a. l’élaboration d’une perspective d’étude

Les cours de français n’échappent pas à l’une des caractéristiques de la forme scolaire qu’est l’intentionnalité de l’enseignement. Toute étude de texte réalisée en classe suit des objectifs pédagogiques particuliers définis et circonscrits par les Programmes.

En élaborant des perspectives d’étude, les enseignants se soumettent aux Programmes scolaires et dispensent les objets d’enseignement qui leur reviennent. Ainsi on a vu qu’ils inscrivaient l’appréhension des œuvres intégrales ou des groupement de textes dans des perspectives d’étude : le libertinage dans Dom Juan pour madame D, le tragique à partir d’Iphigénie pour madame G, le sonnet à partir d’un groupement de poèmes pour madame A, etc. Il revient aux enseignants de présenter à leurs élèves leur perspective d’étude et le déroulement de l’étude. Madame D le fait dans son introduction à Pierre et Jean :

‘« [j’ai dit aux élèves] comment on allait faire : j’ai d’abord expliqué que j’avais sélectionné quelques passages... qu’y avait des passages incontournables sur lesquels on allait s’arrêter... et qu’on allait aussi s’arrêter à deux trois thèmes... qui étaient récurrents dans le livre. Bon je pense que j’ai pris... un quart d’heure vingt minutes pour leur... dire par quel bout... attraper le roman » (Madame D)’

La définition par les enseignants de la perspective d’étude et des objectifs d’enseignement associés au travail sur un texte (extrait ou œuvre intégrale) infléchit dès le départ l’étude qui sera réalisée : elle détermine la présentation des textes et des auteurs ainsi que l’explicitation littérale de l’extrait par lesquelles commence quasi-systématiquement l’étude 1021 . Cette présentation des textes et leur explicitation littérale sont généralement réalisées par les enseignants, les élèves apportent des compléments ponctuels sur demande professorale.

En effet, c’est parce que madame B souhaite approcher le « réalisme » au travers de Madame Bovary qu’elle a choisi d’axer sa présentation du roman sur le réalisme et le romantisme :

‘« je leur ai fait une présentation [...] de l’œuvre [rire] bien sûr [...] j’ai situé l’écrivain [...] dans son siècle par rapport aux mouvements... réaliste et romantique [...] par rapport au réalisme surtout, et puis je leur ai raconté l’histoire en somme de... la genèse de l’œuvre, la création de l’œuvre... (d’accord) Pour qu’i z’aient quand même... des éléments » (Madame B)’

Parce que la biographie de Flaubert permet de poursuivre la réflexion sur l’écriture réaliste – ses conditions de possibilité –, elle en a conseillé la lecture à ses élèves :

‘« là c’est moi qui les ai aiguillés [...] en leur demandant de regarder si i z’avaient une biographie dans leur... édition, de retrouver certains éléments, par exemple... l’insistance sur... la maladie, la description de l’opération d’Hippolyte, de l’agonie d’Emma [...] Parce que bien sûr par sa famille, par son père qui était chirurgien, il avait... quand même certaines connaissances du monde de la médecine bon... Donc [les élèves] ont fait certains rapprochements » (Madame B)’

Lorsque les préfaces et les encyclopédies littéraires généralistes apportent des informations sur les œuvres ou les auteurs qui sortent des perspectives d’étude décidées, les enseignants en déconseillent parfois la lecture à leurs élèves :

Les perspectives d’étude guident aussi on l’a vu l’explicitation littérale des textes étudiés dans la mesure où elles délimitent ce qu’il est primordial d’avoir compris – l’ironie d’un extrait, la connaissance d’un référent historique, etc. – avant de commencer une étude. Celle-ci justifie en effet unecompréhension littérale des textes par l’étude des procédés d’écriture.

