1) Le choix professoral des textes étudiés

On l’a vu, les enseignants se déclarent soucieux de proposer des œuvres qui satisfassent aux intérêts lectoraux de leurs élèves. Toutefois, accordant une priorité à l’étude d’œuvres répondant aux exigences de l’enseignement littéraire au lycée (des œuvres significatives, des textes permettant d’aborder des notions littéraires, etc.), ils peuvent constater les déconvenues de leurs élèves sans revenir sur leurs choix.

Ainsi, l’absence d’enthousiasme de ses élèves de l’année précédente n’a pas empêché madame D de proposer à ses nouveaux élèves l’étude de Senso. L’ouverture sur la littérature étrangère et les intérêts historiques du récit de C. Boïto ont déterminé son choix :

‘« l’année dernière, on va pas parler de fiasco mais... j’ai senti que je les avais... profondément... enfin, ils ne voyaient absolument pas l’intérêt... d’avoir étudié ce livre » (Madame D)’

De même, malgré les réactions négatives de certains élèves, monsieur F n’a pas suspendu sa demande de lecture des recueils d’Hoffmann et de Poe. Il a maintenu les objectifs d’étude premiers comme celui de comprendre le « processus d’écriture » de Maupassant :

‘« pour ce qui concerne Les Contes normands et parisiens , je leur ai demandé de lire en même temps, deux autres ouvrages... qui sont des contes, écrits par des auteurs donc de nationalités différentes, puisqu’ils sont dans une section européenne, donc ils sont censés... s’ouvrir sur la culture européenne. Donc i z’avaient à lire en fait en même temps... Les Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Poe, qui ont été écrites un peu avant et dont Maupassant avait connaissance quand il a écrit, et puis... Les contes fantastiques d’Hoffmann, et donc... que Maupassant aussi a connu et qu’il a lu attentivement, donc... parce que ce sont des œuvres qui datent d’une cinquantaine d’années avant lui, donc hein il les connaissait parfaitement. Et donc ça a permis de... se demander comment les auteurs... utilisent ou récupèrent des thèmes [...] pour écrire leur œuvre, hein donc quand i sont dans un processus d’écriture donc. Et... comment... bon ben une technique, ou un thème ou... un genre diffuse en fait... sur un plan... européen. » (Monsieur F)’

Quoi qu’il en soit des insatisfactions lectorales suscitées par les descriptions, la langue poétique, le lexique recherché ou ancien, etc., les élèves doivent découvrir en seconde des romans du XIXe, des tragédies classiques, et la littérature classique en général. Comme le notent C. Baudelot et M. Cartier, l’« arrivée au lycée se traduit par un renouvellement du corpus pris en charge par l’institution : le cours de français avec ses prescriptions explicites ou ses exigences tacites encadre l’horizon des lectures des jeunes et lui fixe des frontières précises, celles de la littérature consacrée » 1012 . Si les enseignants préfèrent que leurs élèves goûtent les œuvres étudiées et s’inquiètent de leurs réactions, ils déclarent ne pouvoir s’en remettre entièrement à celles-ci. Ils le peuvent d’autant moins que selon eux la relation d’enseignement ou la situation scolaire empêchent l’expression des réactions lectorales véritables ou le ressenti de plaisirs lectoraux. Contrairement aux analyses sociologiques des effets de légitimité, ces enseignantes inclinent plutôt à penser que ce sont les réactions favorables qui sont tues en situation scolaire plutôt que les réactions négatives aux œuvres :

‘« ‘‘On va quand même pas faire... à la prof, la joie... de dire ce livre est bien’’ » (Madame E)’ ‘« spontanément... généralement i sont... enfin pas fiers, mais i me disent ‘‘Ouais on l’a acheté votre truc, je l’ai fini... c’est...’’ Enfin, je veux pas dire qu’i se pendraient plutôt [petit rire] que te dire qu’i z’ont adoré. » (Madame D)
« [la lecture d’œuvre intégrale] le plaisir peut-être de lire Shakespeare est... parfois gâté par... le fait qu’i faille faire des devoirs [petit rire]. Mais ça... ça c’est la faute de Charlemagne [petit rire des deux] Il avait qu’à pas inventer l’école [petit rire] Oh mais i faudrait faire comme Platon donc se promener [...] avec des élèves » (Monsieur F)’

