b. les questions posées sur les textes

Le déroulement même d’une étude de texte est encadré et guidé par les enseignants, par les questions que les enseignants posent aux élèves. Comme le choix des textes, les questions découlent de la perspective d’étude déterminée et les objectifs pédagogiques des enseignants. Elles médiatisent la relation du lecteur au texte en l’accompagnant pas à pas dans sa lecture, en pointant les marques textuelles auxquelles il doit être attentif, en suggérant de référer les textes à des savoirs spécialisés, etc. Elles jouent un rôle de filtre et définissent, dans le cadre d’une étude de texte, les manières légitimes de l’aborder. Si les élèves peuvent ne pas y répondre, ils se disqualifient scolairement en le faisant.

Les observations en classe et les entretiens réalisés avec les enseignants permettent de ‘‘lister’’ les questions posées aux élèves, qui donnent corps à l’étude de texte : tous les élèves n’y répondent pas et, dans certains cas, ce sont les enseignants qui font les réponses. Ces questions sont de plusieurs ordres. Certaines vérifient la maîtrise théorique par les élèves de savoirs divers (grammaticaux, lexicaux, stylistiques, historiques, littéraires, méthodologiques, etc.). En demandant des repérages textuels, d’autres s’assurent, en plus de la maîtrise théorique de ces savoirs, de leur possible mobilisation intentionnelle. D’autres initient à l’analyse par le demande de recherche des éléments textuels pouvant prouver et justifier une proposition interprétative professorale. D’autres enfin demandent la réalisation par les élèves d’analyses diverses, portant sur des marques textuelles précises ou sur l’ensemble du texte.

Cette liste non exhaustive des questions posées aux élèves à l’occasion des études de texte (extrait ou œuvre intégrale) indique la place importante des repérages et interprétations de marques textuelles précises dans la structuration et la composition d’une interprétation globale du texte. C’est ce que le bulletin officiel de 1995 préconisait :

‘« En ce qui concerne le commentaire composé, le remplacement du libellé par des questions de repérage préparatoires à l’interprétation du texte entre naturellement dans le processus de formation à la lecture méthodique, processus dont le relevé des indices textuels, déjà recommandé en classe de Troisième [...] constitue l’étape initiale. Les élèves de Seconde doivent en prendre l’habitude, en particulier lors des préparations écrites. De même, au terme des explications, ils s’exerceront à rassembler leurs observations pour être capables de composer eux-mêmes un plan de commentaire » (BIR, p. 7, on souligne).’

Ces questions sont celles auxquelles les élèves sont le plus fréquemment invités à répondre. Ainsi madame B précise que pour les préparations à faire à la maison – préparatoires aux études de texte en classe –, elle demande essentiellement d’effectuer un travail de repérage :

‘« c’est essentiellement du repérage que je leur donne à faire à la maison » ; « questions de repérage... donc les lieux, le moment... les personnages, présentation des personnages, l’action [...] ça peut être sur la narration, par exemple dans La Peste, je leur ai demandé... ‘‘Qui raconte l’histoire ? à quel moment est-ce qu’on le sait ? et qu’est-ce qui le prouve ?’’ » ; « [dans l’adaptation cinématographique de Madame Bovary] il y avait une voix off [...] qui correspond... à certains moments... que le réalisateur a voulu... condenser, et donc là, [...] il dit ce qui se passe... donc y a des ellipses en somme [...] donc je leur avais demandé tout simplement... ‘‘Combien de fois la voix off’’ et... ‘‘Pour dire quoi’’... (d’accord) Et ils se sont aperçus comme ça qu’elle intervenait quand même un très grand nombre de fois, mais... - donc ça on va avoir l’occasion d’en reparler -, mais ça montre que le réalisateur, bien sûr, a dû faire des choix [...] [et] c’était un moyen d’assurer... l’enchaînement, la continuité de l’histoire » (Madame B)’

