Chapitre 7 : Des réactions lectorales plus ou moins conformes aux attentes professorales

Lorsqu’ils lisent pour leurs cours de français, les élèves de seconde sont invités à appréhender les textes de façon analytique et à mettre en suspens ou à canaliser une appréhension pragmatique des textes.

L’appréhension des textes attendue au lycée combine les différentes façons de lire analytiques initiées dès le collège (résumé, analyse stylistique et linguistique, contextualisation historique et esthétique) ; elle ne se réduit à aucune d’entre elles.

La construction du sens des textes et la saisie des effets portés par des marques et des constructions textuelles particulières s’effectuent par la mobilisation de savoirs et savoir-faire spécialisés – en référence à une histoire littéraire, à des esthétiques, à des conditions historiques et biographiques de production, à des savoirs stylistiques – plutôt qu’en référence aux expériences lectorales de lecteurs singuliers. C’est d’autant plus le cas que les expériences lectorales sont peu informées de ces savoirs et savoir-faire spécialisés. Comme le souligne M. Bakhtine 1045 , il s’agit alors d’analyser les textes et non de les « vivre » comme lorsque le lecteur se laisse prendre par l’histoire d’une œuvre narrative, ou comme lorsqu’il réagit de façon éthico-pratique aux textes, aux comportements des personnages, aux conceptions du monde sous-jacentes ou explicites, en référence à ce qu’il est, vit et pense au quotidien, selon une modalité répondant à d’autres logiques que celle de l’argumentation écrite enseignée dans le secondaire. Si une appréhension pragmatique des textes est autorisée, voire favorisée par certaines sollicitations scolaires, elle n’est pas requise lors des situations d’évaluation des façons de lire. Elle n’est en outre jamais suffisante pour une bonne évaluation scolaire 1046 . L’enseignement du français en seconde vise donc la mobilisation « raisonnée » 1047 des différentes appréhensions des textes. Il suppose et enseigne un « sens de la pertinence contextuelle » 1048  favorisant la mise en veille 1049 , en contexte scolaire, d’une appréhension pragmatique des textes au profit de la mise en œuvre et de l’explicitation d’une appréhension analytique. Il reconnaît la légitimité de leur appréhension pragmatique en contexte extra-scolaire ou, exceptionnnellement, en contexte scolaire.

Néanmoins, les élèves ont parfois des appréhensions pragmatiques des œuvres qu’ils étudient. C’est le cas d’Aïcha qui a aimé Madame Bovary. Réagissant à l’œuvre et aux personnages à partir de critères moraux, Aïcha a aimé réfléchir notamment aux conditions de la femme mariée :

‘« Madame Bovary [...] pour moi c’est une histoire... qui se passe encore en ce moment quoi. Je veux dire y a des gens encore qui se sont mariés et qui sont pas... qui aiment pas leur mari, et y en a beaucoup qui z’ont des amants... (ouais) ou des maîtresses. Et puis je sais pas son histoire elle était vraiment bien, elle était... intéressante. En plus de voir comment... quelqu’un aime la personne et l’autre personne elle ne l’aime pas, tu vois comment i se comportent et tout [...] la façon dont... Madame Bovary elle se comporte aussi. Y a des choses i sont... réels [...] On voit ce qu’une femme... aime... chez un homme, ou ce qu’elle veut plus tard (ouais), ce qu’elle veut avoir. On le voit à travers le livre... tout ce qu’une femme comment elle rêve et tout... Puis des fois y en a qu’elles tombent dans le piège hein [...] Moi j’ai bien aimé pour ça. La façon dont... elle est... Tout le long en fait elle est triste pratiquement (ouais) Elle... elle a pas une vie... heureuse... à mon avis. En plus elle en parle même pas à... son mari, elle lui fait pas comprendre. Une fois elle essaye de le raisonner un peu parce que c’est vrai qu’il est un peu trop gentil en fait. A mon avis c’est ça... En fait elle elle rêvait de... de romantique... de tout ce genre de choses [...] [rire puis à nouveau ton triste] Elle a pas eu de chance [...] En fait quand j’ai vu monsieur Bovary comme il est gentil et... qui aime sa femme et tout, ça me faisait de la peine qu’il l’a... qu’elle le trompait. [...] Pour moi en fait le mariage c’est pas n’importe quoi, quoi. Je veux dire le mariage c’est pas après tu vas voir un autre. Nan franchement j’approuve pas : c’est ce que j’ai pas approuvé c’est les amants. Même si on n’aime pas la personne c’est... Surtout en plus quand elle avait une fille [...] i faut... i réfléchissent ! Pourtant je sais pas la première fois quand elle s’est mariée : pourquoi elle s’est mariée avec lui si elle voulait pas ? Y a des choses comme ça. Mais... c’est les livres hein (ouais) On n’y peut rien... » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)’

