Conclusion

Qu’elles soient mauvaises ou bonnes, les réponses apportées par les élèves aux questions posées sur les textes par les enseignants prennent une place dans l’enseignement de la littérature et de la lecture lycéenne. Elles donnent à celui-ci des occasions de diversifier ses modalités de réalisation. Les enseignants réagissent aux propositions de leurs élèves qui réagissent eux-mêmes aux sollicitations professorales. Les modalités diverses de réalisation de l’enseignement de l’étude de texte varient en fonction des savoirs et savoir-faire interprétatifs construits par les élèves ainsi qu’en fonction des inclinations professionnelles des enseignants.

C’est notamment par ces échanges que l’enseignement de la littérature prend corps et c’est au sein de cette relation d’enseignement que la lecture lycéenne s’inscrit : dans la salle de classe à l’occasion des études de texte, ou à l’extérieur par le biais des outils pédagogiques qui prolongent le questionnement professoral sur les textes (manuels, fiches et plans de travail sur une œuvre ou un groupement, photocopies avec textes et questions, etc.).

L’objectivation sociologique de la relation d’enseignement et des pratiques pédagogiques – qui ne procède ni d’une logique de jugement de valeurs ni d’une logique de conseils didactiques – fait apparaître 1/ la répartition des tâches entre enseignants et élèves pour la construction d’une étude de texte, et 2/ la dissymétrie des statuts et des initiatives entre élèves et enseignants (conforme et inhérente à la relation d’enseignement, autrement dit, socio-logique 1039 ). 3/ Elle permet de comprendre des effets immédiats inattendus ou non souhaités de cette relation d’enseignement constatés par les enseignants. Ces effets inattendus ou non souhaités ne présagent pas de l’efficacité à long terme de l’enseignement.

Lorsque l’autorité pédagogique n’est pas contestée et que le fil de la leçon n’a pas été rompu 1040 , la relation pédagogique et les positions différentes qu’y occupent les différents protagonistes induisent des différences de perception-maîtrise de l’objectif global d’une leçon entre l’enseignant et ses élèves. Comme le notait B. Lahire à propos de l’instituteur, « Du fait de sa position institutionnelle, le maître est le seul à avoir une vision d’ensemble de la leçon. Sa leçon est préparée, elle a un objectif précis, il choisit les exercices et les questions adéquats pour faire apparaître ce qu’il veut étudier [...]. Il dirige, contrôle, conduit la leçon et est bien, au sens précis du terme, le maître de la leçon » 1041 . Il en va de même en seconde pour le déroulement des études de texte, la décision des perspectives d’étude et des objectifs pédagogiques, l’élaboration des questions sur les textes, la gestion du déroulement des séances d’étude, l’évaluation des réponses apportées par les élèves et la réaction à celles-ci pour atteindre l’objectif fixé...

En effet, lorsque l’objectif est de dégager une signification globale des textes étudiés (dans le double mouvement de la construction et de la constatation, comme on l’a vu), l’enseignant ayant préparé sa séance sait où il va. Les questions qu’il pose à ses élèves sont conçues pour aboutir, entre autres 1042 , à cette mise au jour. S’il maîtrise la logique qui donne sens à chaque question (dans ses relations avec les autres questions), les élèves ont, eux, à répondre à chaque moment à des questions précises – la distribution de plan d’étude permet une vision à plus long terme du travail à effectuer mais n’explicite pas la logique professorale. Ils doivent repérer des marques textuelles particulières, ou interpréter des éléments ponctuels. On comprend de ce point de vue les écarts entre les attentes de réponse de l’enseignant (attentes élaborées par rapport à la logique d’ensemble) et les réponses faites par les élèves : la non maîtrise de la logique globale de la séance peut les conduire à considérer isolément chaque question précise et à ne pas faire leur la logique interprétative. Madame B relate un tel décalage entre elle-même et ses élèves :