D’autres questions de la liste orientent la lecture en explicitant l’interprétation du texte, ou de marques textuelles précises : les élèves sont alors invités à effectuer des repérages visant la justification cette interprétation, inscrite dans la perspective d’étude définie par les enseignants. Par exemple, lors de l’étude d’un poème de Ronsard, madame B demande à ses élèves de « cherche[r] tout ce qui met en relief une image peu flatteuse de la femme  [en] cit[ant] les vers ». De la même manière, pour la réalisation du commentaire d’un extrait de Britannicus, monsieur C demande à ses élèves « Dites comment Narcisse s’y prend pour dénigre r ceux qu’il accuse d’être les ennemis de Néron ? ». Ces questions prétendent circonscrire la compréhension qui est faite du texte. Parfois, l’interprétation n’est pas explicitée dans les questions, mais les manières mêmes de poser ces dernières peuvent la rendre tangible. Ainsi monsieur C explique que le ton de sa voix peut orienter les réponses de ses élèves. De même il souligne qu’en précisant petit à petit ses questions, il infléchit les interprétations d’éléments ponctuels (une comparaison, une métaphore) des élèves :

‘« [lors de] la correction [d’une étude de texte] [...] je repose la question à l’oral, toute la classe participe, [...] il arrive assez fréquemment qu’ils donnent une autre réponse [que celle faite dans le devoir] parce que... je pense que ne serait-ce que le ton sur laquelle je pose les questions... peut les orienter » ; « y a un relevé à faire par exemple de comparaison ou de métaphore, [les élèves réalisent bien cette tâche] [...] mais au niveau de l’interprétation [ils] reste[nt] très ras de terre quoi [...] là tu reposes une question pour essayer de les faire interpréter plus avant [...] Mais en général ça va toujours dans le même sens parce que les questions sont toujours orientées, pour aller vers ma réponse, normal » (Monsieur C)’

A ce titre, les questions peuvent apparaître comme de « fausses questions » 1023 , puisqu’elles indiquent plus ou moins explicitement aux élèves ce qu’ils doivent répondre. En anticipant l’analyse des réactions des élèves à l’égard de l’enseignement du français (cf. infra, chapitres 7 et 8), on peut évoquer la critique de ce ‘‘jeu de dupes’’ par l’un des élèves de monsieur C :

‘« (pour les explications de textes... par exemple) [...] c’est un peu lui qui commande quoi [...] quand i nous pose des questions on a l’impression que c’est... qu’i sait ce qu’on va répondre donc pff’, bof... en fait à la limite on... c’est lui i fait la lecture méthodique tout seul, puis nous on prend des notes » (Léonardo)’

Les manuels ne sont pas exempts de ces « fausses questions », telle celle du manuel de littérature sur un extrait des Pensées de Pascal que les élèves de madame A ont eu à préparer chez eux :

‘« La démonstration vous semble-t-elle convaincante ? D’où vient son efficacité ? » (Littérature 2nde, p. 143, souligné dans le texte)’

Pour les enseignants, dans un premier temps, l’important est l’apprentissage par les élèves de la justification de propositions interprétatives par des relevés de texte précis. Progressivement, ils sont invités à proposer des pistes interprétatives. C’est pourquoi les questions professorales qui guident la lecture des textes sont essentielles et progressivement moins directives. Ainsi madame D « impose [sa] grille » et « guide vachement les élèves » tout en leur « donnant la parole ». Elle « téléguide un peu la réponse, ’fin [petit rire] parfois c’est un peu facile » en suggérant de trouver dans les verbes et les tournures des indicateurs des attitudes des personnages par exemple, ou demandant de chercher des marques du comique dans un texte (en relevant les hyperboles d’une tirade de Sganarelle dans Dom Juan).