Cette enquêtée mobilise des habitudes lectorales mises en œuvre dès le collège au sein des cours de français et en dehors. En troisième, elle a ainsi trouvé « super bien » La Symphonie pastorale, du fait des questionnements suscités autour de la souffrance de la femme du pasteur, de la passion de ce dernier pour sa pupille aveugle, du « suicide de Gertrude », de l’entrée dans les ordres du fils. En suivant les recommandations de son cousin, elle a également lu le « livret personnel d’une fille de Harlem ». Aïcha a été « touchée » par ce récit et dit son empathie pour l’héroïne. Celle-ci vit en quartier populaire avec ses demi-frères et sa mère et est confrontée à la prostitution et à la drogue. Elle parvient malgré tout à poursuivre ses études grâce à une enseignante qui se bat pour lui faire obtenir une « bourse ». Aïcha s’est saisie des perspectives d’étude de Madame Bovary proposées par madame B comme par exemple « les étapes de la désillusion d’Emma » à partir de ses habitudes lectorales romanesques antérieures 1050 .

A ma demande, Aïcha raconte les réactions de madame B aux propositions des élèves. L’enseignante réoriente les observations des élèves en leur demandant de s’en tenir au « livre » et non d’exprimer leurs impressions et réflexions lectorales :

‘« (je reviens sur Madame Bovary, mais... tu lui avais dit à la prof que t’aimais pas trop parce que justement... parce que [Emma] elle trompait son mari et tout, ’fin, elle se rendait pas compte que lui il l’aimait) oui, oui. Ouais on avait parlé de ça, mais [la prof] elle nous avait dit comme quoi... D’abord elle nous a dit ‘‘C’est le livre’’ [petit rire] » ; « y en a beaucoup dans la classe qui l’ont pas aimé [ce roman] Chaque fois i disaient ‘‘Ouais, elle a pas honte [Emma]’’, je sais pas quoi. Y en a une qui a dit ‘‘Moi je ferai jamais ça à mon mari’’ [rire des deux]. Mais [en classe] c’était pas la même chose quoi, c’était [étudier] le livre » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie) ’

Madame B explique de manière moins elliptique comment elle oriente les réactions de ses élèves vers des considérations sur l’écriture de Flaubert :