Remplissant leur fonction d’enseignants et bénéficiant d’une délégation d’autorité pédagogique, les enseignants estiment également devoir rester garants de ce qui est étudié en classe de seconde. Ils se doivent donc d’écarter les œuvres qui ne correspondent pas au corpus délimité par le Programme. En ce sens, l’enseignant médiatise bien la relation que les élèves-lecteurs ont au texte : il lui revient de décider ce qu’il convient d’étudier en classe.

Monsieur C s’est montré conciliant à l’endroit de certains élèves qui souhaitaient réaliser leur fiche de lecture sur une œuvre ne figurant pas sur la liste proposée. Toutefois, il a rejeté les demandes jugées décalées par rapport aux exigences lycéennes :

‘« y en a une qui m’a proposé Jamais sans ma fille et ça [...] j’ai pas accepté parce que [...] c’est quand même une littérature... non pas que j’ai pas d’estime pour cette littérature-là mais i z’ont pas... besoin de moi pour y aller » (Monsieur C)’

La distinction des textes en fonction de la plus ou moins grande nécessité d’accompagnement professoral est un argument commun à la plupart des enseignants interrogés. Seule madame D se reconnaît en tant qu’enseignante une place peu centrale dans la transmission d’un héritage littéraire, convaincue du rôle parallèle des parents de ses élèves en la matière :

‘« je suis dans des... conditions... d’une certaine façon optimales au lycée parce que... les élèves sont quand même gentils, ils sont intéressés [...] En même temps, c’est p’t-être moins exaltant parce que tu enseignes quelque chose à des gamins, qui de toutes façons ils pensent comme toi. Enfin globalement ils ont plutôt envie de lire, ils ont plutôt envie... de découvrir des textes, et cetera, donc... c’est vrai que tu vas pas faire germer la littérature, tu vas pas faire connaître la littérature à des gamins qui sans toi ne l’auraient pas connue. Donc y a un côté mission qui a pas du tout au [lycée 4] [...] Tu te dis pas ‘‘Y en a au moins à qui j’aurais fait découvrir ça’’ : non ! Ils l’auraient... découvert... sans toi. Faut pas se leurrer » (Madame D)’

Plus tard dans l’année (au moment des choix d’orientation des élèves), elle revient toutefois sur ses propos en constatant le statut subalterne que les parents de ses élèves accordent aux français et à la littérature au regard des disciplines scientifiques.

Les autres enseignants interrogés affirment plus expressément la nécessité de faire lire aux élèves des textes qu’ils n’aborderaient pas seuls : soit par méconnaissance (et/ou parce que les livres ne les inspirent pas), soit par difficulté de lecture. Ils déclarent aussi la nécessité d’écarter les ouvrages dérogeant aux qualités littéraires exigées :