Tous les enseignants interrogés guident le déroulement des études de texte avec de telles questions. S’il apparaît des variations liées à la place plus ou moins importante accordée aux questions de repérages, d’interprétations ponctuelles, de justifications d’interprétations, de propositions de pistes interprétatives, tous les enseignants entraînent leurs élèves à répondre à chacune d’entre elles. Les conditions de l’entraînement sont en revanche diverses. Si de nombreux élèves doivent préparer par écrit leurs études de texte en répondant à des questions de repérages et d’interprétations, celles-ci sont plus ou moins précises et plus ou moins techniques (mobilisation ou non d’un vocabulaire métalinguistique ou métastylistique). Les questions des préparations domestiques de madame A, madame E et madame G 1024 comme celles de monsieur C comportent souvent des termes métalinguistiques explicitant la demande de repérages de faits de langue particuliers. A l’inverse, celles de madame B, madame D ou monsieur F demandent plus souvent l’analyse des « portraits » des personnages, la recherche d’axes de lecture, etc. fondée sur des relevés précis mais n’explicitent pas nécessairement les faits de langue attendus (exceptés les champs lexicaux). S’ils ne formulent pas pour chaque texte étudié les repérages à effectuer, ces trois enseignants ont donné en début d’année les consignes générales d’une étude de texte (précisant l’exigence des repérages et analyses des procédés d’écriture). Madame B justifie sa pratique pédagogique par le nécessaire accompagnement des élèves en classe pour la réalisation de tâches qu’ils ne maîtrisent pas encore (repérage technique et interprétation). Pour leur part, madame D et monsieur F comptent sur une maîtrise par leurs élèves des savoirs spécialisés requis, l’implicite des consignes écrites (qui ne se retrouve pas lors des études en classe où les questions sont également techniques) pouvant être compris par les élèves qui ont effectivement préalablement intériorisé les consignes du repérage textuel et la nécessaire mobilisation des repérages dans une étude de texte 1025 . Construisant ses groupements de textes à partir du manuel, monsieur F donne à lire des extraits entourés de questions techniques, qui peuvent orienter la compréhension de ses propres questions par les élèves. En revanche madame D travaille moins avec des extraits accompagnés de questions. Mais les heures hebdomadaires qu’elle consacre à la préparation aux exercices du baccalauréat (vs étude de texte et enseignement de la littérature) permettent aux élèves de travailler à partir de textes entourés de questions de repérages et d’interprétations.

En outre, certains élèves ont leurs préparations vérifiées (mesdames A, B, E, G et monsieur C passent dans les rangs vérifier les cahiers), d’autres ont leurs préparations évaluées lors d’une présentation orale du travail réalisé (ceux de madame A et de monsieur F), d’autres ont leurs préparations ramassées et corrigées (mesdames E, G et parfois A). Hormis l’étude de la structure du roman de Pierre et Jean et les prolongements d’études de texte commencées en classe, les élèves de madame D ont, pour leur part, rarement eu à effectuer de telles préparations. Ils étaient conviés à répondre en classe aux questions de l’enseignante, cette dernière préférant conduire le déroulement de l’étude :

‘« (tu leur demandais des préparations chez eux ?) nan pas tout le temps (ouais) je leur demandais... en fait... finalement, enfin la préparation j’aime pas tellement(ouais ?) quand / (/ parce que ?) ben parce que je trouve que les élèves réagissent/ Je trouve que... quand i z’ont préparé un texte, alors y a toujours les bons élèves qui m’ont fait les recherches ou... mais à la limite, pas qu’i me cassent mes effets mais... qui ont plus cette spontanéité qu’on a quand on est face à un texte donc dans l’urgence et cetera, et puis... y a les autres qui le font... de loin, enfin qui... m’en écrivent deux lignes pour dire que c’est fait [...] j’aime bien leur dire ‘‘Ben aujourd’hui on étudie ce texte, on le lit et tout de suite on... dans l’urgence... je les fais travailler et j’avoue que je préfère... Parce que i se... enfin, y a l’attrait de la nouveauté qu’y a pas quand... et surtout quand les bons élèves ont d’jà passé un quart d’heure dessus à la maison... Enfin, je sais pas mais je trouve que ça marche pas forcément mieux quoi (ouais) et ça vraiment... plus ça va, plus je le pense... c’est pour ça que je leur en fais peu de travail de préparation de... pour les textes... Je trouve ça... ça les dénature » (Madame D) ’

Dans tous les cas, c’est en s’entraînant à répondre aux questions des enseignants que les élèves apprennent progressivement à mettre en œuvre la façon de lire lycéenne. La relation d’enseignement constitue bien de la sorte une contrainte lectorale particulière permettant de prêter attention à tel ou tel aspect du texte et d’appréhender le texte à partir d’interrogations spécifiques pour en saisir des enjeux et caractéristiques littéraires.

En plus de s’appuyer sur des questions construites selon une perspective d’étude et des objectifs pédagogiques fixés par les enseignants, le déroulement des études de texte est guidé par la gestion professorale des réponses apportées par les élèves.

Notes
1023.

« c’est-à-dire des questions qui [...] incluent la réponse que l’élève peut y apporter », B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 156.

1024.

En annexe, le plan de travail d’Iphigénie distribué par madame G à ses élèves.

1025.

Leur classe comporte une majorité d’élèves à l’aise avec ces savoirs. L’implicite pédagogique n’offre pas un encadrement précis des tâches scolaires aux quelques élèves qui sont moins familiers de ces savoirs et savoir-faire.