‘« pour le dernier cours, où je leur ai demandé d’essayer de dégager les caractéristiques du style... de Flaubert (ouais), et alors... j’avais des élèves qui en fait n’arrivaient pas à se pencher sur ce thème de l’écriture et qui me... commentaient toujours et encore... la façon de réagir des personnages. Mais ça montre qu’i z’avaient envie d’en parler (hum hum) et qu’ils les considéraient comme vivants, et... Vraiment ce qui m’a frappée et qui m’a fait plaisir aussi c’est que... puis c’est vraiment eux qui ont dit des choses très intéressantes... Myriam par exemple – celle... qui n’avait pas lu le livre au début (ouais) – elle a dit que le livre se lisait finalement très facilement et que même si y avait certains mots de vocabulaire qu’on ne comprenait pas, en fait... tout l’ensemble du livre se lit... très facilement et que c’est... un livre qui est très moderne(hum hum) Et donc ça c’est vrai que j’ai trouvé que c’était déjà bien de ressentir la modernité du style... de Flaubert. Et aussi parce qu’il parle des choses de la vie quotidienne... de situations... qu’ils peuvent transposer eux aussi facilement(ouais) puis ce sont des thèmes... très fréquents dans les œuvres... littéraires ou cinématographiques... d’aujourd’hui en fait hein. Et... aussi je leur ai dit qu’il fallait qu’i z’essayent de retrouver des choses qu’ils avaient déjà abordé... (…) Ils ont réussi à me dire, à dégager donc... l’importance du réalisme(ouais) donc là i z’ont retrouvé... l’importance des descriptions, des portraits et là j’étais vraiment contente parce que finalement i z’ont compris à quoi servaient toutes ces descriptions, tous ces portraits, puisqu’ils m’ont dit que... grâce à cela, on se représentait vraiment... tout ce qui était évoqué. » (Madame B)’

Ainsi, l’enseignante canalise l’appréhension des œuvres par les élèves. Elle leur indique ce à quoi ils doivent prêter attention, ce qu’ils doivent commenter ainsi que la manière dont ils peuvent rendre compte de leur lecture au sein du contexte scolaire. Pour Mathilde, c’est en « coup[ant] » les élèves « dans [leur] élan » que monsieur F les invite à mettre en suspens une appréhension pragmatique des textes ou à taire des énoncés « faux » ou « hors-sujets » :

‘« j’aurais p’t-être dû plus participer aussi mais bon ça c’est pas ma nature donc... je suis plutôt timide et... je préfère rendre... quèque chose... [écrite] plutôt que d’en faire part à tout le monde. Parce que généralement en plus je mets tout le temps pas mal de moi dans ce que je fais, des trucs personnels et tout et j’aime pas trop en parler... devant tout le monde quoi (devant une classe) ouais ! Le truc de Rimbaud là [un commentaire composé du Dormeur du val] je l’aurais jamais dit. J’ai/ En plus... j’ai levé la main au début pour commencer à le dire. Mais... le problème c’est que tout de suite [monsieur F] m’a arrêté parce que j’ai... j’avais faux, parce que... je faisais des hors-sujets, parce que je faisais... Donc je me suis fait ‘‘ok ! Donc, on dirait rien, on lui rendra le truc’’ [...] C’est vrai que... le reproche qu’on... pourrait lui faire c’est... chaque fois qu’on parle... qu’on essaye de parler, i nous coupe très vite dans notre élan. Et... c’est tellement difficile pour moi de faire le premier pas que si tu me coupes tout de suite... moi j’arrête quoi. Et je préfère même pas continuer. J’avais fait un autre truc aussi, mais je crois bien que c’était Les Feuilles d’automne , là je m’étais déchirée [ie. J’avais beaucoup travaillé]. Ouais, Les Feuilles d’automne. J’avais fait ça... ‘‘La fuite du temps’’ et tout. Et j’avais commencé à le dire en fait, et... tout de suite i m’arrêtait et... j’ai fini quoi, j’avais les larmes aux yeux quoi parce que... franchement... si c’est pour faire/ ça désespère plus qu’autre chose » (Mathilde ; père : architecte ; bac et études d’architecture ; mère : institutrice ; formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’

Les réorientations et correctifs professoraux ne sont pas les seuls éléments favorisant la mise en suspens ou au second plan d’une appréhension pragmatique des textes en contexte scolaire, si ce n’est la mise en œuvre de leur appréhension analytique.

