I. Répondre à une demande scolaire

Réalisée en contexte scolaire, la lecture s’apparente à toutes les activités scolaires. Relevant d’« un système [l’école] où l’évaluation est une composante permanente de la pratique » 1067 , elle est caractérisée par le fait d’être évaluée. C’est de la sorte qu’elle est perçue par les élèves interrogés qui soulignent la systématicité, ou au contraire la faible fréquence, des évaluations (ou des vérifications) des lectures selon les options pédagogiques de leurs enseignants. Les élèves répondant le mieux aux exigences scolaires partagent également cette perception de la lecture en contexte scolaire. Ainsi, Séverine, dont les notes obtenues aux devoirs de français manifestent la conformité de ses réponses lectorales aux attentes professorales 1068 , décrit de manière significative l’évaluation qui fait suite à toute intervention d’élèves sur les textes :

‘« [la prof] elle nous interroge de temps en temps, et à la fin, ceux qu’elle a interrogés, pour expliquer le texte, elle leur ramasse leur cahier et elle leur note leur préparation en fait. Donc [petit rire] en fait ceux qu’elle interroge c’est pour les noter après [...] quand elle interroge, si tu veux c’est sur une question précise de l’explication de texte » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

Lorsqu’il objective certaines fonctions des études de textes, Samuel évoque celle de l’évaluation des élèves :

‘« (ça sert à quoi une explication de texte ?)ça sert à mieux comprendre le texte... et... à donner une note [petit rire] » (Samuel ; père : plombier, études non précisées ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer, baccalauréat, arrêt des études après son mariage)’

Des enquêtés n’indiquent les modalités d’évaluation des lectures qu’en réponse à mes questions. D’autres, en revanche, les mentionnent avant même que je le leur demande. C’est notamment le cas lorsque pour eux, la lecture littéraire est essentiellement une lecture scolaire, une lecture qu’ils ne réalisent qu’en contexte scolaire. Ils conçoivent inséparablement les textes qu’ils ont lus ou qu’ils devront lire pour les cours de français et les modalités d’évaluation de leur lecture. Celles-ci constituent, à côté du titre, du nom de l’auteur, etc., une caractérisation des textes lus :

‘« on fait pas trop d’exercices en fait. 'Fin [madame D] nous donne du travail à faire, chaque fois... [...] Le problème, c’est qu’en fait elle nous demande de faire ça et après en cours, c’est elle qui... (qui le fait) qui... qui dit tout quoi ! (ouais) et ça... ça sert pas à grand chose... Et sinon, en cours, qu’est-ce qu’on fait. Ouais... en cours on doit faire des petites recherches sur le texte... ça c’est, ouais... c’est pas mal parce que, ouais, ça nous force un peu à rester et comme... à réfléchir sur le texte... Et ça c’est bien. Et... sinon, on fait des devoirs. En fait on n’a pas de devoirs... en rapport avec les livres(hum !) On a fait que des devoirs qui... Elle nous donne un texte et i faut... et puis sur le texte, on réfléchit. C’est pas sur le bouquin [ie. œuvre intégrale] ! (et là tu te souviens des différents textes ? [pause] Que t’as faits ?) c’était... Y avait sur Les Liaisons dangereuses... Ah si, y avait un texte sur Dom Juan, en début d’année, mais on n’avait pas encore étudié le livre [...] Y avait sur Madame Bovary... Euh... Quoi d’autres ? Y avait un truc sur... Montesquieu... Lettres persanes ! Et voilà, c’étaient des textes... aussi de ce genre-là... et en fait i faut réfléchir. Y a des questions... et après soit y a une argumentation, soit c’est... ben ! Justement, le commentaire composé » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)
« y a Le Rouge et le noir, là elle nous pose des questions en cours, on l’a d’jà fait, et... Après y avait La Peste, on fait la fiche de lecture, après elle nous la note. Et là j’ai ce livre [Britannicus] à lire, après je vais avoir le DS » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)
« Madame Bovary bon on a, on l’étudie en classe [...] on prend passage par passage, on approfondit, et... voilà. Et sur Le... Rouge et le noir ben on a fait... un contrôle en classe » (Stéphane ; père : plombier zingueur, certificat d’études ; mère : secrétaire, école primaire en Italie, école ménagère en France)’