Par ailleurs, en débutant une étude de texte par une présentation des textes et auteurs et une explicitation littérale, les enseignants exigent et placent un élément de médiation entre le texte et le lecteur. Ils manifestent qu’au lycée une juste compréhension des textes est étroitement dépendante de leur identification et de leur situation historique et littéraire et qu’il ne sert à rien de se lancer dans une étude de texte sans savoir ce que l’on étudie, ni dans quelle perspective :

‘« Tu vois qu’i sachent, parce que si i z’ont pas... en arrière-plan le contexte [...] ’fin [...] pour découvrir une œuvre... i faut en avoir le contexte quoi. On travaille pas mal sur le paratexte aussi, à chaque fois [...] qu’on va étudier un texte, je leur dis ‘‘Bon qu’est-ce que vous regardez d’abord ?’’. Au moins i z’ont l’habitude... ben le nom de l’auteur et la date quoi, et éventuellement le titre de l’extrait [...] pour qu’i... se fassent une idée du contexte » (Monsieur C)
« on n’aborde jamais un texte, sans parler... de l’auteur, de l’époque, même rapidement » (Madame A)
« raconter la vie d’un auteur pour moi... c’est capital, même si ça fait un peu Lagarde et Michard, mais... ’Fin je sais pas moi j’ai vraiment des souvenirs de cours que j’avais eus où on me racontait la vie je sais pas de Balzac, de Flaubert, et cetera, même de Maupassant. Et je pense que c’est très très important... ç a leur permet d’abord de resituer dans une époque... et puis de... ’Fin... ça leur permet d’avoir une autre idée du personnage... » (Madame D)
« je peux effectivement leur dire qu’un texte s’inscrit dans un contexte historique, et puis qu’à la fois il émane de quelqu’un qui écrit d’une certaine façon, avec... certaines figures de style, et cetera. Pour la Préciosité, ou pour Le Misanthrope, ça c’est assez flagrant... que ç’a été écrit dans un siècle avec un style qui appartient au siècle. » (Madame E)’

Pour permettre une concentration sur des aspects proprement littéraires et stylistiques – vs idéologiques, etc. –, les enseignants sont conduits non seulement à apporter des éléments culturels (cf. supra, les appropriations des mythes grecs par la psychanalyse), mais aussi à lever ou à prévenir des réticences à l’endroit de certains auteurs en mentionnant les critiques dont ils ont pu faire l’objet. Ainsi, commençant l’étude du Hussard sur le toit, monsieur F demande et précise :

‘« Pour lundi, lire et faire une mini biographie de Giono. On lui a reproché son attitude pendant la Seconde guerre mondiale, son pacifisme a été interprété comme une position pro-nazi. Il faut plutôt rapporter son pacifisme à son expérience de la guerre de 14-18 et à sa hantise de ne pas revivre Berlin. En 14, il était volontaire et avait une attitude de héros. » (Observation 6, Monsieur F)’

La définition par les enseignants des perspectives d’étude des textes constitue ce à partir de quoi il est possible de sélectionner les informations pertinentes pour éclairer et présenter un texte. Elle oriente de la sorte les premiers pas de la construction d’une interprétation littéraire d’un texte. Elle ne s’y arrête pas et détermine également les questions à partir desquelles l’interprétation littéraire s’élabore progressivement, les questions qui guident le cœur même de l’étude de texte :

‘« Si le recours à l’histoire reste empiriquement pratiqué dans les classes de français, pour le repérage interne des traits d’historicité (tout ce qui dans un texte permet de le dater, tout en risquant de faire obstacle à une compréhension littérale : sa langue, ses références de tous ordres, sa situation d’énonciation), ce n’est qu’au titre de mise à plat préalable à l’étude de la forme et des figures du texte et, partant, de sa littérarité » 1022

Notes
1021.

Présentation et explicitation littérale sont souvent suivies d’une lecture à voix haute de l’extrait faite par l’enseignant ou par un élève. Monsieur F justifie la suppression fréquente de cette lecture à voix haute par le manque de temps et invite les élèves à s’y entraîner chez eux. Comme madame A, madame G réalise la plupart du temps cette lecture. Elle justifie cette pratique par la nécessité de donner un modèle de lecture et celle de ne pas perdre de temps. Madame E estime au contraire que la lecture à voix haute réalisée par les élèves en classe leur permet de s’y exercer et de surmonter leurs difficultés.

1022.

P. Albertini, « L’histoire littéraire au lycée », op. cit., p. 43-44, on souligne.