Le présent chapitre veut rendre compte des conditions et modalités de mise en œuvre d’une appréhension analytique et de mise en veille ou de canalisation d’une appréhension pragmatique des textes étudiés en cours de français. On se distingue ainsi d’une perspective cherchant à saisir la réalité d’une posture ou d’un rapport général à l’endroit de la littérature. En interrogeant les enquêtés sur les lectures concrètes effectuées en contexte scolaire et celles effectuées en d’autres contextes, on a produit un matériau qui fait apparaître systématiquement les conditions et modalités de lecture : même pour les enquêtés les plus familiers de la littérature, et les plus proches de ceux que C. Détrez décrit comme « passionnés et convertis » à la littérature, les lectures sont des réactions aux sollicitations scolaires. Si les élèves ne lisent pas « pour obtenir de bonnes notes au baccalauréat », ils soumettent toutefois leurs lectures aux consignes professorales. Ils s’y soumettent d’autant plus aisément qu’ils ont constitué les façons d’appréhender les textes à leur entrée au lycée comme découvertes heureuses 1051 .

Les entretiens réalisés avec les élèves et leurs copies de français témoignent par ailleurs de la récurrence et de la diffusion des réactions lectorales plus ou moins conformes aux attentes professorales.

Du fait de leur niveau d’enseignement, les enquêtés se distinguent des individus à partir desquels P. Bourdieu et J.-C. Passeron ont élaboré le modèle des « héritiers » : il s’agit de lycéens et non d’étudiants. En outre, tous les enquêtés ne sont pas enfants de bacheliers et, parmi les enfants de bacheliers, beaucoup ont des parents ayant suivi des filières non littéraires. Ils ont de fait peu de chance d’entretenir « l’illusion de l’apprentissage comme fin en soi » 1052 , et encore moins celle de l’apprentissage comme fin en soi de la lecture de la littérature.

Ils sont en accord avec « les normes d’une société scolaire de plus en plus basée sur l’efficacité et la rentabilité » 1053  et sont portés à entretenir un rapport instrumental aux savoirs et à la scolarité tel qu’il a été mis en évidence pour les « nouveaux lycéens » 1054 . Ceux-ci le rendent fort visible en ne le combinant pas toujours à un rapport cognitif ou épistémique aux savoirs et à la scolarité. Ils envisagent les savoirs et savoir-faire scolaires enseignés à travers le filtre des résultats obtenus et à obtenir. Si certains manifestent une résistance tant objective que subjective aux savoirs et savoir-faire enseignés en français (« je n’ai plus travaillé », « j’ai lâché l’affaire », « ça ne m’a jamais intéressé »,etc.), et si parfois et plus ou moins sciemment, quelques-uns détournent les consignes lectorales, tous les enquêtés disent avoir répondu aux demandes professorales : pour « ne pas perdre la face » 1055 , pour « faire face » 1056 , pour acquérir des savoirs et savoir-faire spécialisés et spécifiques. Du fait de la situation d’entretien et aussi du terrain de l’enquête, aucun enquêté ne conteste ouvertement les injonctions scolaires et l’autorité pédagogique 1057 . De plus, « l’instrumentalisme scolaire », les « techniques de travail scolaire [telles que le bachotage] ne sont pas en soi propres aux enfants des classes populaires » 1058 et sont rendus possibles par l’organisation même de l’enseignement scolaire. Y participent d’une part, l’évaluation de la maîtrise des savoirs et savoir-faire enseignés, la décomposition des savoirs et savoir-faire en vue de leur enseignement, l’acquisition de ceux-ci par le biais d’exercices dont le sens est avant tout scolaire et lié à leur inscription dans une logique d’acquisition et de production de savoirs 1059 . D’autre part l’organisation de l’enseignement par classes de niveaux auxquelles les élèves accèdent sur la base notamment de bulletins de notes certifiant l’acquisition de telles et telles compétences favorise l’instrumentalisme scolaire. Cet instrumentalisme scolaire est aussi lié à la dépendance des élèves à l’endroit de l’institution scolaire pour l’acquisition et la certification de leur capital culturel. Or celle-ci augmente avec la spécialisation des savoirs à mobiliser lors des études de textes, même parmi les élèves dont les parents ont suivi des études supérieures (parallèlement les plus grandes accessibilité et diffusion d’ouvrages de référence consignant de tels savoirs réduisent potentiellement la dépendance des élèves qui y ont recours vis-à-vis de l’institution scolaire). Il est enfin renforcé par l’importance des enjeux de l’obtention de diplômes du fait de la place majeure de l’institution scolaire dans la structuration de l’espace social (obtention voire candidature à un emploi, détermination des rémunérations par les niveaux de diplôme) 1060 .