L’importance de l’évaluation au sein de l’institution scolaire ne se répercute pas seulement sur la manière dont les enquêtés caractérisent les différents textes lus (en évoquant les modalités d’évaluation). Elle en a aussi sur la manière dont les élèves conçoivent et réalisent les pratiques scolaires de lecture. La plupart des enquêtés les attribuent à leur obligation de répondre à une demande scolaire. Si celle-ci vient à manquer parce que la demande de lecture n’est pas suivie d’une évaluation ou d’une vérification professorale, certains élèves n’en tiennent pas compte :

‘« (tout à l’heure tu me disais que en fait [madame D] donnait pas beaucoup de devoirs, mais... ! Tu sais, des fois, sur Dom Juan par exemple, elle dit... /) / ah ouais ! [rire] (‘‘Dressez le portrait des trucs... et tout, des personnages...’’ Tu le fais pas en fait ?) euh... si ouais. En fait... je le fais, mais... vite fait quoi ! (ouais !) ouais... enfin, nan, des fois, je... une fois j’y ai pas fait mais ça... c’est rare. Nan, j’aime pas trop... [petit rire] Je sais pas, vu qu’elle vérifie jamais aussi... [petit rire] » (Maxence ; père : magistrat, ENM ; mère : femme au foyer, elle a été attachée d’études dans le privé, études de droit)’

Toutefois, les demandes professorales sont saisies comme injonctions lorsque les réponses des élèves sont vérifiées voire évaluées. Ces injonctions sont d’autant plus pressantes qu’à la scolarité et aux résultats scolaires – et particulièrement en français – sont associés des enjeux sociaux importants 1069 , et que la lecture d’œuvres appartenant au « patrimoine littéraire » n’est pas constituée comme une activité personnelle et ne fait pas l’objet d’un goût. Autrement dit, si pour les élèves interrogés, la lecture d’œuvres littéraires n’a pas toujours de sens « pour elle-même » - ou pas suffisamment pour qu’ils y consacrent une partie de leur temps en dehors des obligations scolaires -, elle fait sens en tant que jalon de l’évaluation scolaire : « il leur faut [faire] des choses qui ne présentent pas [forcément] de sens en elles-mêmes mais qui sont la condition d’une réussite scolaire qui, elle, présente beaucoup de sens » 1070 . Cette perception de la lecture comme activité scolaire se traduit de différentes manières. Les élèves interrogés déclarent lire pour répondre à une demande de lecture. Cela se manifeste par le fait de passer outre la question de savoir s’ils peuvent tirer des satisfactions lectorales ressortissant à une appréhension pragmatique, d’orienter leurs lectures en fonction des questions posées par les enseignants, de s’efforcer de recréer des conditions scolaires de lecture (lorsque cette pratique doit s’effectuer en dehors des murs de l’école). Ces différentes pratiques peuvent être tenues ensemble par les enquêtés, même si elles semblent parfois contradictoires : certains lisent de façon inattentive pour répondre à une obligation, tout en tâchant de recréer un cadre scolaire de lecture en s’installant à son bureau par exemple.

Notes
1067.

P. Perrenoud, La Fabrication de l’excellence scolaire, op. cit., p. 24.

1068.

Aux devoirs réalisés entre septembre et mars – moment de l’entretien –, Séverine a obtenu : 18/20 ; 18/20 ; 17/20 ; 18/20 ; 16/20 ; 18.5/20 ; 20/20 ; 17/20 ; 17/20 ; 18.5/20 ; 17.5/20.

1069.

D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 164 : « le rapport instrumental au savoir, à la scolarité est le seul possible et le seul cohérent pour des familles dont la situation sociale, les conditions d’existence font qu’il y a des enjeux sociaux pratiques à toutes les étapes de la scolarité ». Des enfants de milieux favorisés (dont le capital économique ou le capital culturel – scientifique ou commercial – occupe une plus grande place que le capital culturel littéraire dans la composition du capital global) peuvent aussi entretenir un tel rapport à la scolarité et aux activités scolaires, notamment celles qui se réalisent en cours de français. Les choix pour l’orientation en classe de première constituent des occasions d’objectiver les intérêts à travailler dans les différentes disciplines. Certains enquêtés gèrent leurs efforts scolaires en fonction de ces choix. Ainsi Gaspar (dont aucun des parents n’est bachelier) ou Nadine (dont les deux parents possèdent des diplômes supérieurs au baccalauréat), forts lecteurs et dont au moins un des parents est fort lecteur, déclarent tous deux fournir moins d’effort en français du fait de leur souhait d’orientation en première scientifique.

1070.

E. Bautier, B. Charlot, J.-Y. Rochex, Ecole et savoir, op. cit., p. 149.