‘« je leur ferai jamais de Paul-Loup Sullitzer voilà [...] I m’ont demandé si on pouvait pas étudier Stephen King. J’ai aucun mépris pour Stephen King, loin de là, mais pareil i z’ont pas besoin de moi, Stephen King i z’y vont tout seul, comme des grands. Donc non pas Stephen King. ’Fin c’est pas mon rôle, je veux dire i vont le découvrir sans moi Stephen King par contre Mallarmé non... . Voilà » (Monsieur C)
« bien que leurs goûts personnels aillent, c’est classique aussi hein... vers la science-fiction, vers les romans policiers, vers les contes, mais... en même temps i sentent bien aussi qu’il y a autre chose et... qu’i faut qu’on leur apporte » ; « faut absolument que je mette l’accent sur la lecture pour combler... certaines lacunes ou... leur apporter ce qu’ils doivent savoir, même s’ils n’ont pas l’habitude de lire des livres aussi difficiles [que Madame Bovary] tant pis, et... Alors ça je sais qu’ils ont lu Rue cases-nègres. Mais justement, ils l’ont lu... apparemment ils l’ont apprécié... ça leur a pas posé de problème, alors j’allais pas choisir... d’étudier cette œuvre [...] Je pense que c’est plus utile que je les aide à aborder des œuvres que justement... i z’auraient du mal à aborder tout seuls » (Madame B)
« ce que racontent tous les gens dans les journaux et partout (ouais) [c’est] que l’école tue les classiques (ouais) Faut dire aussi quand même que c’est ici qu’i z’apprennent que ça existe aussi les classiques alors... Je trouve que c’est un peu irritant ce type de discours parce que... on fait plus... C’est possible que autrefois... on apprenait par cœur des tirades d’Horace et de Corneille... du Cid [...] I faut se dire quand même qu’y en a beaucoup qui lisent jamais, des parents qui ne lisent jamais... lire c’est un événement c’est vrai... » (Madame A)
« i faut quand même... leur permettre d’acquérir une culture littéraire qu’i vont pas acquérir tout seuls, je pense pas que tout seuls, ils aillent lire du Racine par exemple et puis je pense qu’Iphigénie ils l’auraient, ils seraient pas allés le lire spontanément [sourire] » ; « [les élèves] voudraient absolument qu’on étudie du Stephen King, moi j’en ai lu deux, c’est... insupportable ce truc, donc je ne veux pas en étudier [...] (y a pas des éléments de... de construction justement dans Stephen King ?) si un p’tit peu, si. Mais c’est complètement sordide hein (hum hum. Ouais c’est plus les... les histoires qui sont sordides que...) si c’est construit quand même Stephen King (ouais) Mais là je vois mon collègue... il s’est lancé là-dedans... sous la pression des élèves (ouais) et le pauvre... [rire] il sait pas quoi faire avec ce texte quoi ! Ben parce qu’on peut pas faire une explication de texte, c’est... ça tient pas la route, ça dégringole tout de suite. Euh... au niveau thématique ben une fois qu’on a étudié les thèmes... ça va bien... c’est pas inépuisable non plus. Donc... ben voilà. Et il s’est embarqué [rire des deux] Mais bon... enfin on fait tous une fois... on commet tous ces erreurs hein. » (Madame G)’

Les enseignants justifient le choix de leur corpus non seulement en rappelant qu’ils ont pour mission de faire découvrir la littérature à leurs élèves – en leur faisant lire des choses que ceux-ci ne liraient pas d’eux-mêmes –, mais aussi en soulignant les difficultés que rencontreraient les élèves à lire seuls certains textes littéraires. La relation d’enseignement médiatise donc le rapport aux textes des élèves : les textes lus sont imposés et choisis par les enseignants parce que, peu diffusés hors école ou difficiles littéralement et littérairement, ils nécessitent un accompagnement professoral. La nécessité de l’accompagnement professoral est accrue par le fait que la lecture qui doit être faite de ces livres a des exigences que les élèves ne sont pas encore susceptibles de satisfaire seuls :

‘« Ce discours [sur la lecture né dans les années 1970 avec l’apparition de la nouvelle critique et ses répercussions sur l’enseignement du français dans le secondaire notamment], à exigence intellectuelle forte, creuse à nouveau l’écart entre l’œuvre et le lecteur, oblige à maintenir (très ‘‘traditionnellement’’, pourrait-on dire) la lecture comme travail du texte, exigeant des médiateurs savants et un accompagnement obligé » 1013

Notes
1012.

C. Baudelot et M. Cartier, « Lire au collège et au lycée », op. cit., p. 38.

1013.

A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-1980), op. cit., p. 349.