Ce rapport instrumental à l’institution scolaire n’est pas sans répercussion sur l’appropriation par les enquêtés de l’enseignement du français tel qu’il s’effectue en classe de seconde et sur leurs façons d’appréhender les textes qu’ils lisent dans ce contexte. Pour les enquêtés, il importe de réussir scolairement et, pour cela, de répondre à une demande scolaire : ils lisent parce que les enseignants le leur ont demandé et ils lisent prioritairement ce qui leur permettra de répondre à cette demande professorale plus qu’ils ne cherchent à satisfaire des attentes lectorales relevant d’une appréhension pragmatique. Tout se passe comme si la priorité accordée aux activités permettant de répondre à une demande scolaire prenait le pas sur les textes mêmes, et sur les réactions des enquêtés à ces textes.

Cette relégation des textes et cette mise au second plan des réactions lectorales pragmatiques sont accrues lorsque les enquêtés sont tenus à distance des textes qui leur sont soumis du fait des spécificités mêmes de ces derniers. Comme on l’a vu au chapitre 6, en seconde, les élèves sont invités à découvrir des œuvres de langue française « de qualité » ou à approfondir leur connaissance de cette catégorie de textes. Parce qu’elles ont des spécificités littéraires et textuelles et parce qu’elles sont présentées comme devant faire l’objet d’une lecture accompagnée 1061 , beaucoup d’œuvres étudiées sont perçues comme « difficiles », notamment par les enquêtés les moins familiarisés avec cette catégorie de textes au cours de la période collégienne. C’est le cas lorsqu’ils ont moins lu, à l’école ou en dehors, de textes semblables, lorsqu’ils ont lu des textes moins longs, lorsqu’ils ont peu eu l’occasion d’étendre leur connaissance de la culture littéraire à partir d’adaptations d’œuvres ou de discussions autour d’œuvres littéraires. Les difficultés évoquées sont de plusieurs ordres : elles peuvent être relatives au lexique utilisé, aux thèmes abordés, aux personnages créés, aux cadres de la narration, à la construction textuelle, à des caractéristiques génériques ou typographiques (l’absence de narrateur dans les pièces de théâtre, les didascalies et nom des personnages, etc.). Et tout se passe comme si la levée de ces difficultés empêchait la satisfaction d’attentes lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique des textes étudiés 1062 . Mais, si les enquêtés concentrent leur attention lectorale sur les difficultés et spécificités lexicales, thématiques ou stylistiques des textes qui leur sont soumis, c’est aussi qu’ils y sont invités : ces difficultés et spécificités constituent la matière même de ce qui est analysé en classe de seconde.

En effet, en étudiant-objectivant les œuvres lues pour les cours de français, les élèves les appréhendent de façon analytique, notamment par le repérage et l’étude de certaines marques textuelles. Ils apprennent à mettre en suspens ou à reléguer au second planune appréhension pragmatique des textes et à mettre en œuvre systématiquement une façon de lire à laquelle la plupart d’entre eux ont été initiés au collège. Cette façon de lire requiert la mobilisation de savoirs spécialisés dont l’acquisition est plus ou moins mise en avant au sein des cours de français. S’ils consacrent beaucoup d’énergie à ces apprentissages, c’est en partie aussi parce que ceux-ci leur offrent la possibilité de réactiver des manières d’être écoliers : ils peuvent être envisagés comme une somme de connaissances et de gestes intellectuels à maîtriser.

