’ensemble plutôt que dans l’étude, par exemple, de notions littéraires.

Ainsi, après les façons de lire, les textes lus en classe précisent les contraintes lectorales lycéennes : les élèves lisent et étudient au lycée certains textes et non d’autres.

La délimitation du corpus des textes étudiés au lycée est claire : les textes relevant du « patrimoine littéraire » tel qu’il s’est constitué et modifié au fil du temps au sein de l’enseignement du français dans le secondaire sont prioritairement désignés. Cette délimitation permet de satisfaire à l’exigence officielle de transmission d’un héritage culturel et de constitution d’une culture littéraire dont les enseignants reconnaissent les bénéfices formateurs multiples (tant par les caractéristiques des textes que par la lecture), ainsi que les satisfactions d’attentes et d’intérêts lectoraux.

Définies par les procédés stylistiques et littéraires des textes, les relations entre des façons de lire et des textes justifient également la délimitation du corpus des textes étudiés en classe : les œuvres significatives d’un point de vue littéraire ou dans lesquelles le travail de la forme est remarquable facilitent l’enseignement de l’attention aux « techniques de fabrication d’une œuvre ».

Notes
1006.

Enquête réalisée en 1997-98, bien avant le vote de la loi sur l’interdiction de « signes ostentatoires » à l’école.

1007.

La reconnaissance scolaire des transformations du texte original opérées par la traduction est dépendante de la visibilité que leur donne l’édition avec l’inscription du nom du traducteur (et la progressive reconnaissance de cette profession). En revanche d’autres transformations du texte, non rendues publiques par l’éditeur, passent inaperçues : il en va ainsi des exigences de réécritures de textes ou des transformations des textes au fil du processus de publication (R. Chartier a mis en évidence certaines de ces transformations pour les écrits dont la diffusion étaient d’abord orales ou manuscrites. Cf. entre autres analyses, celle des Etats et Empires de la lune, de Cyrano de Bergerac, dans R. Chartier, Inscrire et effacer, op. cit., p. 101-125).

1008.

M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 81.

1009.

R. Chartier, « Du livre au lire », op. cit., p. 103-111 notamment.

1010.

« Critiquer dans l’école l’‘‘artificiel’’ en l’opposant à l’‘‘authentique’’, à la ‘‘vie’’, au ‘‘réel’’, c’est faire comme si l’école était hors formation sociale, hors réalité, alors qu’elle en est, au contraire, un des constituants essentiels. », B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 139.