2) Le travail sur le texte

Si l’on parle de lecture médiatisée par la relation d’enseignement, c’est d’une part que les enseignants ont un statut de médiateurs entre les textes étudiés et les élèves ; c’est d’autre part, et surtout, que les modalités mêmes de l’enseignement de l’étude de texte placent les élèves dans une relation médiatisée aux textes qu’ils lisent. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’« accès direct » aux textes est mis en avant à chaque fois (1902, années 1960-1970) que l’on veut privilégier le développement du goût de la lecture chez les élèves, pensé comme lié à une pratique de lecture non scolaire 1014 . Partant, la compréhension des façons de lire apprises et mises en œuvre par les élèves au lycée ne peut se passer d’une description et d’une analyse de ces modalités d’enseignement. Or, travaillant moins à l’articulation des sociologies de la lecture et de l’éducation, les travaux sur les lectures des adolescents y sont peu attentifs :

‘« Le concept de ‘‘lecture littéraire’’ réunit de manière large toutes les manières de lire qui, de la contemplation esthétique à l’analyse structurale en passant par la simple lecture par références littéraires, font du texte (dans son sens, ses formes, son affiliation à un auteur ou tout simplement dans sa valeur spécifique) l’intérêt en soi et la fin de la lecture, celle-ci devenant du même coup une activité qui est à elle-même sa fin » 1015

Décrire de la sorte la lecture devant être pratiquée par les lycéens, c’est négliger une de ses caractéristiques principales : le fait qu’elle n’ait d’existence que comme objet et support d’apprentissage. En passant sous silence la caractéristique de l’étude de texte qui est son contexte de réalisation, C. Baudelot et M. Cartier ne décrivent pas véritablement la lecture qui s’enseigne au lycée, ou plutôt ils la décrivent telle qu’elle est ‘‘acquise et mise en œuvre’’ par des ‘‘professionnels’’ ou des ‘‘experts’’ en dehors de toute relation pédagogique 1016 . Dès lors que le contexte de l’étude de texte est pris en considération, on ne peut plus considérer, par exemple, cette activité comme étant à elle-même sa fin : c’est précisément par la lecture que les élèves sont invités à constituer petit à petit une ‘‘culture littéraire’’ (connaissance des œuvres, de l’histoire littéraire, etc., et maîtrise de l’analyse littéraire). Dans ce cadre, les élèves lisent donc pour quelque chose d’extérieur aux textes, et ils sont invités à considérer cette activité de la sorte.

Encore, lorsque C. Détrez constate que les manières de lire mises en œuvre par les lycéens « ne sont jamais tout à fait ‘‘pures’’, ni tout à fait ‘‘savantes’’ », elle décrit les relations que le « discours pédagogique » entretient avec les discours dont il s’inspire (« Lecture lettrée, lecture esthète, lecture littéraire, lecture pure ou lecture savante » 1017 ), plus que les relations entre les lectures des élèves et celles de leurs enseignants. Autrement dit, elle ne décrit pas le contenu même du « discours pédagogique », mais observe la transformation des discours issus d’autres champs lors de leur ‘‘intégration’’ dans l’institution scolaire : la lecture au lycée peut apparaître comme résultant de l’imbrication de plusieurs manières d’analyser-lire les textes : structuralisme, thématisme, stylistique, etc. C. Détrez constate un phénomène que B. Bernstein nomme « recontextualisation » 1018 . C’est son point de vue sur l’objet qui lui permet de qualifier la lecture des lycéens de lecture non totalement « pure ». C. Détrez ne cherche pas à reconstruire cette façon de lire à partir de ses caractéristiques propres : comme pratique autonome qui prend sens par rapport à ses conditions de réalisation - les relations pédagogiques -. Elle souligne ses « manquements » par rapport à des ‘‘originaux’’. La présente recherche se distingue de cette perspective et cherche à reconstruire le « discours pédagogique » en intégrant dans sa description et son analyse, les modalités d’apprentissage, qui le constituent en propre 1019 .

Objet d’enseignement scolaire, en même temps que moyen d’apprentissages, la lecture lycéenne doit être décrite comme lecture médiatisée par la relation d’enseignement au travers de laquelle elle ‘‘prend vie’’ et s’inscrit. Les cours de français observés varient d’une classe à l’autre en fonction des enseignants, des textes proposés, du public enseigné, etc. : les études de texte peuvent durer plus ou moins longtemps (entre une heure et deux en général 1020 pour les extraits), elles font parfois l’objet de préparation domestique, leur réalisation – si ce n’est leur correction – est vérifiée plus ou moins systématiquement par les enseignants. Néanmoins, les différences des cours de français observés ne sont pas significatives du point de vue de l’objectivation de la relation d’enseignement dans laquelle s’inscrit la réalisation des études de texte. Les enseignants fixent des objectifs d’enseignement (perspectives d’étude des textes, enseignement d’une démarche rigoureuse, etc.), ils déterminent en partie le déroulement de leurs cours, et ont des attendus à l’endroit des tâches de leurs élèves (et le degré d’autonomie de ces derniers).

Notes
1014.

« 1902 voudrait marquer un tournant : les Instructions [...] suppriment le cours magistral. Préconisant la lecture - la lecture directe des textes, d’œuvres complètes - les Instructions critiquent le cours magistral d’histoire littéraire, trop dogmatique, trop abstrait, qui, au lieu de contribuer à mieux faire comprendre textes et auteurs, fonctionne comme un écran. L’élève apprend le cours et le manuel, il ne lit pas », M. Jey, La Littérature au lycée, op. cit., p. 68.

1015.

C. Baudelot et M. Cartier, « Lire au collège et au lycée », op. cit., p. 27, on souligne.

1016.

Cela convient lorsque l’on a justement pour objet d’étude les tenants de tel ou tel point de vue sur ce que doit être la critique littéraire, les lectores, P. Bourdieu, « Questions de méthode », Les règles de l’art, op. cit., p. 249-297.

1017.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 446.

1018.

B. Bernstein, « La Construction du discours pédagogique et les modalités de sa pratique », op. cit., p. 47.

1019.

Mettre en évidence les conditions concrètes dans lesquelles se déroule une étude de texte, c’est adopter une posture théorique et méthodologique (mais non axiologique) « relativiste » pour reprendre les termes du débat entre J.-C. Passeron et C. Grignon dans Le savant et le populaire, op. cit., p. 93-97 notamment.

1020.

Si le temps d’une lecture méthodique est concentré sur une heure dans les cours de madame A, la lecture méthodique d’un poème de Ronsard réalisée dans les cours de madame B a pris deux heures. La correction d’une lecture méthodique d’un extrait de Britannicus dans la classe de monsieur C a duré deux heures également, etc., cf. supra, tableau récapitulatif des observations en classe.