Enfin, devant s’emparer de textes difficiles en mettant en œuvre une façon de lire analytique dont ils sont peu sûrs puisqu’elle est en cours d’acquisition, dans la perspective d’une évaluation dont dépend en partie leur réussite scolaire, les élèves sont amenés à assurer leurs arrières. Ils le font en s’en remettant à de plus compétents qu’eux pour donner sens aux textes. Ils se réfèrent aux appréhensions analytiques des textes stabilisées et dispensées par les enseignants, par leur entourage, par des animateurs, à celles consignées dans des livres. En plus d’un sentiment d’insécurité, c’est l’organisation même de l’enseignement, avec une répartition des tâches entre enseignants et élèves (cf. supra, chapitre 6), qui offre les conditions d’une « remise de soi » 1063 . Cette mise en suspens d’une appréhension pragmatique des textes s’effectue non seulement en amont, par le recours à des aides, mais aussi en aval, par la mémorisation des propos des enseignants sur les textes lus en classe.

Cette remise de soi en matière de construction des textes ne concerne ni l’ensemble des enquêtés, ni l’ensemble des lectures réalisées en seconde. Quelques enquêtés réalisent progressivement, en suivant les consignes professorales, des lectures analytiques des textes étudiés. A cette occasion, ils mettent en suspens, ou au second plan, leur appréhension pragmatique des textes et les satisfactions lectorales qui y sont liées. Ils découvrent souvent des satisfactions lectorales nouvelles, propres à une appréhension analytique des textes. Ces enquêtés se caractérisent par le fait de maîtriser les savoirs et savoir-faire spécialisés requis, d’avoir parfois mis en œuvre eux-mêmes des façons de lire analytiques lorsqu’ils étaient au collège, d’avoir intériorisé la conception scolaire 1064 d’une construction individuelle des savoirs et savoir-faire et, enfin, de bénéficier des conditions culturelles et matérielles favorables à leur exercice et à leur entraînement.

Au terme de ce chapitre, on évoquera les positionnements des enquêtés à l’endroit des consignes lectorales lycéennes. Ceux-ci ne recouvrent pas mécaniquement les savoirs et savoir-faire lectoraux construits et maîtrisés. Les prises de position des enquêtés par rapport à l’enseignement du français dépendent d’une part de la particularité de leurs conditions d’énonciation, dans le cadre d’un entretien dont la prise de contact s’est effectuée au sein des cours de français. Elles dépendent d’autre part :

  • de la place que cet enseignement occupe parmi d’autres sollicitations lectorales et parmi d’autres satisfactions lectorales ;
  • de l’écart entre les enseignements reçus au collège et au lycée ;
  • de la reconnaissance par les enquêtés de l’autorité pédagogique des enseignants.

La diversité des éléments susceptibles d’infléchir les rapports des enquêtés à l’enseignement du français explique que des enquêtés maîtrisant inégalement les savoirs et savoir-faire spécialisés enseignés puissent tenir des propos similaires à l’endroit de cet enseignement et, qu’inversement, des enquêtés dont la maîtrise des savoirs et savoir-faire spécialisés est proche puissent avoir des positionnements différents 1065 .

Qu’ils s’en remettent à des propositions professorales, amicales ou livresques ou qu’ils produisent eux-mêmes une analyse des textes étudiés en classe, certains enquêtés réagissent positivement à la spécialisation des consignes lectorales liées à l’entrée au lycée. C’est le cas notamment lorsqu’ils découvrent de nouvelles satisfactions lectorales, comme le « plaisir esthétique et intellectuel de l’interprétation » 1066 , qui ne relèvent pas d’une appréhension pragmatique des textes mais d’une appréhension analytique. D’autres enquêtés, au contraire, réagissent négativement à la spécialisation des consignes. S’ils suivent ces dernières lorsqu’ils y sont contraints, ils en contestent la légitimité à l’aune d’autres satisfactions lectorales quand ils risquent peu en le faisant (en entretien ou même parfois en cours).