‘« c’est peut-être parce que j’avais pas précisé ma question mais i me semble que c’est aussi une question... d’intelligence de lecture. Je leur avais demandé en dernier [...] ‘‘Qui formule l’avertissement, et quelles sont les motivations de celui qui avertit Don Juan ?’’. Ben donc certains m’ont dit... ‘‘Ah ben... l’armée le prévient qu’il est poursuivi par des hommes en arme qui le recherchent’’. Evidemment, ça c’était à côté de la question [...] les avertissements... c’est lié bien sûr au sens de la faute quoi et... du châtiment... de Don Juan. C’était ça qui était intéressant, mais je n’avais pas pensé... qu’i z’allaient me dire ça moi ! j’étais tellement... - c’est vrai - bien dans mon... sujet. Mais comme quoi... ce n’est pas forcément évident non plus pour les élèves » (Madame B)’

En outre, on l’a vu, pris par la construction d’une perspective d’étude et des objectifs d’enseignement, les enseignants sont parfois conduits à ne pas anticiper les réactions d’élèves ne possédant pas les références littéraires et culturelles à partir desquelles des enseignants ont construit leurs questions (le sens religieux du terme « avertissement » dans Dom Juan, l’existence historique de deux Napoléon, le sens mélancolique et non euphorique du spleen baudelairien, etc.) et aux prises avec des enjeux « affectifs et psychologiques », comme les nomme madame G, ou politiques et éthiques, dont les textes sont parfois porteurs.

Par ailleurs, la conception dominante de l’enseignement explicite une logique de progression allant du plus simple au plus complexe, ainsi qu’une logique de continuité (comme si ce passage du simple au complexe allait de soi). L’enseignement de l’étude de texte n’échappe pas à cette conception pédagogique. Par lui, les enseignants doivent amener progressivement les élèves à interpréter eux-mêmes les textes, en se soumettant d’eux-mêmes aux exigences et règles de l’étude de texte, en suivant la démarche interprétative enseignée : par un processus d’autocontrainte, sans même que des questions aient besoin de guider la lecture. On peut supposer que cet enseignement vise à la mise en œuvre d’un tel rapport aux textes en dehors même de l’école. Mais l’enseignement se réalise en plusieurs étapes. Au départ, les élèves n’ont pas à construire les cadres de l’interprétation, ils doivent inscrire leurs propositions interprétatives dans les cadres donnés par les enseignants, avant de s’essayer eux-mêmes à l’interprétation. En ce sens, la conception de l’enseignement selon une logique de progression a des répercussions sur l’organisation même des tâches effectuées par les enseignants et par les élèves : aux premiers reviennent les tâches plus complexes au départ, aux seconds, les tâches plus simples. Progressivement, les élèves sont invités à effectuer également les tâches plus complexes. Le repérage est censé mener à l’interprétation : il est pensé comme étant plus simple que l’interprétation ; l’interprétation – pas nécessairement ancrée dans un savoir littéraire au départ – d’éléments ponctuels (petites unités) est pour sa part pensée comme étant plus simple que l’interprétation globale du texte.

L’objectivation des modalités d’enseignement de l’étude de texte éclaire les effets non souhaités de ce dernier que les enseignants décrivent comme difficultés d’apprentissage des élèves : simples repérages détachés de la logique de signification, manque de témérité interprétative, paraphrase constatées dans les copies d’élèves, « caricatures » de ce qui est demandé. En effet, tout se passe comme si lors d’une évaluation et des premières réalisations individuelles d’études de texte, les élèves avaient à effectuer des tâches qui, habituellement - du fait de leur statut -, ne leur reviennent pas et qu’ils n’ont pas l’occasion de réaliser dans les mêmes conditions. La nouveauté de la situation – à laquelle ils sont peu entraînés – les amène à produire des réponses que leurs enseignants perçoivent comme « limitées », « pauvres », etc., comme on l’a vu précédemment (cf. les difficultés d’élèves à être lecteur-commentateur). Les faiblesses et prudences des élèves constatées par les enseignants sont révélatrices de la façon de lire apprise et mise en œuvre par les élèves dans les premiers temps de l’enseignement de l’étude de texte littéraire (ce qui fait plus précisément l’objet du chapitre 7). Ce qui est objectivement enseigné - au travers de cette répartition des tâches -, c’est une lecture de type informatif (en ce sens qu’on lit en recherchant des informations d’un type particulier) et étroitement liée aux demandes professorales : les élèves apprennent à repérer ce qui, dans les textes, est « utile » à l’analyse demandée par leurs enseignants. Ils n’apprennent pas forcément à mettre en œuvre individuellement la démarche interprétative, ni ne se saisissent immédiatement de savoirs et savoir-faire permettant de le faire. Les manques d’« autorisation » interprétative sont liées à la position d’apprentis des élèves au sein des cours de français et des premières mises en œuvre individuelles de même que le manque de responsabilité est lié aux positions professionnelles des personnels non qualifiés :