Notes
1045.

B. Bakhtine, Esthétique de la création verbale, cité dans B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 107-108.

1046.

On a évoqué, au chapitre 6, la place de ces sollicitations professorales dans le déroulement des cours de français. L’appropriation de ces sollicitations par les élèves constitue un des éléments propices aux appréhensions pragmatiques des textes lus en contexte scolaire qui sont étudiées au chapitre 8.

1047.

G. Vincent, B. Lahire, D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit., p. 35 ; G. Vincent, L’Ecole primaire française, op. cit., p. 96 et 99 notamment.

1048.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 42. Le boursier qu’évoque R. Hoggart, qui sait quel accent taire selon les contextes (scolaire ou familial) fait montre d’un tel sens de la pertinence : « Une fois au lycée, il apprend vite à utiliser deux accents, peut-être même à se composer deux personnages et à obéir alternativement à deux codes culturels », R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 352.

1049.

B. Lahire, « Eléments pour une théorie des formes socio-historiques d’acteur et d’action », op. cit., p. 85.

1050.

Cf. infra, chapitre 8.

1051.

Pour la caractérisation du rapport à la lecture de ces « passionnés et convertis », cf. C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 466 à 471, p. 466 et 471 pour les citations.

1052.

P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les héritiers, op. cit., p. 87.

1053.

G. Felouzis, « Le ‘‘bon prof’’ », op. cit., p. 365.

1054.

Les lycéens de la « démocratisation scolaire », S. Beaud, 80 % au bac... et après ?, op. cit. ; E. Bautier, J.-Y. Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit. ; F. Dubet, Les Lycéens, op. cit. S. Beaud et M. Pialoux mentionnent le constat que J. Testanière faisait en 1981 à propos des enfants de milieux populaires, « Réussir ses études, c’est le moyen de faire face à l’avenir, grâce à la possession de diplômes : l’intérêt des études n’est pas intellectuel, il est social », S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, op. cit., p. 239.

1055.

D. Thin et M. Millet reprennent cette expression à E. Goffman pour rendre compte des attitudes et comportements scolaires de collégiens rencontrés à l’occasion de leur recherche sur les « ruptures scolaires ». Le chapitre 3 intitulé « des difficultés scolaires aux comportements ‘‘a-scolaires’’ » analyse dans cette perspective différentes attitudes scolaires de leurs enquêtés : « de l’hypoactivité scolaire à l’évitement de l’autorité pédagogique, M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 157-205.

1056.

S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, op. cit., p. 249. Cf. aussi l’évocation des pratiques scolaires des « malgré nous » de la démocratisation scolaire, S. Beaud, 80 % au bac... et après ?, op. cit., p. 26.

1057.

Cf. l’analyse des conditions d’un travail nécessaire d’instauration et du maintien d’une autorité pédagogique, D. Thin, « L’autorité pédagogique en question », op. cit.

1058.

S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, op. cit., p. 245.

1059.

G. Vincent, L’école prisonnière de la forme scolaire ?, op. cit., p. 19 ; J. Hébrard, « L’exercice de français est-il né en 1823 ? », Etudes de linguistique appliquée, oct-déc. 1982, n° 48, p. 12.

1060.

L’illusion de la gratuité de l’apprentissage reste prégnante chez certains enquêtés. Elle est plus souvent associée à des savoirs et savoir-faire littéraires qu’à des connaissances non enseignées à l’école découlant de lectures non littéraires qui elles sont présentées par ce qu’elles apportent aux lecteurs pour la réalisation d’autres activités, etc. Ainsi, qu’il s’agisse des encyclopédies et des ouvrages de para-sciences, de l’actualité du matériel informatique, de bandes dessinées, etc., Sophie et Valérie, Salah et Samuel, Léonardo et Livio expriment ce à quoi leurs servent ces lectures. Si l’opposition des activités scolaires et extra-scolaires ne recouvre pas les mêmes réalités selon les caractéristiques sociales et scolaires des enquêtés (et donc selon les proximités ou distances culturelles et matérielles objectives entre les contextes scolaire et extra-scolaire au sein desquels ils évoluent), elle imprègne leurs propos. En première impression, les enquêtés associent en effet au contexte extra-scolaire des activités qu’ils décrivent comme libres de contraintes à l’inverse de celles effectuées au sein du contexte scolaire. C’est la même dichotomie (entre le scolaire et l’extra-scolaire) que F. de Singly constate dans Les Jeunes et la lecture, p. 64 et p. 193 notamment.

1061.

Cette perception ne peut être appréhendée comme relevant de la seule efficace des textes, ni même des seules caractéristiques des textes et de leur rencontre avec des lecteurs aux profils singuliers. Elle découle sans doute aussi de la manière dont les textes sont présentés et perçus comme textes à étudier et devant faire l’objet d’un accompagnement, cf. supra, chapitre 6.

1062.

G. Mauger et C. F. Poliak décrivent en positif ce qui permet une appréhension pragmatique de la littérature : « La ‘‘facilité’’ requise pour une évasion réussie n’est donc pas seulement celle de la syntaxe et de la sémantique, elle est aussi celle de l’intrigue et des ressorts psychologiques des personnages : les représentations conventionnelles institutionnalisées et intériorisées (les clichés, les stéréotypes) ont l’évidence de ‘‘ce qui va de soi’’, du ‘‘réel’’ tel qu’il est ordinairement perçu. De ce fait, elles sont aussi transparentes, invisibles : ‘‘on y croit’’, ‘‘on est pris dans l’action’’, ‘‘on vit avec’’, ‘‘on s’imagine dedans’’, ‘‘c’est vrai’’, ‘‘c’est réel’’, ‘‘c’est véridique’’, disent les enquêtés. En fait, la complexité de l’intrigue et de la psychologie des personnages, comme celle de la syntaxe et du vocabulaire, doit être adaptée aux compétences du lecteur : trop déroutante, elle décourage le lecteur novice, trop conventionnelle, elle ennuie le lecteur expert. », G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 7.

1063.

J’emprunte cette expression à P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 489et à B. Lahire, La Raison des plus faibles, op. cit., p. 94.

1064.

En 1979, P. Bourdieu écrivait : « l’institution scolaire dans son ensemble, depuis l’organisation strictement individualiste du travail qu’elle impose jusqu’aux schèmes classificatoires qu’elle met en œuvre dans ses opérations de classement et qui privilégient toujours l’original au détriment du commun, en passant par les contenus mêmes qu’elle enseigne et la manière de les enseigner, tend à renforcer l’inclination à l’individualisme ou à l’égotisme que les enfants de la petite ou de la grande bourgeoisie apportent dans le système. », P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 486. L’évolution du système scolaire et des contenus d’enseignement depuis les années 1970 conduisent à nuancer ces propos pour ce qui est de l’enseignement de la littérature : la demande et l’enseignement explicite de savoirs spécialisés pour fonder l’appréhension analytique des œuvres, la légitimation d’une approche rigoureuse passant par l’obéissance à une démarche intellectuelle, elle aussi explicitée, etc., constituent des éléments moins favorables à la valorisation de l’originalité au profit de celle du suivi d’un protocole consensuel en matière de lecture. Néanmoins, l’organisation du travail et de l’évaluation des compétences reste individualiste.

1065.

En organisant l’analyse des façons de lire lycéennes selon les rapports des enquêtés aux façons de lire enseignées (adhésion et rapport désintéressé ; rapport intéressé entre plaisirs et corvées ; contestation), C. Détrez suggère la convergence des prises de position à l’endroit de l’enseignement du français et des habitudes lectorales constituées. C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 462-479.

1066.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 479.