‘« Il y a [...] comme un paradoxe à entendre ou à lire parfois des discours ‘‘désespérés’’ sur le ‘‘manque d’autonomie’’, l’absence d’‘‘esprit d’initiative’’, l’absence de ‘‘prises de responsabilités’’ des personnels de ‘‘bas niveaux de qualification’’ dans la mesure où ces manques sont justement constitutifs de leurs positions professionnelles » 1043

De plus, lors des évaluations, les élèves doivent mettre en veille certaines réactions lectorales comme les extrapolations, les engagements affectifs, leurs réactions premières mêmes lorsqu’elles répondent aux intentions textuelles analysées, l’humour sur les textes étudiés et sur les savoirs scolaires, les va-et-vient entre ancrage pragmatique et ancrage littéraire, etc. Autrement dit, ils doivent mettre en veille des réactions lectorales bien venues en d’autres moments scolaires parce qu’elles donnent un certain dynamisme au déroulement de l’étude des textes, parce qu’elles servent l’explicitation de la démarche interprétative par l’enseignant, parce qu’elles permettent les retournements carnavalesques temporaires, etc. Ils doivent mettre en veille les réactions qui, du fait de leur position dans la relation pédagogique, leur reviennent ordinairement dans la salle de classe.

Ainsi la variation des situations entre l’enseignement de l’étude de texte et la vérification de sa maîtrise implique d’une part l’enseignement de la maîtrise et la mise en œuvre intentionnelle et circonscrite de différentes réactions lectorales, d’autre part une préparation à la mise en œuvre individuelle des savoirs et savoir-faire interprétatifs. Elle requiert aussi l’enseignement explicite – pas toujours effectif – de la variation des attendus professoraux selon les situations 1044 .

Par les façons de lire qu’elle suscite et encadre, la relation d’enseignement constitue un élément essentiel des contraintes lectorales lycéennes au même titre que les savoirs et savoir-faire interprétatifs exigés à l’école, ou que les textes lus sur recommandation scolaire aisément repérables à partir d’entretiens avec les enseignants et d’une lecture des Instructions officielles.

Notes
1039.

On constate, mais on ne préconise pas ici l’enseignement aux élèves de la logique professorale, des tenants et aboutissants des savoirs universitaires ou des instructions officielles à partir desquels ils élaborent leur plan de cours, etc.

1040.

D. Thin, « L’autorité pédagogique en question », op. cit.

1041.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 149.

1042.

Il y a également, rappelons-le, des questions qui visent à vérifier les connaissances des élèves : « quelles sont les différentes valeurs du ‘‘on’’ ? », « qu’est-ce qu’un modalisateur ? », « quelles sont les règles du théâtre classique ? », « connaissez-vous deux auteurs romantiques ? », etc.

1043.

B. Lahire, La Raison des plus faibles, op. cit., p. 99.

1044.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 118-122. L’auteur analyse ainsi la variation des performances des élèves en lecture compréhension selon les situations scolaires ordinaires et les situations d’évaluation : les unes et les autres réclament en fait des savoirs et savoir-faire différents.